μεταφυσικά
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Du déterminisme

Un geste qui a
une forme
un sens
une finalité
Une tempête
une série de questions
suite

 

Le concept est issu du latin - via l'allemand - determinare signifiant fixer une limite, tracer, borner mais, par extension, dessiner le plan d'un temple. Il s'y agit selon le dictionnaire :

Principe scientifique d'après lequel tout phénomène est régi par une (ou plusieurs) loi(s) nécessaire(s) telle(s) que les mêmes causes entraînent dans les mêmes conditions ou circonstances, les mêmes effets

ou, très exactement, si l'on veut être plus précis et correctement distinguer d'entre l'approche scientifique et philosophique et se dégager d'une approche trop spéculative, on pourra parler d'un principe considérant que tous le phénomènes sont liés entre eux par des relations constantes, calculables, par une ou plusieurs causes qui en font des phénomènes sinon toujours déterminables, en tout cas, de droit, toujours déterminés.

BachelardRien n'est plus étranger aux sciences, à cet égard, que l'idée de déterminisme universel tel que Laplace avait pu l'imaginer et c'est sans doute Bachelard qui de ce point de vue aura la vision la plus claire :

tout déterminisme est partiel, particulier, régional. Il est saisi à un point de vue spécial, dans un ordre de grandeur désigné, dans des limites explicitement ou tacitement fixées.
Bachelard

Voici qui nous ramène à l'essentiel, que suggèrent les étymologies, qui ne tient pas tant à la prévisibilité - ou prédictibilité selon les philosophes - des phénomènes qu'à cette notion de césure, de coupure.

Où l'on voit que la question n'est jamais vraiment quand on veut l'appréhender celle de l'état initial de l'être mais bien plutôt celle des conditions de possibilité de la pensée de l'être. Or, dans ces conditions, il y a, toujours l'écart, le recul pris, ce geste que l'on fait d'un bâton, pour désigner et la mieux comprendre, cette portion de ciel que l'on distingue.

C'est cette coupure qui m'intéresse ; ce geste aussi

Un geste

A sa façon, simple, il dit le rien n'est évident, rien n'est donné, tout est construit de Bachelard. Que la connaissance est effort et donc affaire de volonté et parfois d'échecs, ce que disait déjà la métaphore filée de l'aveuglement dans le mythe de la Caverne. Les hommes sont liés dans la caverne mais le texte ne dit ni qui les délie ni comment, signe sans doute ce geste si particulier, si peu spontané en somme, par quoi débute la connaissance ... et s'éloigne l'être.

Kant l'avait vu, Comte à sa manière l'avait répété : l'être ne se donne pas, ni tout entier ni même partiellement : c'est au travers de ce geste par quoi je délie ou dénoue ce qui était intriqué, que dit étymologiquement analyse, que se joue le passage où Platon voir un revirement, une conversion qui mène à l'être. Que ce soit un détour, qu'en matière de connaissance, le chemin le plus court ne soit jamais la ligne droite n'est pas anodin et ne peut l'être. Mais signifie au contraire que s'intercale toujours d'entre nous et l'être, quelque chose de la représentation, du concept, de la théorie. Quelconque disait Comte, soit, pourquoi pas, quoiqu'elle ne vînt jamais de rien mais sans doute de ce que Spinoza nommait fétichisme et donc cette tendance à n'appréhender le monde qu'à partir du peu que nous sachions déjà, sur nous-mêmes, et ainsi à nous projeter sur l'être. Cela exprime évidemment la controverse d'entre idéalisme et matérialisme - ce qui n'est pas rien - la limite posée par Kant de l'impossibilité de rien connaître jamais de l'être pour ce qu'il ne nous serait jamais donné qu'au travers du prisme - dont on ne sait pas même s'il est déformant ou non - des formes a priori de la sensibilité et de l'entendement - ce qui dit beaucoup sur ce retrait de l'être qui semble nous en interdire l'accès.

