μεταφυσικά
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Distance ou
on ne sépare jamais que ce qui est lié

A l'intersection de l'acte et de la pensée ; sur la ligne de partage entre l'être et la pensée ... la distance dont nous voulons croire qu'elle dit plus qu'il n'y veut paraître.

Car, après tout, la mise à distance en politique, peut vouloir dire le bannissement, l'exil, l'expulsion : la négation pure qui dénie la qualité de citoyen, d'égal. La loi ! La règle - ce qui permet de maintenir droit son chemin - le fait du prince, du roi. N'est-ce pas après tout ce qui survient, presque au début de l'histoire, lorsque pour prix de la faute originelle, Adam et Eve furent exclus de l'Eden ? ou le bannissement médiéval qui faisait perdre jusqu'à la dignité d'homme ?

Assez intéressante de ce point de vue l'étymologie du terme grec - Βασιλεύς - qui semble composé de Βα - venir, marcher - et de λαος - peuple mais au sens de masse, de foule compacte : le roi est ainsi celui qui fait marcher et donc dirige, c'est-à-dire, si l'on y regarde bien, celui qui transforme une masse en un peuple. Si l'on se souvient que, d'une part le latin tirera venio précisément de βαινω - marcher s'en aller, être venu - on en peut tirer l'idée que le roi c'est précisément celui qui fait marcher droit, le long de la règle en même temps qu'il crée, à proprement parler la nation à partir d'une masse indistincte. Celui qui marche ainsi et fait marcher, écarte les jambes, se plante là sur le promontoire où il s'est hissé.

Car, après tout, la mise à distance en bonne méthodologie signifie l'écart, le recul que l'on prend pour mieux voir : l'objet que l'on isole dans une éprouvette, par exemple, pour être au moins certain que l'observateur ne perturbe pas le comportement de l'observé. C'est le classement aussi par quoi commence finalement tout savoir - l'ordre que le grec nomme τάξις ; mais la définition également, bien sûr.

C'est encore la mise en ordre de bataille d'une armée - et la hiérarchie qu'elle implique ; or, dans une guerre de quoi s'agit-il sinon de repousser l'ennemi et donc là encore de conduire ses troupes ?

Mais c'est aussi, geste par excellence, cette expulsion que suppose la gestation - le commencement de tout - qui désigne assez bien ce que cet mise à l'écart peut aussi avoir d'éminemment positif sitôt qu'il s'agit d'un processus que l'on entame.

La mise à distance, qui est une mise en ordre, est la forme que prend ainsi tout commencement. C'est le geste de qui veut mettre de l'ordre ; sortir de la confusion et du chaos. Ce n'est peut-être pas tant la forme que prend l'être que celle que revêt son commencement ; sa naissance.

Ce qui est évident, c'est combien les grecs persuadés de l'emprise finale du chaos, enfermés qu'ils étaient dans une conception cyclque.

C'est bien cela qui est troublant dans ce geste et qui mérite qu'on s'y attarde.

Cette mise à distance - le fait de poser à l'écart, derrière ou en dessous, est donc bien un acte de fondation qui implique tous les gestes qui suivront et résume tant le commencement de la pensée que celui de l'être - sa gestation.

Il n'est, à ce titre, pas anodin, que le Βασιλεύς qui en est l'auteur, soit en même temps celui qui vient, qui ad-vient. Celui qui s'approche en même temps que celui qui éloigne.

Ambivalence obsédante qu'il faut tenter de comprendre, sinon de résoudre.

Incompréhensions et boucles de rétro-action

Il est un passage dans la 1e lettre aux Corinthiens qui mérite attention à cet égard :

Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse:
nous, nous prêchons Christ crucifié ; scandale pour les Juifs et folie pour les païens,(59)

Comme si, quelque chose du geste fondamental n'avait pas été compris. Pas étonnant de ce point de vue que cette référence parallèle aux juifs et aux grecs : ce sont ceux-là même auxquels fait référence Galates, 3, 28 pour rappeler qu'après le baptême, l'individu naît, qui cesse de se réduire à ses appartenances sociales ou politique ; les mêmes au reste qui sont l'objet de la mission d'évangélisation et représentent en même temps les deux grands courants intellectuels de l'époque, à l'intersection de quoi se trouve Paul, issu des grecs des Septante.

