palimpseste γνῶθι σεαυτόν
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Se taire ? Parler ?

Ecrire, c'est aussi ne pas parler. C'est se taire. C'est hurler sans bruit.
M Duras

 

Au mitan, entre l'ambiguïté du silence et la nécessité de transmettre s'offrir encore le luxe d'un intermède et s'interroger sur la légitimité de cet effort.

Quand la plume, d'ordinaire si paresseusement agile se pique subitement d'écornifler la page n'est-ce pas que quelque chose de décisif - ou d'intime - se joue qui répugnerait à s'exhiber ? Est-ce vraiment un hasard si les mots renâclent ainsi à jaillir sitôt qu'ils cherchent à évoquer, d'un côté le silence ; de l'autre la transmission ?

Pourquoi ce silence à quoi je ne puis me résoudre, mais me circonvient nonobstant, pourquoi cette hantise de transmettre au risque de toutes les sottises ?

Je crois n'avoir jamais cru à cette quête obvie d'éternité à quoi Proust feint de se consacrer et si ces livres "disposés trois par trois, [veillant] comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa résurrection" (107) ne manquent pas de panache, sans doute suintent-ils trop la peur de la mort pour me convaincre. Les écrits restent dit le proverbe mais avec eux le risque des sottises qu'on y a commises, des erreurs distillées, des forfanteries perpétrées. A l'inverse, je n'ai jamais cru non plus qu'il fût possible - ni d'ailleurs souhaitable - de disparaître derrière ses oeuvres : celui qui parle ou écrit ne pourra jamais confier que son regard, sa représentation, sa pensée ou son émotion ; arguer du contraire reviendrait à se prendre pour ce démon qu'évoque Socrate ou à adopter cette posture absolue qui ne sied qu'aux dieux. Il pourra toujours argumenter, prouver, il n'en reste pas moins que ce restera sa démarche - ce qui reste encore plus vrai pour la métaphysique - Conche a beaucoup insisté sur ce point.

Je sais le mitan être la seule ligne convenable à tenir : je l'ai compris un jour en regardant une pochette de disque de ce genre : ici le pauvre compositeur s'efface presque complètement sous le chef dont le nom en grand bleu soulignant le visage compassé répète comme une insane tautologie l'invraisemblable usurpation. Ici, mais c'est une figure connue, l'intermédiaire bafoue le créateur, parasite d'un fracas vaniteux le lointain écho de la création et se prend pour un maître. Cesse d'être au service de plus grand que soi et sature de sa fatuité l'espace ténu où bruissait la vie.

Je sens ce lieu, à la croisée, où à la fois le moi se retire et s'essaie : il m'est arrivé parfois de regretter ne pouvoir que commettre ces lignes froides où la raison trône triomphante et l'émotion cède trop souvent le pas. Je comprends un Paul Valéry quand il écrit :

Je lis mal et avec ennui les philosophes, qui sont trop longs et dont la langue m'est antipathique.

et sans doute eussé-je préféré peindre ce petit pan de mur jaune ou offrir quelque trouble à mon lecteur mais a-t-on jamais le choix de ses armes ? Mais traquer le beau ou le vrai est tout un : on finit bien par tout y sacrifier - et soi d'abord. J'aime le portrait que Mauriac fait de Proust sur son lit de mort (Je suis allé le voir sur son lit de mort rue Hamelin ... un homme qui donnait vraiment l'impression d'un dépouillement total ... on peut dire que c'était ce qui restait de quelqu'un qui avait laissé son oeuvre le dévorer jour après jour ) il y a vu, à mesure que l'oeuvre prenait corps, dépérir l'homme comme si cet offertoire ultime avait été l'alchimie même par quoi le silence se faisait verbe. Celui-là, tout dandy, mondain ou snob qu'il fût, avait su d'une ombre inventer un monde. C'est cela, je crois, la grâce de la création.

Je n'oublie pas non plus ce poète de Borgès se remettant à trois reprises à l'ouvrage jusqu'à trouver le mot juste - le seul mot juste - qui pût dire la gloire et la guerre de son roi ... avant de se donner la mort et laisser son roi errer, mendiant, dans les rues de la ville. A chaque fois - Bergotte trouve que ses derniers livres sont trop secs ; le roi regrette que le poème pour brillant et épique qu'il soit, ne suscite néanmoins aucune émotion - la recherche de ce grand'oeuvre qui sache transfigurer ces quelques taches d'encre jetées sur le parchemin, et du silence des choses laisser jaillir la vie.

Je sais les zélotes de techniques tenir désormais le haut du pavé et déverser jusqu'à l'écoeurement leur expertise désenchanteresse : on les reconnaît toujours à cette première place où ils se poussent et bousculent ; ils hantent la communication et tous ces réseaux où l'on peut les vénérer. Ceux-ci se servent mais ne servent rien ni personne : à l'affût de toute performance qui les gratifierait de quelques prébende et honneurs mêlés, ils saturent le siècle d'une détestable litanie. Ce sont ceux-là qui me donnent souvent envie de me taire - ce que j'avoue ne pas parvenir à faire - de me retirer - ce que j'ai commencé de faire depuis quelques temps déjà.

Dussé-je paraître sot ou candide je persiste à considérer la parole comme un don ; la transmission comme un service sacré. C'est pour cela sans doute que me désole tant de voir les experts saccager désormais le métier que je fais à coup de rapports, de projets et autres outils digitaux. Ils oublient, ici comme là, que la parole engage l'être. Et s'il est une croisée où se rejoignent éducation et création, méditation et oeuvre c'est bien en ceci : dans ce souci constant d'offrir à l'intelligence cette main qui s'ouvre sans la réduire jamais et le temps surtout d'éclore

Ceux-là oublient que la παιδεία est formation qu'elle visait dans la Grèce antique à élever celui qui ne parlait pas (car c'est bien ce que signifie infans) à hauteur d'homme et concernait au moins autant les connaissances que les vertus.

Est-ce l'effet de l'âge ou d'un monde qui file trop vite en laissant ses sources se tarir ? je sais - je le sens - que ce que je pus écrire hier sur le silence, ou demain sur la transmission n'est plus audible. Le siècle a délaissé les âmes depuis longtemps et s'apprête à déserter l'être : il n'a plus d'yeux que pour les machines triomphantes de préférence virtuelles. Je sais pourtant qu'il n'est pas d'objet que je puisse fabriquer, d'outil que je puisse façonner qui ne finisse par s'user ou s'émousser. Que la main de l'homme est trop souvent porteuse de mort et de destruction n'était ce moment rare de la création où, dans l'atelier, ici à l'écart, ou bien sur cet écritoire, là, dans le silence, la main tremblante d'outrecuidante humilité crayonne enfin la vie et la mémoire de la vie.

Je ne sais rien de plus humain et veux en rester là.


107) Proust, A la recherche du temps perdu, la mort de Bergotte

108) P Valery, Cahiers, I, p 197