C'est à cet endroit précis qu'un Marx pourra proclamer la fin de la métaphysique et sa vacuité pour ce qu'elle aurait de si peu scientifique, d'être trop abstraite, si peu concluante d'être trop générale et surtout de s'abstraire de toute implication pratique. Mais c'est aussi à cet instant précis que se révèle l'incontournable de toute métaphysique : l'impossibilité d'en appeler à une transformation du monde sans que cette dernière ne s'appuie elle-même, préalablement, sur une métaphysique ou, en tout cas, une nouvelle représentation. Incontournable au moment même où elle semble condamnée, elle ressemble décidément à un cercle vicieux qui ne mène nulle part, sinon à des questions insolubles, mais n'en serait pas moins premier pour autant ....

Ce geste a une forme : la séparation

Mais ce geste dit bien autre chose qui mérite qu'on s'y attarde et qui est, au coeur même, au plus archaïque. Où se joue notre rapport au sacré.

Celui qui désintrique, est aussi celui qui se débarrasse des embrouilles, des sornettes, de la niaiserie (tricae) mais aussi celui qui dessine les plans d'un temple. Et donc qui distingue d'entre ce qui est sacré et niais. La niaiserie est le fait de qui n'a pas d'expérience, qui vient juste d'être tiré du nid. Ce qui en soi n'a rien à faire avec la sottise mais bien plutôt avec la naissance, avec les origines - origo. Qui désintrique, se déniaise et pour ne suivre que les premiers moments de l'odyssée hégélienne de l'esprit, découvre subitement que la réalité se dérobe sous ses yeux. Moment fondateur de la pensée elle-même, de la philosophie assurément, parce que ce recul qui est celui de tout individu réalisant subitement que les choses ne sont pas ce qu'elles apparaissent ; mais fondateur aussi, sans doute de la moralité pour ce que s'y révèle la faillibilité ; du religieux sans doute.

Comment tenir pour négligeable que les mots eux-mêmes le disent qui tous renvoient ainsi au sacré ?

Théorie - θ ε ω ρ ι α - provient bien du même radical θ ε α qui donnera tout aussi bien θ ε ο ς que θ ε α τ ρ ο ν, aussi bien dieu que théâtre : ce qui se contemple, regarde, observe. Sous chaque acte de la connaissance, il y a bien quelque chose de l'ordre du théologique qui se trame, soit qu'en pensant l'homme ne fasse finalement à sa manière que reproduire ce que Dieu lui-même fit, à l'image de qui il fut conçu ; soit au contraire qu'il usurpe une posture qui le dépasse et qui expliquerait en partie, mais en partie seulement les relations souvent troubles de l'église et des sciences où celle-ci verra plus souvent une offense, un blasphème qu'une avancée. Comme si penser était l'acte même de l'usurpation - acte par lequel on emporte avec soi une prérogative qui n'est pas vôtre, et se fait passer pour ce que l'on n'est pas.

Contempler renvoie trop à temple pour que ce soit un hasard : tracer une portion de l'espace comme champ d'observation pour les augures - qui est le sens premier de templum - revient invariablement à en faire un espace hors norme, sortant de l'ordinaire et on sait que c'est bien, après tout, par un tel geste que débute l'histoire de Rome quand il se fut agi de départager d'entre les jumeaux, celui qui serait roi. Toute section renvoie toujours à l'élection qui ne vaut pas qu'en politique ni qu'en morale. τεμενος désigne ainsi la portion de territoire que l'on réservait aux chefs, le lieu particulier de sa résidence ; τεμνω renvoie ainsi, de manière plus générale, à l'action de couper, de fendre que ceci concerne le sillon que l'on trace pour le labour, ou la mutilation ou décapitation ... C'est bien de ce terme que provient le temple et tout a l'air de se jouer dans ce couple lier/délier. Mais aussi le temps !

On ne délie pourtant que ce qui préalablement était noué.

Le travail scientifique commence bien dans cet espace privilégié qu'est le laboratoire (où l'on retrouve le labour) où l'on va effectivement prélever de la réalité ce que précisément l'on veut observer et comprendre, commence bien par ce geste expérimental qui arrache le réel à la réalité. Mais Descartes avait déjà utilisé les mots justes en faisant du clair et du distinct le critère du vrai.