Il est ainsi quelque chose que ni les uns ni les autres n'auraient entendu ou compris, qui pourtant bouleverse tout.

εὐαγγέλιον c'est, traduit-on usuellement la bonne nouvelle où l'on retrouve, l'ange, le messager, celui qui porte un message αγγελοω. Il y a donc bien, dans la révélation, quelque chose de bon, de bien, mais qui se veut radicalement nouveau et que les traditions anciennes auraient méconnu.

Ce que disent les versets qui précèdent, tient au rôle de pédagogue que remplit la loi avant que n'advienne la foi. La règle était donc provisoire, à quoi il fallait se soumettre ne serait-ce que pour éviter de sombrer dans le péché, mais n'était qu'un paravent, une protection provisoire : le lien qui s'était noué, n'était peut-être que celui de la cité ; en arrière-fond, le seul lien qui prévale, est celui qui noue l'individu à Dieu lui-même. Le reste n'étant qu'apparence.

Le terme revient souvent dans le Nouveau Testament et si le pédagogue est d'abord l'esclave qui conduit l'enfant à l'école le terme est d'autant plus intéressant qu'il comporte ἄγω, que nous avons à maintes reprises rencontré déjà, qui signifie à la fois mener, conduire, mais aussi élever mais encore diriger. La relation du créateur avec ses créatures est de l'ordre de l'enseignement.

Que dit cet ordre que les grecs n'auraient pas vu non plus que les juifs ?

- que le lien est direct

- l'interdit de la violence

- la rupture du cycle

Incompréhensions grecques

la 1e : le retour au chaos initial

Il ne faut jamais oublier combien l'approche grecque du monde demeure finalement très pessimiste : un monde repose sur le chaos - entendu à la fois comme vide et comme désordre - sur lequel la seule loi qui domine est la nécessité - Ἀνάγκη - celle qui fait les hommes passer, naître peut-être mais nécessairement mourir. S'il est un monde, c'est-à-dire un ordre, il ne peut qu'être provisoire et parce qu'il repose sur le chaos, n'épuise en tout cas pas le réel. La lutte de l'homme, c'est cela, tenter de créer, au milieu de ce chaos, un îlot d'ordre qui nécessairement disparaîtra, mais qui de surcroît conduit irrémédiablement l'homme vers l' hybris - ὕϐρις - la démesure. S'il n'y a pas chez les grecs de péché, au sens où l'entendra le christianisme, l'ὕϐρις représente cependant la faute fondatrice mais surtout une faute que l'homme est irrémédiablement conduit à commettre ce qui fera écrire à Anaximandre combien la vie conduit invariablement à l'injustice et que la meilleure chose qui eût pu arriver à un homme c'est de ne pas être, et, au moins de mourir le plus tôt possible.

De la philosophie à la morale, de la pensée à l'acte, cette idée sédimente tout l'espace grec : il rend possible la philosophie parce qu'après tout, s'il est un ordre, fût-il limité et provisoire, on peut tenter de le penser ; s'il est une nécessité, on peut essayer d'en atténuer les aspérités - d'où l'omniprésence de la tempérance comme norme éthique. Dès lors, la pensée comme la fondation de la cité ne sont jamais que des efforts désespérés non pas pour combattre le chaos, mais pour préserver, pour l'homme un espace où ils puissent se mouvoir et tenter d'être, au minimum possible, source d'injustice.

L'idée même d'un temps cyclique renforcera ce pessimisme foncier : ce cercle, cet incurvation du monde, qui fait se tourner les hommes autour de la répétition de la même outrance, de la même injustice à quoi ils ne sauraient se soustraire.

Ce qui est caractéristique de la démarche grecque c'est l'absence de textes sacrés et donc aussi de prophètes. Même les dieux, tout puissants qu'ils peuvent être, ont été engendrés et ne tiennent leur position que de la mort de leurs pères et du sort tiré qui aura distribué les rôle d'entre Zeus, Poséidon et Hadès. Nul ne détient le savoir absolu et nul ne peut parler au nom de ce dernier. Le prophète c'est celui qui rend visible, qui au nom d'un autre, proclame, affirme, interprète. Or, il n'est personne à la place de qui parler.

