μεταφυσικά
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Enseigner ... transmettre

Il y a encore plus d'intelligence à instruire les autres qu'à être instruit
Montaigne, Essais II,XII

On l'a suggéré plus haut, il n'est assurément pas de préoccupation plus grande dans la tradition juive que celle de la transmission. Ce ne saurait être un hasard. Que dans un espace et une période où les juifs se surent fragiles, minoritaires et le plus souvent sous domination, transmettre à sa descendance ce qui constitue son identité, sa spécificité, relevait évidemment de la plus impérieuse nécessité mais en cela ne différait pas des autres cultures soumises à la même nécessité. C'est bien, après tout, aussi la même exigence à quoi sacrifièrent bientôt les premières communautés chrétiennes qui ne purent continuer à se replier sur elles-mêmes ni écarter les femmes sans disparaître bientôt, esquissant ainsi, dès les origines le choix crucial de vivre selon la règle ou ... dans le siècle. Mais il est une autre raison, plus fondamentale, propre à l'aire de ce créationnisme-ci, tenant à la spécificité d'un dieu qui révèle et se révèle, un dieu qui fait de la Parole le vecteur essentiel du lien entretenu avec sa création. Cette parole doit évidemment être proclamée, entendue ; transmise. Relayée.

Un acte proprement métaphysique

Mais encore faut-il tenter de comprendre ce que l'on transmet et à qui. S'il est assez évident qu'éduquer revient à poser ce qui dans la cité est considéré comme un comportement correct et une pensée commune, que donc une cité révèle par l'éducation qu'elle donne et le système d'éducation qu'elle met en place ce qu'être ensemble signifie pour elle, elle finit toujours par révéler plus que les canons de sa propre reproduction.

C'est ce plus qui nous engage tant ses dimensions sociales, idéologiques, économiques relèvent d'une autre interrogation. C'est qu'il faut bien rappeler que ce que l'on transmet c'est bien ce dont le récipiendaire est au départ démuni. Ce qu'il n'a pas et ne peut acquérir seul ou alors si difficilement, si lentement.

C'est assurément de cela dont il faut partir : l'homme est, pour reprendre l'expression de M Yourcenar, un ver nu.

Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d'actes résolument métaphysiques auxquels l'homme puisse se consacrer - je veux dire d'actes qui engagent l'être au plus profond - notamment l'humanité de l'être. Travailler la terre, usiner un instrument, dresser le bilan d'une entreprise ou bien encore embobeliner quelque chaland en lui vendant l'ustensile dont il n'a précisément pas besoin sont autant d'actes techniques qui certes garantissent dans nos sociétés moyens de survie ou aisance mais n'engagent pas plus que le talent, la fougue ou la compétence froide que nous voulons, pouvons ou concédons d'y mettre. Je ne crois pas en omettre beaucoup si je cite parmi ces actes le dialogue, parce qu'il est appel et reconnaissance de l'autre ; le silence ; la transmission. A quoi il faut bien entendu rajouter la création artistique.

Sans doute ces actes ont-ils en commun de n'être pas moyen en vue d'une fin extérieure mais il faut voir au-delà car s'y joue une interaction forte entre le promoteur de l'acte et son résultat : s'il est évident qu'Aristote est l'auteur plein et responsable de ses oeuvres, ne l'est-il pas tout autant que ses oeuvres firent Aristote ? Et je devine assez combien l'enseignant est au moins autant formé par ses étudiants que ces derniers par lui.

Il n'est pas donné si souvent à l'homme de jouxter de si près l'être - aussi bizarrement que ceci puisse sembler de l'écrire ainsi puisque il est, cependant. C'est que l'ordinaire de l'homme, après tout, est fait le plus souvent de ces gestes automatiques, convenus, de ces petites passions ou de ces contraintes à quoi le voue le fait de vivre ensemble, qu'il ne maîtrise ni plus vraiment - tant ils lui semblent demeurer l'horizon indépassable - qu'il ne les désire et dont il cloue la nécessité au coin de cette évidence qui nous font vivre bien plus qu'exister. Ici et là, néanmoins, quelques rares exceptions, offertes en réalité à tous et non pas comme on pourrait le croire, réservées à ces quelques uns plus doués ou plus chanceux que l'on reconnaît bien vite comme des maîtres ...

AristoteQuand je conçois un ustensile, fabrique un objet, bien entendu tel l'architecte je dispose une essence qui donnera lieu à un phénomène existant par la suite - une existence qui sera donc bien précédée d'une essence ; d'une forme. Mais pour autant cet existant qui n'est et ne peut être au mieux que conforme à l'idée que je m'en fis, qui en dépend donc, ne pourra progressivement que s'altérer, s'éroder, s'abîmer ... puis disparaître. Je n'y crée rien et me contente de transformer. Le mot dit assez bien la chose : je fais passer la matière d'une forme à une autre et cette forme est précisément celle, conçue par mes soins : un plan, une idée. Le modèle pour artisanal y prévaut - celui de la théorie des quatre causes d'Aristote : la matière dont est fait l'objet - cette matière que l'on aurait légitimement pu croire sombre et dense - est en réalité comme une boite blanche, virtuelle. Ce qui la fera passer du virtuel à l'acte, c'est précisément mon geste. La technique n'a pas d'autre sens que cette virtuosité qui me permet d'imposer à la matière la forme que je désire lui voir prendre. Mais cette table que je viens de construire eût, de bois élaborée, pu tout aussi bien devenir maison, chaise, allumettes ou même encore bûches pour feu de cheminée- selon l'intention qui fût mienne. Ce cercle vertueux auquel on nous invite désormais pour des raisons environnementales évidentes sous le doux nom de recyclage, ce cercle que l'on imaginait perpétuel tant il recelait d'invraisemblables opportunités mais qui est très loin de l'être tant il y a de perte d'énergie à chacune de ces transformations, ce cercle enfin qu'avaient pratiqué toutes les sociétés traditionnelles sans doute par nécessité plus que par vertu mais que sottement les Trente Glorieuses négligèrent par présomption et aveuglement, ce cercle, non, ne se referme jamais vraiment et ressemble plus à une spirale se rétrécissant à mesure de ses rotations qu'au cercle parfait de nos idéalités. L'homme, finalement, a bien plus souvent affaire à la mort qu'à l'être et il ne faut pas être surpris si ses outils auront plus souvent été des armes et qu'il y eut plus souvent à fourbir de la violence que de l'amour. Au contraire, ce tableau peint par Raphaël ne se résumera jamais au regard ni à l'intention du peintre, encore moins aux couleurs et formes finement agencées sur la toile à quoi il fait résolument ajouter la sensibilité, l'émotion, l'intérêt ou même les rêves de qui le contemple, qui ensemble lui donnent vie et empêchent à jamais de s'y réduire. L'oeuvre n'est jamais fabrication même si la technique n'en est pas absente qui en conditionne préalablement la réussite, parce qu'il y aura toujours plus en elle que dans l'intention de l'auteur ou le regard du récipiendaire. De même dans la relation humaine, amicale ou amoureuse, où en une boucle infinie de rétroaction, chacun réinvente l'autre et où s'entremêlent en une savante mais toujours si fragile intrication, l'autre, le regard qu'on porte sur lui, le désir qu'on en forme et la réciproque, où objectivité et subjectivité s'adossent l'une à l'autre pour échafauder ce mixte invraisemblable où quête, conquête et requête finissent par s'équivaloir. Je crois bien qu'il en va de même de la transmission qui ne saurait se réduire à la seule profession d'un savoir ce pourquoi nul artefact - polycopié, MOOC ou autre dispositif à distance - n'y pourvoira jamais totalement : transmettre ne consiste jamais à verser un contenu en un vase vide. L'étudiant, d'un côté est libre - notamment d'inventer la place, la valeur et l'usage qu'il fera de la connaissance acquise voire même de la récuser - de l'autre, la connaissance ne saurait jamais être un produit fini, mais un entrelacs au contraire de réponses autant que de questions qui ne saurait laisser ni l'enseignant ni l'étudiant indemnes. Nous y reviendrons.