La cité commence bien par ce traçage de la frontière, par ce sillon qui à la fois désigne le prince, ou le principe, et l'espace désormais sacré qui la sépare de tout ce qui n'est pas elle. Et les grecs n'ont jamais pensé la cité autrement que comme cet ordre luttant désespérément contre le désordre extérieur.

La création, elle-même, telle que la narre l'Ancien Testament ne dit pas autre chose qui consiste en la séparation d'entre jour et nuit, ciel et terre .... Toute genèse est séparation. Et si elle débute ici par celle de l'ombre et de la lumière, de la terre et des eaux ...

Cette séparation est une mise en ordre et toute la - double - question réside en ceci :

- cet ordre préexiste-t-il au cours naturel des choses et simplement n'avait-il pas été vu, repéré ? Dans ce cas, l'effort de la connaissance, sans rien changer, se contente-t-il de découvrir, de révéler, de dévoiler pour reprendre l'étymologie si souvent relayée par Heidegger, de la vérité entendue comme ἀλήθεια, ce qui est latent, caché ou simplement oublié ? ou, au contraire s'agit-il de l'y mettre, supposant par là que l'état initial de l'être fût désordre, chaos ?

- comment passe-t-on ainsi subtilement de l'ordre conçu comme rangement, classement, mise et net rationnel à l'ordre entendu comme commandement, injonction à quoi se soumettre ? Autrement dit comment passe-t-on ainsi de ce qui se pense à ce qui se pratique ; de la théorie à la pratique ?

Tout le glissement de ce que Heidegger nommera l'oubli de l'être se joue- aussi - ici : que je me pose la question de ce que je puis connaître, ou celle de ce que je puis faire et je glisse incontinent de la question de l'être à celle de la connaissance ou de la morale. Et cesse de me poser la question de ce qu'est l'être. La position d'un Kant, abolissant la connaissance pour laisser sa place à la foi, est peut-être indépassable qui barre la route à la métaphysique, un peu ; à la théologie, définitivement. Je ne suis pas certain, pour autant, que tout chemin en soit pour autant obstrué : rien n'interdit de penser d'abord qu'il n'y ait pas une connivence initiale entre l'en soi et le pour soi et je ne puis en aucune manière ni le prouver ni le démentir ; il y a trop d'analogies, par ailleurs, entre l'acte de fondation et celui de la pensée pour que ce soit anodin. Non que l'on en puisse déduire que créer et penser fussent identiques mais qu'au moins ils participent d'un même geste qui en dit long sur l'être.

Quand il s'agit des mouvements du corps, des expressions le grec dit σχημα, σχεσις pour désigner la manière d'être, la posture, la disposition naturelle des choses, la relation ; le terme est une flexion de εχω signifiant porter, conduire et donc diriger mais donc aussi se tenir ferme, fixer. Le latin en tirera veho porter, transporter. Gero, dont nous avons tiré geste, dit la même chose porter mais aussi accomplir qui se trouve donc exactement à l'intersection entre les deux.

Ce geste, que je crois inaugural - et l'on devine combien étymologiquement s'y joue non seulement la consécration d'un lieu, mais la consultation des augures - consiste donc bien, en traçant une limite, un terme, à déplacer, à porter ailleurs. Autant dire que c'est le même acte d'achever et de commencer, la limite étant précisément cette ligne où se jouxte l'achèvement et la création. Être, finalement, est bien un processus par lequel on déplace sinon le problème, en tout cas les termes du problème, revient à cet instant précis où le σ κ α ν δ α λ ο ν, le piège est déjoué, déplacé qui était supposé vous faire trébucher. C'est ce même geste qui fut l'apanage des jumeaux, s'évertuant à fonder, ailleurs, une nouvelle cité, comme ce fut celui de leur ancêtre Enée qui, parti de Troie, chercha rivage où s'installer.