Le reproche adressé aux grecs c'est bien, en dépit de leur sagesse - philosophie - ne n'avoir pas su reconnaître Dieu. Au sens littéral, c'est exact mais c'est peu dire ; en tout cas pas assez.

Pour le comprendre, il faut revenir au texte de la Genèse et, en particulier, aux récits de la faute originelle ainsi qu'à celui du meurtre initial, d'Abel par Caïn (60)

A première vue, un récit on ne peut plus classique d'un interdit enfreint qui donne lieu à expulsion. Où l'on retrouve la marque d'une mise à distance qui relève de la loi et donc de l'autorité de qui l'édicte.

Sauf à considérer que rien ne se passe tout à fait comme d'ordinaire : l'ordre qui a présidé à la création n'est pas rompu et le lien entre Dieu et sa créature, non plus. On le verra à trois reprises : Adam et Eve sont expulsés mais pas tués ; à l'instar de Caïn qui, en plus, portera la marque empêchant que quiconque le tue ; les hommes seront dispersés mais pas éliminés à la suite de l'érection de la tour de Babel.

C'est un peu comme si, là où il devait y avoir lien, il y aura mise à distance ; et où il devrait y avoir rupture, il y a alliance. Schéma effectivement exactement inverse de celui de la démarche grecque qui s'efforça de construire un monde contre le chaos ambiant ; ici se construit un monde d'ordre à l'écart de quoi il est impossible de se situer, mais dont la distance est la mesure de la faute.

Ce qui change tout, c'est que la relation est continuée ; en réalité médiatisée. Sous l'aune de la révélation, le lien se perpétue à la fois par les professeurs et les prophètes et par la loi. Comme si l'interdit initial n'avait pas été explicite ou qu'une fois enfreint, il fût impossible de revenir en arrière, et que la loi eût précisément comme objet, certes, de fixer le droit chemin mais, surtout, de maintenir cet ordre. Qu'il fallût en expliciter le contenu une première fois par les sept lois données à Noé (61), puis par les 613 commandements de la Torah. Comme si, ici comme là, la clarté devait venir de l'ex-plicitation ; de la mise à distance. Tout est toujours/déjà contenu dans la Parole première - et donc dans l'interdit initial : après, , de la Table de la Loi, à la Révélation offerte par le Messie ne sera jamais que répétition, exégèse - εξηγησις, exposition de faits historiques : la répétition est un fait de raison - on n'y entend jamais que le même sous l'aune de la quantité et n'y envisage jamais l'ordre que comme l'occurence infiniment reproduite de la même relation causale ; elle est un principe d'organisation : ainsi ces autorités descendantes et de plus en plus subalternes qui garantissent dans un corps d'armée que l'efficacité sera toujours reproduite par le supplétif en cas de défaillance de la première ligne ; elle est un principe démocratique, en tout cas un principe propre à tous les systèmes (62),

On le voit, l'ordre institué ne se fait pas contre Dieu, ou le tohu-bohu initial mais avec : tout à fait révélateur le fait que l'un de ces commandements consiste précisément dans l'obligation faite à chacun d'écrire lui-même un livre, de perpétuer la loi, non seulement par ses actes mais aussi par sa propre parole.

S'il y a un monde où, cherchant la vérité et des règles de vie, ce que l'on rencontre, ce n'est pas le monde, c'est un livre, le mystère et le commandement d'un livre, c'est bien le judaïsme, là où s'affirme, au commencement de tout, la puissance de la Parole et de l'Exégèse, où tout part d'un texte et tout y revient, livre unique, dans lequel s'enroule une suite prodigieuse de livres [...].
Maurice Blanchot (63)

C'est assez dire que s'il est une aire où être et pensée, être parole se rejoignent, c'est bien ici.