Mais il y a plus encore !

Dans nos échanges, si ne sont pas rares les situations où chacun trouve son compte, si tel est même la norme d'un contrat réussi ou d'un troc légitime que chacun y gagne l'équivalent de ce qu'il aura proposé, en revanche plus précieuses sont ces configurations où ce qui se donne - ou s'échange - ne se perde pas en même temps : c'est bien le cas de la connaissance qui, quoique transmise à l'autre, n'est pas perdue pour autant par le transmetteur - bien au contraire - c'est le cas évident de l'amour ou de l'amitié qui s'enrichissent plutôt de s'exprimer qu'ils ne s'y appauvrissent et où les actes de donner et recevoir finissent à tel point de se ressembler qu'il faudrait bien dans de tels cas inventer un terme inédit pour les caractériser. C'est le cas enfin du silence, si nous ne nous y trompons point, où se retenir et garder pour soi une parole jugée trop bavarde ou imparfaite ressemble bien plus à un offertoire qu'à une sécheresse d'âme.

S'il est un acte qui ressemble à s'y méprendre à la création ex nihilo, si difficile à comprendre par ailleurs, c'est bien à ce titre l'enfantement lui-même qui demeure à lui seul la meilleure allégorie de ces actes que je juge métaphysiques : c'est bien de vie dont il s'agit ici, de cette étonnante configuration où la combinatoire, toujours un peu miraculeuse, étonnante assurément et furieusement mystérieuse en même temps, d'éléments matériels et inertes permet l'avènement d'un être bientôt autonome, potentiellement libre. Acte généreux s'il en est, même s'il n'est pas dénué des troubles tensions du désir, où ce qui s'offre n'attend nul retour, où ce qui se transmet se nourrit de l'échange - comme dans l'acte d'enseigner, donc - où la transmission est invite à l'échappée - ce qu'étymologiquement avoue le terme éducation - un acte enfin qui fait au moins autant la parentèle qu'il ne fait l'enfant.

Derechef, il faut bien repartir de cela : de cette nudité de l'homme qui lui permet de prendre toutes les valeurs ; de ce que Serres nomme la dédifférenciation qui lui permet d'inventer et de devenir.

L'homme : ce ver nu

Très caractéristique, dans cet opuscule - Petite Poucette - où M Serres évoque la nécessité de changer nos modes de transmission en raison des profondes mutations culturelles qui marquent la modernité et, en conséquence, les apprenants, que ne soit pratiquement pas évoqué l'enseignant lui-même. Or, s'ils ont la caractéristique commune évidente d'être des hommes, il en est une autre tout aussi importante : non seulement l'enseignant a été au paravent un apprenant, mais surtout, s'il veut pouvoir maintenir la qualité de son enseignement, il ne cesse jamais de l'être. Le savoir - a fortiori la connaissance - ne sauraient être une boîte fermée que l'on ouvrirait à l'envi pour en extraire tel ou tel élément non plus qu'être un produit fini(111) : ce qui se transmet est au moins autant fait de ce qui fut appris sur le banc des écoles que de ce qu'on nomme expérience, de ce que, surtout en ces temps de rapides avancées scientifiques et techniques, de ce qui s'est découvert et mis en place depuis. A moins d'être un vulgaire répétiteur inutile, ou un dispositif d'enseignement à distance, il ne saurait se contenter de ce qu'il sait, ou croit savoir, ni l'utiliser comme un viatique suffisant.

Si l'on veut comprendre ce que l'acte de transmettre a de profondément métaphysique et éclairer ainsi la boucle de rétroaction être <-> pensée il faut bien scruter, à l'oeuvre, l'acte de transmission et, notamment, ne jamais oublier qu'il met ainsi face à face, non tant le maître et son disciple, mais plutôt deux apprenants - je tiens au reste pour n'être pas du tout anodin que dans la langue française le verbe apprendre puisse désigner à la fois l'acte d'enseigner et le fait de recevoir un contenu de connaissance.

Qui sont-ils ces deux-là ?

Aristote, on le sait, fut précepteur d'Alexandre ; lui, comme Platon avant lui, prirent soin de fonder école comme si le livre n'était pas suffisant, ou le support seulement, d'un partage qui demeurait au coeur de la philosophie. Au coeur même de la définition de la philosophie, au point le plus ancien de ses origines : la transmission.

