René DESCARTES (1596-1650)
Méditations métaphysiques (1641),
méditation II, Garnier p. 423 - 424.
Commençons
par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons
comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et
que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces
notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en
particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré
de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il
retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli ;
sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est
froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin,
toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se
rencontrent en celui-ci.
Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y
restait de sa saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa
figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à
peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun
son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer
qu'elle demeure et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on
connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne
peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens,
puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la
vue, ou l'attouchement ou l'ouie, se trouvent changées, et cependant la même
cire demeure.
Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était
pas ni cette douceur de miel, ni cette agréable odeur de fleurs, ni cette
blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu
auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait
remarquer sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine,
lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-la attentivement, et
éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce
qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible
et de muable. Or, qu'est-ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pas que
j'imagine que cette cire, étant ronde, est capable de devenir carrée, et de
passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela,
puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables
changements et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon
imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne
s'accomplit pas par la faculté d'imaginer.
Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue,
puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus
grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la
chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la
vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensais qu'elle est capable de
recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé.
Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par
l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon
entendement seul qui le conçoive ; je dis ce morceau de cire en particulier,
car pour la cire en général, il est encore plus évident.
Or quelle est cette cire qui ne peut être conçue que par l'entendement ou
l'esprit ? Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine,
et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à
remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit n'est
point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais
été, quoiqu'il semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de
l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était
auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que
mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle et dont
elle est composé