On a affaire ici à une double série de médiations ce que signale assez bien la lettre aux Galates dans le passage précédant immédiatement le il n'y a plus ni juif, ni grec ... déjà cité :

3, 17 Τοῦτο δὲ λέγω, διαθήκην προκεκυρωμένην ὑπὸ τοῦ θεοῦ εἰς (N εἰς χριστὸν → –) χριστὸν ὁ μετὰ ἔτη (N ἔτη τετρακόσια καὶ τριάκοντα → τετρακόσια καὶ τριάκοντα ἔτη) τετρακόσια καὶ τριάκοντα γεγονὼς νόμος οὐκ ἀκυροῖ, εἰς τὸ καταργῆσαι τὴν ἐπαγγελίαν. Voici ce que j'entends : une disposition, que Dieu a confirmée antérieurement, ne peut pas être annulée, et ainsi la promesse rendue vaine, par la loi survenue quatre cents trente ans plus tard.
3, 18 Εἰ γὰρ ἐκ νόμου ἡ κληρονομία, οὐκέτι ἐξ ἐπαγγελίας: τῷ δὲ Ἀβραὰμ δι’ ἐπαγγελίας κεχάρισται ὁ θεός. Car si l'héritage venait de la loi, il ne viendrait plus de la promesse ; or, c'est par la promesse que Dieu a fait à Abraham ce don de sa grâce.
3, 19 Τί οὖν ὁ νόμος; Τῶν παραβάσεων χάριν προσετέθη, ἄχρι (N ἄχρι → ἄχρις) οὗ ἔλθῃ τὸ σπέρμα ᾧ ἐπήγγελται, διαταγεὶς δι’ ἀγγέλων ἐν χειρὶ μεσίτου. Pourquoi donc la loi ? Elle a été donnée ensuite à cause des transgressions, jusqu'à ce que vînt la postérité à qui la promesse avait été faite ; elle a été promulguée par des anges, au moyen d'un médiateur.
3, 20 Ὁ δὲ μεσίτης ἑνὸς οὐκ ἔστιν, ὁ δὲ θεὸς εἷς ἐστίν. Or, le médiateur n'est pas médiateur d'un seul, tandis que Dieu est un seul.
3, 21 Ὁ οὖν νόμος κατὰ τῶν ἐπαγγελιῶν τοῦ (N τοῦ θεοῦ → [τοῦ θεοῦ]) θεοῦ; Μὴ γένοιτο. Εἰ γὰρ ἐδόθη νόμος ὁ δυνάμενος ζῳοποιῆσαι, ὄντως ἂν (N ἂν ἐκ νόμου → ἐκ νόμου ἂν) ἐκ νόμου ἦν ἡ δικαιοσύνη. La loi est-elle donc contre les promesses de Dieu ? Loin de là ! S'il eût été donné une loi qui pût procurer la vie, la justice viendrait réellement de la loi
3, 22 Ἀλλὰ συνέκλεισεν ἡ γραφὴ τὰ πάντα ὑπὸ ἁμαρτίαν, ἵνα ἡ ἐπαγγελία ἐκ πίστεως Ἰησοῦ χριστοῦ δοθῇ τοῖς πιστεύουσιν. Mais l'Écriture a tout renfermé sous le péché, afin que ce qui avait été promis fût donné par la foi en Jésus Christ à ceux qui croient.
3, 23 Πρὸ τοῦ δὲ ἐλθεῖν τὴν πίστιν, ὑπὸ νόμον ἐφρουρούμεθα, συγκεκλεισμένοι (N συγκεκλεισμένοι → συγκλειόμενοι) εἰς τὴν μέλλουσαν πίστιν ἀποκαλυφθῆναι. Avant que la foi vînt, nous étions enfermés sous la garde de la loi, en vue de la foi qui devait être révélée.
3, 24 Ὥστε ὁ νόμος παιδαγωγὸς ἡμῶν γέγονεν εἰς χριστόν, ἵνα ἐκ πίστεως δικαιωθῶμεν. Ainsi la loi a été comme un pédagogue pour nous conduire à Christ, afin que nous fussions justifiés par la foi.
3, 25 Ἐλθούσης δὲ τῆς πίστεως, οὐκέτι ὑπὸ παιδαγωγόν ἐσμεν. La foi étant venue, nous ne sommes plus sous ce pédagogue.
3, 26 Πάντες γὰρ υἱοὶ θεοῦ ἐστὲ διὰ τῆς πίστεως ἐν χριστῷ Ἰησοῦ. Car vous êtes tous fils de Dieu par la foi en Jésus Christ
3, 27 Ὅσοι γὰρ εἰς χριστὸν ἐβαπτίσθητε, χριστὸν ἐνεδύσασθε. vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ.