Remarquons néanmoins que la transmission d'un savoir suppose que l'un le possède et l'autre non : nous venons de remarquer que c'est au moins en partie faux pour le premier qui ne possède au mieux qu'une partie de la connaissance en train de se construire ; c'est faux également pour le disciple : s'il est bien une donnée irrécusable que l'on puisse tirer du mythe de la caverne, c'est bien le fait que l'apprenant n'est pas un vase vide mais au contraire un noeud de connaissances, de préjugés, d'illusions ... La connaissance ne va jamais de l'ignorance vers le savoir mais toujours d'un savoir que l'on découvre faux ou incomplet à un nouvel état de connaissance. Apprendre, d'abord, c'est rectifier ; corriger ! Assurément, le point commun entre la démarche scientifique elle-même et l'apprentissage. Apprendre c'est substituer.

Il n'en reste pas moins, qu'à rebours des autres vivants, à rebours également de toute l'histoire du vivant qui va toujours dans le sens d'une spécialisation et d'une adaptation à un milieu extérieur, l'homme, seul de son genre, pour des raisons qu'il est difficile de saisir à moins de l'interpréter comme l'effet d'une grâce divine, va, lui, plutôt dans le sens d'une généralisation qui fait de lui plutôt un objet blanc qu'une boîte noire. Nul bagage instinctif, nulle prédisposition naturelle : il semblerait bien que le propre de l'homme soit précisément de n'en pas avoir. Être virtuel à sa manière, feuille blanche mais inscriptible, l'homme n'aurait pas d'autre nature que d'être réceptif à toute transmission : avant que d'être un être-pour-la-mort, l'homme est un être-pour-la-transmission.

Cette idée sinon de virginité initiale, en tout cas de nudité initiale, on la retrouvera autant, chez les Grecs avec le mythe de Prométhée, dans ses diverses narrations, que dans le texte de la Genèse. Un accident, une sottise, ou une offense aux dieux, font que l'homme plutôt que d'être nanti, à l'instar de tous les autres vivants de qualités et d'un programme instinctif qui assurerait sa viabilité, n'aurait rien reçu en partage ... Sinon la pensée et la liberté. Le récit est suffisamment connu pour n'avoir pas besoin d'être rappelé ici et la traditionnelle et sotte opposition entre nature et culture en dérive ; la vraie question est de comprendre ici l'enchaînement entre conscience de soi ->pensée->liberté et de saisir comment il préside à une boucle de rétroaction.

Avons-nous pour autant quitté la nature ? sûrement non ! avons-nous cessé de suivre le cours de son évolution qui tend vers toujours plus de spécialisation et d'adaptation ? sûrement oui. Trois données qu'il ne faut assurément pas oublier marquent l'humain :

- son corps a peu changé et il demeure finalement assez proche de l'humanoïde dont il descend. Tout a l'air de se passer comme si le rythme de l'évolution s'était sinon arrêté en tout cas considérablement ralenti. A mesure qu'il se targue de sa différence voire de sa supériorité par rapport aux autres vivants, à mesure aussi de la maîtrise qu'il s'en acquit et de l'instrumentalisation systématique qu'il en pratiqua, il demeure, lui, l'exception, étrangement semblable à ce qu'il fut toujours : éternellement jeune, invraisemblablement archaïque, sa part d'animalité à quoi se heurte sa superbe et s'épuise son effort joue comme un démenti systématique criant à la fois sa nudité et sa pauvreté.

- au regard du temps long de l'évolution, l'histoire humaine est étonnamment courte. Nous avons beau rejeter dans ce grand trou noir de la préhistoire tout ce qui sans avoir laissé de traces, nous aura précédé, il faut pourtant concéder que cette belle et grande histoire qui commence avec le néolithique et qui nous devient à peu près claire depuis l'invention de l'écriture ne représente pourtant que quelques scories au regard de celle du cosmos. Cette culture dont nous nous enorgueillissons se révèle une bien fine pellicule jetée à la hâte sur une animalité brute et souvent brutale ; l'est plus encore si l'on se souvient que rien de ce qui relève de l'acquis ne pénètre jamais nos gènes(112).

- au regard de ce corps relativement homogène et plutôt invariant, la diversité des cultures semble comme la réponse du berger à la bergère un peu comme si la diversification avait trouvé ici un terrain où s'exprimer qu'elle n'eût pas trouvé là. L'anthropologue a vocation à traquer les différences et s'en délecter quand le philosophe demeure plutôt enclin à souligner ce qui derrière elles se jouerait d'universalité et il reste vrai qu'entre la peur de la différence et l'attrait qu'elle exerce parfois se dessinent toutes les variantes de sociétés ouvertes ou fermées dont Rome et Athènes formeront pour longtemps dans notre imaginaire occidental les paradigmes parfaits et complémentaires. Le plus étrange réside ici : la logique du vivant pousse à une différenciation toujours plus poussée qui semble se dépasser du côté de la culture quand elle n'a plus lieu du côté du corps ce qui laisse à penser que l'une n'est jamais que la face cachée de l'autre.

Le récit de la Genèse ne dit pas autre chose que cette nudité originaire qui fait se distinguer l'homme d'entre toutes les créatures vivantes - que ce soit par hasard ou par la grâce du divin qu'importe ici au fond puisque ceci implique l'identique tendance, universelle, oui, à compenser par ses oeuvres, ses outils et ses parures ce que cette nudité pouvait avoir de périlleux. Ceci importe : l'histoire proprement dite, ce que nous appelons histoire et qui n'est après tout que notre histoire, ne peut commencer qu'avec ce déplacement de la différenciation du corps vers les objets protégeant le corps. Ce glissement est de nécessité : il engage la survie ; ce glissement est de parure qui dit le recouvrement de ce corps nu inadapté mais indique donc en même temps qu'il ne s'y agit pas exclusivement de nature mais de cette jonction si étroite - Serres évoque à cette occasion le ruban de Möbius - qui fait de l'homme un être hybride. Ce glissement est de construction, d'échafaudage et donc de savoir-faire. L'histoire commence très exactement au point de redoublement de ce glissement quand l'homme transmet à son petit ce savoir-faire si utile. La jeune parturiente sait-elle qu'elle répète ainsi le lointain écho de cette histoire quand, pour la première fois, elle revêt son nourrisson ? Elle commence radicalement son histoire ; elle la répète certes et à ce titre prend sa place dans la longue chaîne de l'histoire mais pour le nouveau-né, le récit commence ici ; à ce moment précis qui l'arrache à l'animalité. Il y a de l'historienne chez la jeune mère : le sait-elle seulement ? Elle poursuit à sa manière, par ces gestes simples et qu'elle croit naïvement naturels ou instinctifs, un récit qui a commencé il y a longtemps et qu'elle raconte inlassablement jusqu'à ce que le petit l'eût à ce point intégré, qu'il ne fût plus nécessaire de le répéter.