Il n'y a donc jamais de création ex nihilo à proprement parler et ceci semble devoir résoudre l'aporie d'un être qui surgit à partir de rien : le néant c'est juste cet espace qui est à l'extérieur de la limite ; cet intervalle de temps que l'on ne considère pas.

croître, grandir sont des inchoatif de créer et désignent donc des commencements

Ce geste a un sens : l'exhaussement

Ce geste a un nom : la distinction signifie bien la séparation, la nuance, la diversification et provient de tinguo qui signifie baigner, tremper, voire colorer qui lui-même dérive du grec τεγγω qui a le même sens par opposition à exstinguo (que l'on retrouve dans inextinguible) signifie achever, faire mourir, disparaître, effacer.

Pour autant que l'eau signifie à la fois la vie, certes, mais aussi ce qui est informe, indistinct, on peut comprendre que faire naître, revienne à faire émerger et que le baptême β α π τ ι σ μ α consiste précisément à faire immerger. Jeu d'aller et retour, le baptême est bien une renaissance, celui que l'on immerge, sortira à la fois nouveau et meilleur.

ε ξ τ α σ ι ς désigne le fait d'être hors de soi, la peur, stupeur folie ou transe ; exsto : se tenir au dessus, être placé au dessus ; être visible, dépasser, exister ; le mot latin existo a le même sens.

A l'intersection même de l'ontologique et du gnoséologique, sur la ligne même qui rassemble connaissance et être, il y a donc bien le fait de :

- apparaître : d'être, ou d'être rendu visible. Il y a bien ce passage du caché au non caché, ce processus qui se reconnaît à tous les suffixes inchoatifs - notamment celui de connaissance - cognosco

- être élu, placé au sommet, figuré dans le rang des meilleurs - ce que dit αριστος qui figure comme superlatif de αγαθος.

C'est cette double signification qui fait assurément le prix et l'originalité de ce geste. Que l'on retrouve en français dans cette distinction qui signifie à la fois le fait d'être séparé et l'élégance

S'il fallait tenter de donner un sens au tohu-bohu initial qu'évoque le second verset de la Genèse, que Rachi traduit par stupeur, vide et solitude, il s'approcherait évidemment de l'idée de chaos originel que l'on retrouve partout. Stupeo - être engourdi, immobile - oui s'il fallait qualifier l'état initial de l'homme dans la caverne, stupidité conviendrait assez à condition de ne pas lui donner son sens usuel de sot mais bien plutôt celui de stupeur, celle qui vous laisse interdit, immobile, qui vous paralyse devant ce qui ne peut ni se nommer ni se comprendre. Ce qui est en tout cas certain c'est que ce sera bien sous la forme de la séparation, de la terminaison ou de la détermination qu'est décrite la création divine. Mais que s'y niche immédiatement un ordre, une hiérarchie qui désigne bien à la fois ce qui est premier et d'origine divine.

L'acte créateur consiste bien à dénouer ce qui était mêlé, entremêlé, à ce point confus que même pas nommable. Délier, qui revient à séparer, à poser dehors renvoie étymologiquement à l'extase, à l'existence. Mais ce qui est désormais délié, séparé doit évidemment être relié. C'est, incontestablement dans la Genèse, la Parole divine qui remplit ce rôle, et, tout au long de l'histoire biblique, l'alliance promise.

Ce geste a une finalité : relier

On pourrait nous croire nous être égarés d'avoir ainsi insensiblement glissé de la question de l'ordre à celle de la création entendue dans les termes du créationnisme chrétien.

Ce qui est certain, qui a été vu très tôt, est que la seule garantie d'une intelligibilité de l'être ne peut résider que dans un lien entre être et pensée. L'hypothèse cartésienne du Malin Génie n'a pas d'autre sens mais va loin : bien sûr, Descartes avait parfaitement compris que tout dépendait de la validité de la raison et, sauf à sombrer dans une régression à l'infini, il ne servirait de rien de traquer une quelconque troisième faculté qui la validât. Qu'il utilisât un raisonnement a contrario pour démontrer combien, même dans le pire des cas, la raison pouvait valablement conclure l'être du cogito aura été stratagème efficace mais qu'il le fît sous la forme d'un Malin Génie va au delà de la simple conformation aux croyances de son temps. Toute la tradition théologique des Pères de l'église avait raisonné dans le même sens : qu'il y ait dans l'acte de création divine quelque chose qui échappe totalement à l'entendement humain, que la personne même de Dieu, parce qu'infinie, échappe à l'entendement humain fini leur était une évidence, qui justifiait la foi, et rejoignait par la bande, l'idée des sceptiques grecs autant que latins. Mais il y a révélation ; ce dieu parle et donne à savoir. A comprendre. Ce qui implique que, même si l'entendement humain est incapable de le découvrir par ses propres moyens, le contenu de la révélation n'en demeure pas moins intelligible et qu'il y a donc légitimité à fonder une théologie ; qu'il y a un chemin possible que la raison puisse poursuivre, même en le sachant obstrué ; qu'il y a une ligne, sans doute, qui le barre, mais où la foi prend le relais.