- Dieu est le seul fondement, la seule origine de tout, autant du monde, que de la promesse faite au peuple d'Israël, qu'enfin de la loi.

- ainsi la loi n'est-elle pas le fondement ultime, mais déjà un outil; un moyen qui se justifiait (3,10) par les transgressions - et donc la faute. Elle est donc un intermédiaire entre Dieu et la promesse et fonctionne un peu comme une solution d'attente.

- cette loi a été édictée par des anges (ἀγγέλων) par le truchement d'un médiateur (μεσίτης). L'utilisation, ici, dans le texte grec de deux termes différents - mais n'oublions pas que Paul est à l'intersection des deux cultures grecque et juive et maîtrise assurément assez la langue pour mesurer avec exactitude la nuance de ce qu'il évoque ici - doit nous faire comprendre que nous avons ici affaire à deux moments, et deux acteurs, différents. Bien entendu parce qu'il s'agit dans les deux cas d'intermédiaire, ils se situent ; assurément ont-ils comme point commun de devoir être fidèle à leur mandant et il faudra revenir sur les conditions et formes de cette fidélité qui a plus qu'à voir avec la foi (fides) mais pour autant le rôle est différent : porter un message pour l'ange ; concilier deux parties pour le médiateur ; le premier est le porte voix de Dieu, il en réverbère la parole, en est en quelque sorte le relais alors que le second se trouve exactement sur la ligne de partage d'entre le divin et le monde humain avec la charge, certes, de relayer la volonté divine, mais dans le sens inverse, de témoigner des prières humaines. L'ange est être de parole ; le médiateur de dialogue.

Ce qui a, selon nous, deux conséquences :

- l'une, celle que mentionne Paul, revient à dire que la sujétion à la loi est sans doute nécessaire mais ne représente pas un terme absolu : au-dessus, il y a le service que l'on doit à Dieu ; il y a aussi la promesse, qui est l'essentiel, et qui doit engager l'humain en son entier, et non seulement dans sa stricte obéissance aux actes prescrits.

- l'autre, qui nous paraît radicalement nouvelle, consiste dans cette mission d'un médiateur - autre façon de dire qu'entre Dieu et les hommes, entre le monde divin et le monde humain il n'y a, décidément, pas d'opposition, pas de rupture, mais une indispensable continuité.

Au centre, au milieu : nous avons déjà écrit combien cette position mitoyenne se retrouvait autant dans des termes comme interdire, intercéder, interpréter mais aussi dans moyen - ce que l'on retrouve dans l'allemand Mittel.

S'il y a une série en cascade de porte-parole - ne songeons ici qu'à Moïse contraint lui-même de se donner un porte-parole en la personne de son frère Aaron (65) - que par ailleurs les prophètes peuvent tous être considérés comme tels, des porte-voix successifs ayant la responsabilité de répéter une Parole qui n'eût pas été entendue ou transgressée, en revanche il n'est qu'une seule référence explicite à l'avènement d'un médiateur :

Ésaïe dit alors: Écoutez donc, maison de David! Est-ce trop peu pour vous de lasser la patience des hommes, Que vous lassiez encore celle de mon Dieu?
C'est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe, Voici, la jeune fille deviendra enceinte, elle enfantera un fils, Et elle lui donnera le nom d'Emmanuel.
Isaïe 7,14 (66)

Or, précisément, Emmanuel signifie Dieu est avec nous.

Que la tradition chrétienne ait vu dans cette annonce, la promesse de l'avènement du Christ est incontestable. Pour autant, la promesse - et donc l'attente - d'un Messie fait partie de l'eschatologie juive et celui qui est ainsi oint, étymologiquement, a bien, outre l'avènement des temps glorieux de Dieu, celui d'être, d'entre les hommes, avec Dieu ou d'entre Dieu avec les hommes. Bref un médiateur.

Paul parle d'un scandale : on comprend bien qu'il évoque ici à la fois la puissance divine mise en croix et l'entourage on ne peut plus modeste qui est le sien, loin en tout cas des puissants du moment. Il faudra revenir sur ce qui ne peut que paraître comme provocation et demeure effectivement une pierre d'achoppement qui permette peut-être de faire le tri d'entre ceux qui peuvent encore entendre et ceux qui ne le peuvent déjà plus.

