René DESCARTES (1596-1650)
Méditations métaphysiques (1641), sixième méditation.
JE
remarque premièrement la différence qui est entre l'imagination et la pure
intellection, ou conception. Par exemple, lorsque j'imagine un triangle, je
ne le conçois pas seulement comme une figure composée et comprise de trois
lignes, mais outre cela je considère ces trois lignes comme présentes par la
force et l'application intérieure de mon esprit ; et c'est proprement ce que
j'appelle imaginer. Que si je veux penser à un chiliogone, je conçois bien à
la vérité que c'est une figure composée de mille côtés, aussi facilement que
je conçois qu'un triangle est une figure composée de trois côtés seulement,
mais je ne puis pas imaginer les mille côtés d'un chiliogone, comme je fais
les trois d'un triangle, ni pour ainsi dire, les regarder comme présents
avec les yeux de mon esprit.
Et quoique suivant la coutume que j'ai de me servir toujours de mon
imagination, lorsque je pense aux choses corporelles, il arrive qu'en
concevant un chiliogone, je me représente confusément quelque figure,
toutefois il est très évident que cette figure n'est point un chiliogone,
puisqu'elle ne diffère nullement de celle que je me représenterais, si je
pensais à un myriagone, ou à quelque autre figure de beaucoup de côtés ; et
qu'elle ne sert en aucune façon à découvrir les propriétés qui font la
différence du chiliogone d'avec les autres polygones.
Que s'il est question de considérer un pentagone, il est bien vrai que je
puis concevoir sa figure, aussi bien que celle d'un chiliogone, sans le
secours de l'imagination ; mais je la puis aussi imaginer en appliquant
l'attention de mon esprit à chacun de ses cinq côtés, et tout ensemble à
l'aire, ou à l'espace qu'ils renferment. Ainsi je connais clairement que
j'ai besoin d'une particulière contention d'esprit pour imaginer, de
laquelle je ne me sers point pour concevoir ; et cette particulière
contention d'esprit montre évidemment la différence qui est entre
l'imagination et l'intellection ou conception pure.