Or ce chemin offre une double légitimité : qu'une partie de ce qui est révélé soit rationnellement démontrable le justifie globalement et interdit de penser que la révélation fût le fruit seulement d'un imaginaire erratique ou de passions sulfureuses. Mais d'un autre côté, justifie aussi la voie rationnelle en montrant que si tout n'était pas rationnellement démontrable ni déterminable, il n'y avait pas pour autant de l'indéterminé. Le réel était bien intelligible ; de droit sinon de fait.

Le lien, ici entre raison et foi, entre ce qui est et ce qui est pensé, n'est jamais anodin, que l'on retrouve tout aussi bien dans la préface de la Critique de la Raison pure de Kant : il répond certes à la question qui aura hanté ce dernier de l'impossibilité de fonder une métaphysique qui s'avançât avec autant de rigueur et de certitudes que les mathématiques ; il tient en réalité à la possibilité même du connaître.

Or, la connaissance - cognoscere - est elle-même un inchoatif et désigne un processus, pas un état et c'est assurément le sens qu'il faut donner à l'affirmation kantienne de l'impossibilité d'apprendre la philosophie, de la seule possibilité d'apprendre à philosopher.

Connaître est une attitude, une posture que l'on adopte. Nous y revoilà : c'est un geste.

Et ce geste relève du lien : notion que l'on retrouve dans logos et dans le cum qui compose cognosco ; présente aussi dans comprendre, concevoir ...

Il y a décidément , d'entre connaître et être, une aire commune : qu'elle ait amené un Spinoza à rabattre l'un sur l'autre, à concevoir qu'il n'y eût qu'une seule substance comportant une infinité d'attributs dont nous ne saisissons que l'étendue et la pensée n'a alors rien d'étonnant. C'est bien le même geste qui préside aux deux.

Nous avons écrit plus haut qu'on ne délie jamais que ce qui était noué ; nous aurions pu écrire l'inverse : on ne noue jamais que ce qui est séparé. L'un appelle l'autre. Commencer, que ce soit dans l'ordre de la création ou de la connaissance, débute ainsi par la séparation mais n'a d'autre finalité que de réaliser, à la fin, la synthèse. L'être, en tant que processus, est bien ce jeu de va et vient entre l'analyse et la synthèse ; la connaissance, aussi ; sans être nécessairement identiques, ils participent en tout cas de ce même - double - geste.

La tempête

Elle désigne un laps de temps ; qui peut-être favorable - le dernier moment possible pour la prise des augures - aussi bien que la calamité, l'orage. Cette ambivalence qui en dit long sur l'insolite du moment; la rareté de l'opportunité. La calamité - calamitas en latin - est à proprement parler tout fléau qui endommage la moisson sur pied mais provient de calamus - roseau ; καλαμος - ce qui affecte la promesse de l'avenir dans ce qu'il a de plus fragile. Comment ne pas penser à cette formule de Pascal :

L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser : une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage de l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien
Pascal (58)

où du plus faible et fragile à la prééminence, il n'est pas d'autre biais que la pensée elle-même. Ce qui ploie mais ne rompt pas, ce qui à la fois fait de l'homme l'être le plus chétif mais en même temps le plus puissant de l'univers.

La question n'est donc pas tant celle de l'éventuelle identité de l'être et de la pensée que cette certitude que la pensée introduit une autre manière d'être au monde. Hegel le redira après Pascal : d'être conscient de lui-même, l'homme cesse d'être seulement du monde ; est subitement projeté devant. Séparé, donc.

