René DESCARTES (1596-1650)
Règles pour la direction de l'esprit.
Les
Mortels sont possédés d'une curiosité si aveugle que souvent ils engagent
leur esprit dans des voies inconnues, sans aucun espoir raisonnable,
uniquement pour courir le risque d'y rencontrer ce qu'ils cherchent. Il en
est d'eux comme d'un homme qui brûlerait d'un désir si stupide de trouver un
trésor qu'il serait sans cesse à errer sur les places publiques pour
chercher si par hasard il n'en trouverait pas quelqu'un de perdu par un
voyageur. C'est ainsi qu'étudient presque tous les Chimistes, la plupart des
Géomètres et un grand nombre de Philosophes. Certes, je ne nie pas qu'ils
n'aient parfois assez de chance dans leurs errements pour trouver quelque
vérité ; néanmoins, je ne leur accorde pas pour cela d'être plus habiles,
mais seulement d'être plus heureux. Or, il vaut beaucoup mieux ne jamais
penser à chercher la vérité d'aucune chose plutôt que de le faire sans
méthode : il est tout à fait certain, en effet, que les études de cette
sorte faites sans ordre et les méditations confuses obscurcissent la lumière
naturelle et aveuglent les esprits. Quiconque s'accoutume à marcher ainsi
dans les ténèbres s'affaiblit tellement l'acuité du regard que dans la suite
il ne peut supporter le grand jour. C'est même un fait d'expérience : nous
voyons le plus souvent ceux qui ne se sont jamais consacrés aux lettres
juger de ce qui se présente à eux avec beaucoup plus de solidité et de
clarté que ceux qui ont toujours fréquenté les écoles. Quant à la méthode,
j'entends par là des règles certaines et faciles dont l'exacte observation
fera que n'importe qui ne prendra jamais rien de faux pour vrai, et que,
sans dépenser inutilement aucun effort d'intelligence, il parviendra, par un
accroissement graduel et continu de science, à la véritable connaissance de
tout ce qu'il sera capable de connaître.