Il y a de l'historien dans l'éducateur assurément car c'est le même geste.

Je veux retenir ce moment, non tant parce qu'il serait de fondation et émouvant pour cette raison, non tellement parce qu'il serait miraculeux et mystérieux pour cette même raison mais parce qu'il est celui d'un redoublement qui croise l'humanité de l'homme et la dimension métaphysique de la transmission. Je le vois, le devine, je l'entends ce moment tel que narré par les récits fondateurs qui d'une certaine manière, disent tous la même chose. Qui se répètent et se doublent, entre eux, mais en eux-mêmes mélangeant souvent des sources différentes.

Nous le savons bien évidemment : il n'est pas de commencement radical qui soit pensable et que ce soit d'un point de vue logique puisque toute pensée est axiomatique, ou théorétique puisque la raison s'y heurte à d'insolubles antinomies, que ce soit encore d'un point de vue physique en butant sur le mur de Planck ou enfin métaphysique puisque la grande leçon de Parménide demeure indépassable. Sauf que ...

A bien lire, le récit qui narre ce début radical est déjà un redoublement. C'est bien ici une re-présentation, un doublet sinon un doublon. J'aime que ιστορια dont nous avons tiré notre histoire soit une information que l'on requiert, une recherche que l'on mène, une enquête que l'on poursuit et, par suite, la relation verbale ou écrite que l'on en offre ; que ιστωρ désigne celui qui sait, qui connaît, notamment la loi, et par suite désigne le juge.

Rusé, habile, l'homme, dit la légende ? Voire ! il est d'abord malhabile ou en tout cas constamment sur cette ligne qui fait se jouxter indigence et ruse, tel cet Eros que Platon voit comme fils de Poros et de Penia. Mais sa ruse demeure de bien petite envergure qui se réduit à seulement dédoubler son dénuement comme si être deux fois nu suffisait à vous revêtir ou que la répétition du rien suffît à faire quelque chose. Un humoriste célèbre s'amusait autrefois de cette jolie configuration de la langue qui permettait qu'en le multipliant on pût faire de rien, quelque chose mais il en va de bien autre chose que d'une bizarrerie de la parole populaire tant il retourne ici de ce qu'il y a de plus métaphysique dans le geste initial. Oui, c'est vrai, l'homme, pour protéger sa peau glabre des frimas de l'hiver se piquera un jour de la redoubler en usant de la peau d'une bête ; bien sûr, comme pour compenser la fragilité d'une main, agile sans doute, preste assurément, mais fragile néanmoins et de si peu de forces, affûtera la pierre ou cet bâton de bois pour s'en faire une arme et trouvera ainsi le biais qui signe l'essence de la technique par quoi le faible subitement se fait puissant tout en ménageant avec telle méticuleuse parcimonie sa dépense d'énergie qu'il en inventera même le stock mais comment oublier qu'en prolongeant ainsi sa main, en externalisant ainsi ses maigres et débiles puissances, il ne parvient en réalité qu'à vider plus encore les maigres capacités de ce corps devenu presque inutile ? que ce geste même, que l'on dit si miraculeux - comme on parla autrefois du miracle grec - n'est jamais qu'une répétition vulgaire, une imitation sotte ; un plagiat éhonté ?

R Girard avait en son temps rappelé qu'à l'origine de tous nos apprentissages, de tous nos comportements, de tous nos désirs, il y avait l'imitation quitte à ce que celle-ci fût en même temps source de tous nos conflits. Nous y voici : il n'y a pas de différence essentielle entre le petit enfant qui, ivre du désir d'être aimé des siens, ne finit par se socialiser en reproduisant le comportement, gestes et sourires, de ses géniteurs et cet homme qui recouvre sa peau fragile de celle de la bête qu'il vient de tuer. Ce geste donne assurément lieu à toutes les ruses ultérieures que l'on puisse imaginer, il n'en demeure pas moins qu'il est d'abord celui, archaïque, d'un prédateur qui imite sa proie pour la mieux circonvenir.

Mais ce geste est de pensée encore : que serait, après tout, une réalité faite uniquement d'éléments irréductibles entre eux et qui n'eussent aucun point commun ? un ensemble constitué d'individus uniques dont il serait impossible d'extraire quelque point commun sinon ce que nous nommons - par la négative tant il s'agit ici de l'exemplaire absolu de l'irrationnel - le désordre ? Penser revient toujours à abstraire c'est à dire à extraire de la multiplicité confuse une généralité qui se répéterait d'individu en individu. Concevoir n'est autre que de procéder d'identité en identité, du même au même ... bref à dédoubler. Derechef. Aussi étonnant que ceci puisse paraître, la pensée dont pourtant nous faisons fièrement notre propre, puisse ses fondements dans ce qu'il y a de plus archaïque. Faute d'être totalement adapté à ce réel qui nous gêne et nous étreint, nous le dupliquons ; faisons le détour par la représentation. Le chemin le plus court de moi à l'objet ne sera ainsi plus jamais le geste de la main qui pince et saisit mais celui d'une pensée qui pour saisir s'efforce de reconnaître dans cet objet l'occurrence particulière d'une généralité qui lui serait préalablement connue.

G Bataille n'a pas tort de dire que l'homme est un animal qui dit non mais encore faudrait-il préciser ce qui l'y pousse, qui relève assurément moins de la ferme volonté d'une conscience affirmée que, sinon de la peur, en tout cas du dénuement. Sans doute est-ce Rousseau qui en la matière vit le plus juste : l'homme est une anomalie dans le registre de l'être, c'est le dénuement qui le poussa hors de lui : il y a de l'extase dans l'humanité de l'homme. L'homme est l'être de la sortie, de la fuite. Il se sauve : dans les deux sens du terme. Son salut est toujours dans la fuite - dans le déplacement. Trop faible pour être immédiatement ajusté à l'environnement où il se meut, contraint par ce dénuement au nomadisme - ce dont tous les textes attestent de l'expulsion hors de l'Eden, à la fuite d'Egypte, l'homme n'a de cesse de se chercher une terre - celle-là même qui fait l'objet d'une promesse. Sans terre, sans assise, sans définition donc. Sans cesse il tentera d'essayer ailleurs ce qui ne marche pas ici.