A bien y regarder, l'alliance que Dieu noue avec son peuple, ne consiste pas tant dans la promesse d'une terre, que dans la révélation qu'il offre et s'exprime sous la forme du décalogue. La loi ; la connaissance de la Loi. Or celle-ci - lex en latin - provient du même verbe lego - λεγω en grec qui en tirera aussi λογος - et qui avant de signifier dire, ordonner n'a d'autre sens premier que celui de relier, de recueillir. C'est donc bien le même acte que de proclamer et d'ordonner ; et le prix du lien que l'on cherche à nouer est effectivement la déchirure initiale. Affaire de gestation, advenir est cela même qui projette, tempête originaire, ou ultime, qu'importe, qui dessine ce moment opportun de l'inauguration.

On pourrait - mais est-ce nécessaire ? - insister sur ce moment tragique de la conscience malheureuse, sur cette impossibilité d'atteindre jamais l'unité absolue de ce que la pensée demeure contrainte pour s'exercer de se séparer d'abord de ce qu'elle tente d'atteindre ; on pourrait tout aussi bien appréhender de manière dialectique ce rapport de la pensée à l'être et à la manière du maître et de l'esclave, augurer de leur nécessaire vis-à-vis ; sans doute est-il plus fécond de l'envisager comme une boucle de rétro-action, celle d'une humanité qui, à défaut de pouvoir atteindre et donc changer l'être en le voulant saisir, modifie en tout cas son propre être dans l'acte même de la pensée.

Comment ne pas songer au geste de l'enfantelet esquissant ses premiers pas, revenant promptement se réfugier dans les jambes de sa mère comme ivre de tant d'audaces mais inquiet du lien qu'il commence témérairement de distendre ?

Seconde halte en forme de questions

Nous avons vu qu'à tenter de penser l'ordre, manifestement, parmi les sept leçons qu'on en put tirer, s'avèrent dans leur prééminence, d'un côté, que l'être ne puisse s'entendre que comme un processus, et, de l'autre, que ce processus équivaut à une mise en ordre, à une organisation vaudrait-il mieux écrire si l'on veut conserver à ordre cette idée de processus à l'oeuvre.

Cette organisation en outre participe du même geste que celui de la connaissance : coupure, distinction, séparation sont des actes qui semblent bien la définir à condition de ne pas oublier qu'ils semblent comme appelés à produire également leur contraire - la synthèse après l'analyse ; l'alliance après le combat ; l'ordre après le chaos initial - ce qui constitue justement le processus.

Ce qui est assez clair c'est que chez les grecs, surtout, l'organisation est perçue comme la seule solution possible de lutter, au moins provisoirement, contre le chaos initial, au point que la cité soit toujours perçue comme l'image inversée - le mundus - de ce dernier et l'extérieur comme ce profane menaçant contre quoi il faut se prémunir. Coincé entre la tentation de l'ubris et la nécessité, pour être, de lutter contre ce désordre envahissant, l'homme apparaît alors nécessairement comme un acteur, tragique au moins dans le sens où son combat est perdu d'avance, comme celui qui porte un geste.

Or, d'avoir pensé la fondation, ou tout au moins les commencements sous l'aune du geste n'est pas anodin. Loin d'être un simple mouvement corporel, le geste est expression qui engage sinon l'individu en entier, en tout cas sa volonté. Le geste n'est jamais réflexe ; il est expression. Mais de quoi ?

Il est notoire que l'expression précède le langage articulé et que le nouveau-né, très vite, sait se faire entendre par un pleur, un sourire quand bien même il ne maîtrise encore en rien ou presque son corps. Bien sûr, il dit une tension qu'il faut assouvir, un manque qu'il faut étancher, une souffrance qui veut être comblée : autrement dit, il exprime ce que l'écart, la distance imposée par sa naissance, a de douloureux. Oui, ce geste est doléance, peut-être dès le début, et donc en même temps que la mise en évidence d'une souffrance, la requête pour qu'on y mette un terme.

Ce qui revient à se demander le sens qu'il faut donner à cette séparation, à cette distance

suite

 

 


58) texte