Mais ce qui importe ici c'est en quelque sorte l'antidote trouvé : nous avions dit qu'il n'est pas d'aller sans retour et qu'on ne pouvait finalement séparé que ce qui avait été lié : ce que les grecs redoutaient tant, le retour tragique au chaos initial que pas même l'ordre de la cité ne pouvait entraver - en tout cas que provisoirement - la tradition juive puis chrétienne l'a résolu par l'institution d'un double relais :

- quelque chose de l'ordre du divin présent dans la création comme pour empêcher la différence de se dissoudre et le monde retomber dans le désordre initial : le médiateur . Celui qui parce qu'il fait se rencontrer les deux parties les maintient en même temps face à face, différentes. Celui qui est opérateur à la fois de la distance et de la proximité.

- quelque chose de l'ordre de la délégation en cascade, qui des prophètes successifs à l'Envoyé pour descendre jusqu'à chacun des individus qui amène chacun à porter la parole, la reproduire et transmettre ; l'interpréter et la faire vivre. Comme si chacun était le lointain écho chargé de prolonger le lux fiat initial ! Car fait partie des 613 commandements l'obligation à chacun d' écrire un rouleau de Torah (Sefer Torah)

Maintenant, écrivez ce cantique. Enseigne-le aux enfants d’Israël, mets-le dans leur bouche, et que ce cantique me serve de témoin contre les enfants d’Israël.
Dt 31,19

La 2e : la question de la violence

Plus aisée à repérer elle n'en est pas moins fondatrice. Même si l'on trouve, ici et là, des textes assez explicites concernant la colère divine et les menaces non moins claires d'exterminer la race humaine pour sanction de ses transgressions, n'en demeure pas moins, qu'à partir de l'Exode en tout cas, Dieu répond toujours aux manquements humains par la grâce d'une alliance renouvelée.

Il y a bien ici et là, signe où la tradition voyait un dieu jaloux, quelques colères et regrets :

L'Éternel vit que les méfaits de l'homme se multipliaient sur la terre, et que le produit des pensées de son cœur était uniquement, constamment mauvais;
et l'Éternel regretta d'avoir créé l'homme sur la terre, et il s'affligea en lui-même.
Gn, 6,5-7

mais à ces colères, aux sanctions finit toujours par répondre l'alliance en tout cas à partir de l'épisode du veau d'or :

 
 L'Éternel dit à Moïse: Je vois que ce peuple est un peuple au cou roide.
Maintenant laisse-moi; ma colère va s'enflammer contre eux, et je les consumerai; mais je ferai de toi une grande nation.
Moïse implora l'Éternel, son Dieu, et dit: Pourquoi, ô Éternel! ta colère s'enflammerait-elle contre ton peuple, que tu as fait sortir du pays d'Égypte par une grande puissance et par une main forte?
Pourquoi les Égyptiens diraient-ils: C'est pour leur malheur qu'il les a fait sortir, c'est pour les tuer dans les montagnes, et pour les exterminer de dessus la terre? Reviens de l'ardeur de ta colère, et repens-toi du mal que tu veux faire à ton peuple. 
Souviens-toi d'Abraham, d'Isaac et d'Israël, tes serviteurs, auxquels tu as dit, en jurant par toi-même: Je multiplierai votre postérité comme les étoiles du ciel, je donnerai à vos descendants tout ce pays dont j'ai parlé, et ils le posséderont à jamais.
 
Et l'Éternel se repentit du mal qu'il avait déclaré vouloir faire à son peuple.
Ex, 32,14

Texte étonnant si l'on y songe, qui marque en tout cas un passage à partir de quoi, quand violence il y aura, elle ne sera plus le fait de Dieu mais des hommes eux-mêmes. Rachi avait déjà repéré la réaction différente lors de l'épisode Noé et Babel

Quel a été le plus grave péché, celui de la génération du déluge ou celui de la génération de la tour de Babel ? Les premiers n’avaient pas récusé le principe de l’existence de Dieu, les seconds l’ont récusé en entrant en guerre contre Lui. Et pourtant les premiers ont été anéantis, alors que les seconds ne l’ont pas été ! C’est parce que la génération du déluge pratiquait le vol et se livrait à des violences, d’où sa destruction, alors que celle de la tour pratiquait l’amour et la fraternité, ainsi qu’il est écrit : « une seule langue et des paroles identiques » (verset 1). On peut en déduire que la division est haïssable et que la paix est la valeur suprême (Beréchith raba 38, 6).