Le triple exil de l'homme

Je crois bien que s'il est, sinon une définition en tout cas une caractéristique de l'humanité de l'homme, elle tient à cet exil. Que par le truchement de la ruse, de la technique, du travail et de l'intelligence eût pu ce produire cet étonnant retournement qui de faiblesse fit la puissance, qui de la menace de mort fit l'hégémonie est incontestable mais au départ - si tant est que ce terme ait un sens - il y a la fuite d'un être trop débile pour survivre. G Bataille ne révèle peut-être qu'une toute petite partie de l'humain en n'y lisant que la négation, elle-même déjà travaillée par l'exil

Un exil que l'on peut suivre trois fois :

- hors du corps d'abord : s'il est une constance du judéo-christianisme, on le sait, elle tient évidemment dans la quasi-mécanique dégradation d'un corps sitôt perçu comme une entrave, un danger, au moins comme un poids sitôt que mis en face d'une âme où se jouerait l'essentiel de l'identité humaine. Nietzsche, sagace philologue, ne s'y était pas trompé en y voyant, certes, une morale de faible, mais le lointain écho des rites dionysiaques. Le christianisme doubla cet exil de culpabilité et ne négligea point à l'occasion d'y greffer quelque dolorisme mais c'était assez révéler ce que la sortie du corps comprenait de sacrifice. M Serres le lie au diasparagmos : ce corps qui ne change pas - ou si peu - ce corps tellement dénué de toute qualité, éclate, est dépecé dont les pièces vont se retrouver dans ces pièces éparses de culture que sont nos techniques, nos outils mais nos rites aussi. Le corps est nié, mais il avait tellement peu de valeur, de consistance. Regardons bien : l'histoire démarre toujours exactement à l'instant de son dépècement. Rome débute résolument son histoire, certes une première fois avec la mise à mort du double gémellaire mais surtout avec l'apothéose de Romulus, brusquement disparu mais vraisemblablement dépecé par les sénateurs ivres de pouvoir qui se passent de main en main, sous les toges, le corps dépecé du roi ... et le peuple se met à fuir, et se passe le nom de tête en tête et alors la masse informe se fait cité. Rome entre dans l'histoire et peut commencer son incroyable périple. Les femmes, folles ou enivrées, se mettent à dépecer le corps de leur fils, dévorent leur propre origine. Il en va jusqu'à Moïse qui tend son glaive furieux de vengeance et qui, passant de main en main, dépècent le corps de ceux qui sacrifièrent odieusement au veau d'or. Le cri du bouc (tragos) retentit et, oui, l'histoire débute. La différenciation, la spécialisation mais l'individuation aussi changent de terrain : ce que le corps nu ne pouvait offrir s'éclate en nos cultures si différentes - mais dirait le structuraliste, si semblables nonobstant - qui racontent ensemble l'histoire d'une fuite en avant rendue nécessaire.
Hors du corps de l'enfance aussi ce que dit éducation : qui est bien une conduite tout entière tendue vers la négation de ce corps chétif et dépendant que l'on ne cessera de vouloir aguerrir tout en le doublant systématiquement d'abstractions et de vertus. Tu n'es pas ce corps, non plus que seulement ce corps semble dire le pédagogue. Celui là montre la direction à la fois objurgations et ordre. A ce donné, brut mais chétif, l'instructeur substitue la volonté d'un projet qui résume à lui seul tout notre propos : lui, ne regarde jamais en arrière tout entier tendu vers la réalisation d'un but assigné d'avance.

- exfiltration vers les objets ensuite. On devrait mieux entendre les mots : réalisation dit tellement crûment la réification. Il est traducteur, transporteur : il porte, au dehors, dans le monde des choses; il poursuit l'expulsion initiale. De là naîtront morale et religion mais aussi les techniques, le travail - tout ce qu'ensemble on nomme culture. A-t-on jamais songé qu'ainsi, non seulement l'homme se mettait en position de prendre pouvoir sur les choses mais qu'il propulsait sur lui son indifférence blanche ? Lui, nu et chétif, voici qu'il devient capable d'imposer au monde cette même froide blancheur des nombre. Ses outils d'abord ne seront que le prolongement de sa main trop débile pour produire quelque effet mais bientôt l'outil se fait machine, automate, instrument universel. Et, telle la main un outil universel, un joker incroyable capable de tout faire, tout seul - autonome. Le monde lui-même devient alors ce grand espace blanc, ce stock indifférencié d'énergie où puiser. De l'outil il fera une arme ou de l'arme un outil. La chose, blanche, se fait incroyablement virtuelle de ne valoir que par l'intention qui la meut. Où il n'y avait que processus, causalités intriquées, adaptations stochastiques et boucles de rétro-action, subitement il y a intention, projet, finalité. Aristote l'avait deviné qui nicha dans sa théorie de la causalité cette cause finale si étrange à nos oreilles de scientifiques. Omniprésent dans le monde, l'homme pourtant le désenchante de ne le plus considérer que comme le truchement de sa volonté ou de ses désirs. Il faudra longtemps pour que sylphes et fées désertent le monde mais bientôt n'y restera plus que l'homme qui s'empressera de déclarer que son royaume n'en est pas.

- exil vers l'esprit enfin : seules ses oeuvres porteront des fruits et ceux notamment de la différence. Seules, désormais elles importeront. Quand même l'éducation grecque s'efforcât, comme la romaine, d'équilibrer exercices du corps et de l'esprit, on voit bien que, progressivement, celui-ci n'importera que pour être support de celui-là. Exil vers une transcendance pour certains, vers l'abstraction pour d'autres mais au fond cela revient au même. L'ironie voudra que ce soit en exportant son corps nu indifférencié que l'homme produira l'espace blanc de la chose et du concept.

Ce qui est certain c'est la rapidité qui accompagne cette sortie. A chaque fois le même processus : de la différence arasée à la mise à disposition de l'espace, cette fois produit, inventé : le paysan le dit qui travaille la terre en sorte qu'elle produise, indifféremment, ce qui répond aux désirs ou besoins de l'homme mais ce travail qui traque la mauvaise herbe ou la rocaille et ne laisse même pas intacte que cette terre prête à l'emploi est en même temps de destruction et de création. En quittant les rives paresseuses d'une histoire presque immobile l'homme bouscule, précipite, invente, parfois par hasard .

Mais, y songe-t-on assez, tout ceci se fait sous l'aune de la liberté : le prix, le poids ou la récompense de cette indifférence humaine c'est bien la croisée ou la crise : l'animal est spontanément et immédiatement tout ce qu'il peut être ; l'homme, jamais. Sans vraiment de définition, sans essence qu'il eût à accomplir, il réalise, à l'aveugle, un projet qu'il ne saurait même préciser.

L'homme avec ses pouvoirs qui, de quelque manière qu'on les évalue, constituent une anomalie dans l'ensemble des choses, avec son don redoutable d'aller plus avant dans le bien et dans le mal que le reste des espèces vivantes connues de nous, avec son horrible et sublime faculté de choix. *

La nécessité de la transmission tient tout entière dans la nudité ; mais c'est la liberté qui lui donne son sens métaphysique ultime : on peut comprendre parfois les quolibets qui ne voient en elle que vaines et absconses arguties autour de concepts creux. Je comprends, en l'écrivant, la nécessaire pauvreté du concept d'être qui pour s'étendre à tout ne comprend finalement que lui-même. C'est qu'être ceci ou cela, celui-ci ou celui-là revient déjà à s'amputer, à n'être qu'une infime parcelle éperdue et peureuse. Qui veut être, être le tout de l'être, doit rester blanc, virtuel - libre !

On se demandait qui était ces deux partenaires de la transmission : des exilés ! Rien ou pas grand chose et sans doute n'est-ce pas pour rien qu'à Athènes on confia plus souvent l'éducation à un esclave. Le seul ascendant de l'éducateur sur l'apprenant réside dans le dédoublement : il fut, lui aussi, ce rien à qui il faut donner à imiter les gestes de l'exil.

De l'éducateur

Trois termes le désignent : l'enseignant ; le professeur mais on disait aussi autrefois - corps qui disparut dans les réformes - l'instituteur :

- l'enseignant c'est celui qui donne des signes - qui désigne. Il donne à savoir, certes, transmet de la connaissance, assurément, mais, d'abord, pour que ceci soit possible, il lui faut bien donner un nom aux choses : apprendre l'exil des objets blancs, indifférenciés. Indissociable du temps des fondation, cette désignation prend souvent dans les textes la forme d'un cortège des êtres, défilant devant celui qui va les nommer, comme pour mieux leur donner consistance. C'est le même défilé auquel on assiste dans le Protagoras de Platon, Epiméthée se chargeant, à la place de Prométhée, de distribuer qualités, moyens de survie à chacun des êtres composant le monde de Zeus. Sauf à considérer que dans la Genèse, c'est Adam lui même qui est chargé de cette tâche ce qui fait de lui une créature inédite, différente de toutes les autres, conçues pour les dominer. (Gn,1,28). Les dieux ne nomment pas mais en font délégation : est-ce parce que nommer lui-même eût entraîné la totale maîtrise sur l'homme et interdit en conséquence qu'il fût libre ? est-ce parce que le définir lui eût au contraire donné à ce point une essence qu'il en fût irrémédiablement limité et eût dessiné à jamais son parcours possible ? Yourcenar le rappelle : la terre a refusé une poignée de sa boue pour le constituer et les animaux tremblèrent devant sa face - oui, anomalie d'entre toutes, l'homme n'a d'autre nom que celui qu'il se donne à lui-même et les ultimes traces d'humus qui collent encore à sa peau ne seront bientôt qu'un lointain souvenir.
Alors, oui, quand il s'agit du jeune enfant, en tout cas l'éducateur se fait donateur de signes : il montre, désigne et impose. Il dirige celui qui n'a pas encore pouvoir d'exercer sa liberté autrement que sur le mode capricieux du nom ; il se fait instituteur c'est-à-dire qu'il met en place, fonde : il est l'homme du socle, de la fondation. Ce que parfois l'on nomme sottement aujourd'hui culture générale et qui n'est pourtant que l'apprentissage de l'exil et ne constitue que les prolégomènes du devenir-homme. Celui dont on ne peut se passer, que l'on enterrera demain ou contre lequel on s'insurgera peut-être mais qui fait l'objet même de la liberté sans quoi elle ne saurait s'exercer. Contraignant, directeur et donc désignant la ligne à suivre, l'instituteur dit le droit, le juste, le nécessaire. Il marque l'enfant comme on marquait le bétail : si l'éducation est une sortie, elle est d'abord une entrée ... dans la cité. Le grec dira διδάσχειν d'où nous avons tiré didactique et il s'y agit bien d'abord d'instructions. Instruere ne désignera que tardivement l'acte par lequel on donne du savoir, d'abord il désigne le fait d'assembler des éléments dans quelque chose, de munir ou d'outiller.
Curieux retournement de situation qui fit la IIIe République créer l'Instruction Publique quand en réalité elle se fut résolument attachée à ancrer la République dans la pensée des jeunes citoyens et, depuis la IVe se voir proclamer l'Education Nationale alors que poussée par le politiquement correct qui incline à la réserver aux familles et par l'impérialisme technique, elle répugne de plus en plus à s'aventurer au delà de la seule transmission de méthodes, de savoirs utilitaires ... Ce n'est pourtant pas un hasard si très tôt dans la langue latine on réserva le terme humanités pour désigner ce savoir de base comme si le devenir-homme passait nécessairement par là, ou que, si philosophie et théologie dussent invariablement compléter le dispositif, elle ne le pussent que sur la base de ce savoir fondateur. Platon ne s'y était pas trompé qui en érigeant la communauté des femmes et des enfants disait au mieux combien la transmission était affaire publique ou plus exactement politique.