Signe que la violence est le marqueur du mal, de la faute ? Assurément si l'on songe que les sept commandements du Décalogue formulés sous la négative, concernent tous l'interdiction de la violence faite à l'autre, ou l'offense faite à Dieu.

Sans aucun doute si l'on entend que la violence se réduit finalement toujours à la négation de l'autre et donc à sa mise à distance et expulsion, pour le moins, dégradation et réduction à l'état de chose, pour le pire.

βιαζω - user de force, de violence, contraindre ; βια - la force vitale et par extension l'emploi de cette force - terme dont le latin a tiré vis - désignent l'emploi de cette force sans égard ni à la légitimité de son usage et donc sans égard à la loi non plus qu'à l'autre sur qui elle s'exerce. Même s'il est vrai que le concept est faible en ceci qu'il paraît toujours avoir une extension maximale - si l'on y prenait garde tout finirait par être entendu comme violence - mais compréhension nulle (67) et qu'avec Labica on puisse convenir que toute violence se donne toujours à voir en situation dont elle est le produit, on conviendra néanmoins que ce qui caractérise la violence tient à trois points :

- sa démesure

- l'infraction qu'elle représente à la loi

- la négation de l'autre allant de pair avec sa propre prééminence.

Le monde grec, sans doute autant que le monde juif, est un monde violent mais ce qui les distinguera toujours c'est que pour un grec, la mesure, l'ordre, la tempérance sont acquises contre le réel et encore ceci ne l'est-il que provisoirement tant l'ὕϐρις domine et emporte tout sur son passage. Le grec se sait emporté par elle, et ignore jusqu'à la limite où débute sa dérive. Le juif, lui, le sait : depuis l'origine ; connaît les bornes à ne pas franchir. Parce que l'être est conflit, le grec le sait irrémédiable ; parce que l'être est Parole, le juif le sait évitable - sans pour autant y parvenir. La violence est toujours marquée du sceau de la fatalité pour le premier ; de l'infamie et de la transgression pour le second.

Aux yeux de Paul, ce que les grecs n'ont pas compris, c'est que la seule allégeance à la cité comme prévention à la violence, non seulement n'était pas efficace mais surtout cause de sa reproduction indéfinie et que seule l'allégeance, au delà de la loi à un Dieu qui ne fût pas sacrificateur mais au contraire promesse d'alliance, représentait la voie à la fois spirituelle et temporelle pour contenir la violence. Mettre la force - vis - au service de la Parole : il faudra bien plus tard se demander ce que signifie alors servir quand tout dans la pensée grecque est aspiration à la liberté. Mais ce qui suffit ici est de comprendre que c'est la sujétion de la loi elle-même à la volonté divine, et donc sa réalité de simple outil provisoire, la mise en évidence que toute appartenance locale à tel peuple ou telle organisation ne vaut que pour autant qu'elle ne fasse pas obstacle à la seule appartenance qui doit prévaloir. Et seul truchement pour éviter la violence.

la 3e : la rupture du cycle

St Augustin s'en était rendu compte assez vite : l'idée même d'une création initiale rendait caduc le temps cyclique où se déployaient les grecs. Dès lors, il y eut, et ne pouvait qu'y avoir, un événement, par définition unique, dont toute répétition eût semblé absurde. La théologie chrétienne fait entrer l'histoire par la grande porte, une histoire dont on sait qu'elle a un sens, de la création au Jugement dernier, ponctués qu'elle est par des phases successives qui sont toutes des conséquences logiques les unes des autres, même si la dimension répétitive n'en est pas absente, ne serait ce que celle des transgressions humaines appelant la répétition de la loi et le renouvellement de l'alliance - une répétition, au reste, qui autorise aussi une compréhension de celle-ci. Le temps cyclique n'est sans doute pas la cause de l'incompréhension grecque, elle n'en est pas moins la forme qu'elle prend - et le pessimisme foncier qu'elle implique. Avec le temps linéaire, ce n'est pas seulement l'histoire qui entre, mais aussi l'espérance - celle de la promesse même s'il ne va pas sans les menaces que toute eschatologie finit toujours par faire peser.