- le professeur ensuite : celui au haut de l'échelle qui parachève le travail. Professer quelque chose c'est se déclarer expert en la matière et donc parler d'autorité. Venant de profiteor, déclarer ouvertement, mais aussi offrir, proposer, la profession de foi deviendra la déclaration devant un juge ou même l'engagement d'un programme pris devant les électeurs. Le terme vient de pro fateor signifiant avouer, reconnaître où il est intéressant de repérer la concession. C'est dans cette contradiction plus apparente que réelle que se situe la valeur de qui professe : oui, il parle d'autorité mais, non, il n'oublie ni qu'il peut se tromper non plus qu'il s'adresse à un disciple dont il attend plutôt qu'une obéissance aveugle et une répétition service du savoir reçu, qu'il la fasse sienne, la critique, l'analyse, la juge et la reçoive de son plein assentiment ou bien la rejette en toute connaissance de cause même si évidemment il préférerait la première de ces issues. Le maître - qui se prend pour un grand et qui l'est parfois - ne saurait oublier le disciple qu'il fut. Doceo et disco qui renvoient aux deux sens d'apprendre sont à rapprocher de διδάσχειν : il y a ici dans ce redoublement de la consonne quelque chose qui ne peut que rappeler ce dédoublement évoqué plus haut, qui participe de l'imitation mais dit en même temps la forme que prend chez l'homme la fuite vers l'espace blanc. Est-ce un hasard, au reste, si la tradition chrétienne retint le terme disciple pour désigner l'entourage que le Christ se fut donné ? C'était dire dans la verticalité un rapport de transmission que le maître reproduit dans l'horizontalité avec son élève.

- le précepteur enfin que dans les familles aisées l'on se donnait parfois et dont Aristote est, devant le jeune Alexandre, la figure tutélaire, un Aristote qui devait bien se souvenir combien Platon souhaitait voir les philosophes prendre les rênes de la cité et qui dut bien se dire qu'à défaut de pouvoir toujours faire des philosophes rois l'on pouvait bien oeuvrer pour que les rois devinssent philosophes. Le précepteur, c'est celui qui prend en premier (prae-capio) qui conseille, donne certes des leçons mais des prescriptions. Ultime sens de ce métier étonnant que celui qui suggère une sagesse telle qu'elle pût faire oeuvre de morale mais qui en tout cas révèle l'interminable ambiguïté, l'étonnante richesse d'un terme qui veut y considérer la transmission non seulement d'un savoir mais encore d'une éthique. Oui celui-là se met en avant, en premier et s'il n'est pas certain qu'il y mit toujours de la présomption c'est - ce devrait en tout cas - de se souvenir qu'ayant été autrefois à la place du récipiendaire, il ne fait jamais que répéter une posture qui n'est première que chronologiquement.

 

Il y a en tout cas dans cet acte de la transmission quelque chose qui fait de l'éducateur un passeur d'âme et l'empêche de considérer qu'oeuvre serait achevée par la seule transmission de savoir-faire, tout émérites fussent-ils.

On pourrait le considérer sous l'aune de la communication mais il y va ici de bien plus radical : dans le temps comme dans l'espace, parce qu'il fut autrefois apprenant et le demeure, qu'il noue au plus étroit action et pensée en dénouant cette rare posture où penser est moins une fuite qu'une oeuvre, qu'il jouxte politique et connaissance, technique, travail, loisir et vertu, qu'il est un appel de l'autre et vers l'autre plutôt que sa mise à disposition, qu'il résume à lui seul toutes les violences et l'effort désespéré de les contenir, l'éducateur est l'intégrale de ce qui file, passe et se retient mais encore de ce qui se noue et s'approche quand tout tend désespérément vers l'éloignement.

Le geste est ancien, sans doute contemporain de la première manoeuvre habile - car c'est bien d'un geste dont il s'agit. La première répétition, le premier événement - le premier récit. Rien n'est plus frappant que de considérer les onze, faibles, incertains d'eux-mêmes, à l'affût de la moindre parole, incapables même de veiller quand le drame se nouait et la trahison s'ourdissait, que de voir ces onze là, soudain, dès après la mort du Christ, prendre le bâton, la plume peut-être, le chemin assurément et entreprendre d'annoncer la Nouvelle - de se faire au sens précis du terme apôtres. Sitôt la parole manquante, le disciple se substitue et il y a tout lieu de s'interroger sur cette curieuse configuration où désormais nul ne se veut plus embrasser la fonction de maître, trahissant en même temps le passé le plus archaïque et la possibilité d'un avenir. Tite-Live en narrant l'épisode de l'enlèvement des Sabines avait suggéré combien une société sans femme était une société sans avenir dût-elle aussitôt remiser à une place subalterne celles-là mêmes qu'elle venait d'exhausser. Il en va de même de l'enseignant. Une société sans éducateurs consacre peut-être la puissance de ses prouesses techniques mais se sacrifie irrémédiablement .

Il y a donc bien une place qui lui est dévolue : à la croisée du temps et de l'espace. L'histoire, on l'a dit, est récit qui toujours débute la série ; il y a bien une parole originaire dont le lointain écho se laisse parfois percevoir encore mais elle n'aurait nulle force sans ces relais perpétuels que sont les dédoublements incessants de ces logophores. Anges ou démons ? Les deux à la fois, sans doute tant il est difficile d'à la fois savoir et de n'oublier jamais la fragilité de ce savoir dont on ne sera au mieux que l'aimable passeur mais tous les textes le proclament et répètent sans ce noeud étroit de relais successifs ... Rien. Au commencement sans doute le Verbe ; mais il n'est de puissance que par les anges.

Au (presque) commencement était Hermès.

On peut se le représenter sous la forme d'une croix dans la mesure où elle engage

- verticalement Dieu et l'homme où les deux protagonistes sont acteurs même si, évidemment, l'homme y est plus souvent récipiendaire ; 115

- horizontalement l'homme et ses enfants, ses disciples, contemporains en général. Et ce au point qu'il appartienne à chacun d'écrire sur la Torah, d'expliquer, d'interpréter la loi, et que c'est même avec ce rite-ci que l'impétrant marque son entrée - rite d'initiation s'il en est - dans le monde des adultes, dans la communauté en tant que membre à part entière.

Toute société peut bien alors se juger à partir du code éducatif qu'elle met en place : ce qu'elle transmet à sa descendance ne peut qu'être ce qui lui tient le plus à coeur et autour de quoi elle se définit. Et s'il est vrai que l'école - au sens où nous l'entendons dorénavant - n'a pas toujours existé et peut donc disparaître demain, il n'empêche qu'elle est en France tellement liée aux principes républicains qu'y toucher revient presque toujours à altérer la République elle-même.

Il ne saurait être question ici de brosser le portrait des différents systèmes éducatifs, ni d'en dresser l'historique mais au contraire d'en saisir la logique interne pour la part exacte où elle est liée à la question de l'être. Car celui à qui l'on s'adresse, quel est-il ? L'autre ? Mais encore faut-il le reconnaître comme tel en même temps que comme un semblable susceptible d'entendre ce qui, on le sait, ne va déjà pas de soi. Le prochain ? Celui qui s'approche au point parfois d'en devenir intempestif, qui s'éloigne souvent, s'oppose presque toujours mais n'existe comme autre que de différer ?

Mais quand il s'agit d'un enfant - de cet enfant que le Christ nous enjoignait de redevenir ? L'enfant pose problème : il n'est qu'à relire ce que Ph Ariès soulignait comme l'avènement de l'enfant qu'on a longtemps considéré comme un petit homme dont on percevait mal la spécificité. Il dessine une manière tellement d'être au monde qu'il ne laisse en réalité que deux possibilités : ou bien on le considère comme un pur devenir, une virtualité tout entière programmée pour réaliser à la fin une essence déjà inscrite en lui - ce que c'est que d'être homme - ou bien au contraire le ranger - au moins provisoirement au rang d'ustensile ou de petit animal à qui l'on ne réserve d'égards que pour la part d'humanité qu'il révélera. Longtemps le mignot passera brutalement de l'état de nourrisson à celui d'adulte, sans transition : l'enfant n'a ni statut ni réelle existence. Pas plus que la femme d'ailleurs. [116]

C'est assez dire que la transmission est sur-saturée idéologiquement et c'est bien pour cette raison qu'elle est à la croisée : elle révèle à la fois ce corpus qui définit historiquement une culture, une société mais en même temps distille une représentation de ce qu'être homme signifie et que l'on attend de lui.

Tout notre système éducatif puise finalement, ici comme ailleurs, ses racines à Athènes comme à Jérusalem mais ce que les deux eurent en commun ce fut bien de conférer au champ de la transmission une vertu morale voire métaphysique et de ne jamais le réduire à la simple reproduction de gestes domestiques ou de codes sociaux. Athènes comme Jérusalem cherchèrent cette vertu hors de la caverne, non dans les choses brutes et épaisses, mais dans le ciel des idées.

Être c'est nouer, tisser mais ce tissu fonctionne ici comme une série de délégations en cascade qui de Dieu transite par les prophètes - par le Fils aussi - puis des officiants à chacun des fidèles. Dans cette tradition hébraïque qui invente le livre mais ne se peut encore passer de l'oralité, tout se passe comme si, au Sinaï, deux messages avaient été transmis simultanément : l'un, écrit - le décalogue - l'autre, oral, prescrivant la manière dont il fallait agir précisément pour correctement observer les commandements - la Torah et la Mishna.

 L'Éternel dit à Moïse: Monte vers moi sur la montagne, et reste là; je te donnerai des tables de pierre, la loi et les ordonnances que j'ai écrites pour leur instruction.
Ex, 24, 12

C'était certes ouvrir historiquement la voie à côté des prêtres aux rabbins - spécialistes de la loi écrite comme orale : figure centrale mais qui n'était pas officiant à l'origine, le rabbin se fait juge de la loi et grand interprète -le professeur

C'est ici sans doute la plus haute originalité et la dignité de la tradition juive que d'avoir mis la transmission deux fois à l'honneur. Il n'est pas de religion, mais pas de société non plus, qui ne dispose de rites de passage qui tous, marquent la mort de l'enfance et l'avènement du jeune adulte - le plus souvent avec forces épreuves et douleurs comme pour mieux marquer ce que cette transition a de maïeutique, répétant pour le jeune adulte, l'expulsion initiale de la naissance - rites dont les bizutages actuels ne sont jamais que les vaines et sottes répliques. Il n'est pas d'église qui ne se donne des officiants, des prêtres qui se hissent volontiers à mi-hauteur entre Dieu et les fidèles quand ils ne prétendent pas être les seuls dépositaires et détenteurs de la Parole. Mais si la Bar Mitzvah, à l'instar de la communion chrétienne marque l'entrée pleine et entière du jeune dans la communauté, elle prend la forme de la lecture de la Torah et d'un commentaire personnel : lire, traduire, transmettre sont au coeur du rituel. De la même manière le rabbin, qui n'est pas un prêtre à l'origine, porte haut la transmission de la Parole.

Je vous tiendrai pour un royaume de prêtres
(Ex,19,6)

πρεσβυτερος, d'où nous avons tiré presbytère et prêtre, désigne l'ancien, le sage, et donc le chef ou l'ambassadeur, l'envoyé. Le terme est souvent traduit par sacrificateur - l'original dit cependant cohanim : dévoué, dédié. C'est bien parce qu'il est à la croisée de ces deux lignes, horizontale qui le relie à tout ce qui de passé à futur forme un peuple et, verticale, qui le met en position de porter, traduire la Parole, la Révélation ou le savoir que l'acte de la transmission est métaphysique.

 

 


109)

110)

111) voir ci-dessous

112) J Rostand

113) Serres, Rome, la légende des termites, p 10

114) Platon, Banquet

115) ce dernier pouvant à son tour se donner un porte-parole ainsi qu'on l'a vu de Moïse avec son frère Aaron
Ex 4, 10-17

“N’y a-t-il pas Aaron, ton frère, le lévite? Je sais qu’il parle bien lui: le voici qui vient à ta rencontre et à ta vue il se réjouira en son cœur. Tu lui parleras et tu mettras tes paroles dans sa bouche, et je vous indiquerai ce que vous devrez faire. C’est lui qui parlera pour toi au peuple; il te tiendra lieu de bouche et tu seras pour lui un dieu. Quant à ce bâton, prends-le dans ta main, c’est par lui que tu accompliras les signes.”

116)il faudra bien au reste se demander plus loin si la féminité d'un côté, l'enfance d'autre part prédisposent d'une manière différente d'être au monde, si être, dans l'un est l'autre cas signifie quelque chose de différent. Assurément la métaphysique semble poser la question de l'être de manière très virile : est-ce si sûr cependant ?