A la place ou, mieux dit, superposé sur le temps cyclique de la nature, des astres ou des saisons, un événement qui permet de désigner une origine ultime, une fin probable, en tout cas interdit toute répétition autre que formelle ou superficielle ; ne fait plus encourir le risque permanent du chaos. Ce qu'il change - et la promesse qui l'accompagne - tient en ceci précisément que la menace n'est plus à scruter du côté de la nature mais de l'homme qui en est le seul véritable protagoniste. Inquiétant, certes, mais destinal, non plus jamais !

La question n'est pas tant, ici, celle de la nature du temps - elle reviendra par la bande, sous l'aune de celle de l'éternité face au temps de la création, et ce, dès St Augustin - car il demeure en tout état de cause la façon dont nous pouvons entendre le mouvement dont il est le nombre. Elle sera bientôt celle de l'articulation entre ce qui se meut, change, s'altère ou se bonifie, entre ce qui naît et meurt - qui est du domaine de la création et donc de l'homme - avec ce qui est qui relève du créateur. Sera celle de la transcendance ainsi posée qui effectivement change tout : quoiqu'il arrive, il y a une issue ! Bien évidemment on pourra toujours entendre cette transcendance comme subterfuge génial sous forme d'opium que l'on proposera au peuple pour qu'il ne remette pas en question les rapports de force économiques et politiques ; bien sûr, on pourra y voir avec Nietzsche, quelque chose du ressentiment que le faible nourrit à l'égard d'une réalité trop contradictoire et féroce pour qu'il parvienne à la maîtriser : ce sera l'objet de tous les soupçons du XIXe siècle dont le XXe n'a pas épuisé les délices. Non, ce qui importe, et ceci sera encore plus net quand il s'agira d'envisager les rétroactions, c'est combien, ce cercle - κυκλος - brisé, allait modifier non seulement l'homme lui-même mais le rapport avec l'être.

Le cercle, ce qui est courbé, on le sait, est la forme même que prit à Athènes la démocratie et l'on n'aura jamais assez dit que la naissance concomitante, dans le même espace, de la démocratie et de la mathématique avait été déterminante. Le cercle décrit bien ainsi un espace homogène, qui, à partir d'un point défini, dessine une infinité de points à équidistance de ce dernier qui peut à merveille, au contraire du triangle, dessiner, non la hiérarchie, mais la stricte égalité de citoyens qui, se rendant sur l'agora, renoncent à tout ce qui leur est particulier pour s'enquérir des affaires communes. Mais c'est un espace clos, comme l'est celui de la cité, se protégeant par ses remparts contre tout ce qui d'extérieur et étranger ressemble aux menaces du chaos.

En étant linéaire, le temps ouvre l'espace et celui de ses possibilités :

ouvert = aperio

ouvrir : ανοιγω qui veut dire aussi découvrir révéler ou οιγω

en grec fermer klesis d'où clé, cloître avec variante autour de repousser απωθεω

 

Incompréhension juive

Elle tient aux signes. Toute l'histoire depuis le récit de la Genèse n'est que celle de signes envoyés par Dieu, et qui furent rejetés ou reniés. Nul texte n'est plus révélateur que celui cité plus haut où est évoqué ce peuple à la nuque raide. C'est que les relations entre le créateur et son peuple sont tout sauf simples et, on l'a dit, ponctué d'alliances renouées, de lois sans cesse précisées. Un peuple rétif aux injonctions ou un peuple simplement libre ?

Si cette question n'entre pas dans le champ de notre interrogation et - tout au plus reviendra-t-elle à l'occasion de l'étude de la notion de service, il faut en tout cas bien admettre que cette relève de la loi qui signifie d'abord la relève de toute appartenance sociale, matérielle, au profit de la seule allégeance spirituelle, impliquera d'abord l'ouverture de la promesse à l'humanité tout entière : ce qui se joue ici, qui est précisé lors du concile de Jérusalem, n'est autre qu'empêcher que le christianisme demeure une secte comme il y en eut tant d'autres et devienne au contraire catholique, c'est-à-dire, universelle.

Erreur sans doute que celle de réduire la promesse à la seule émancipation d'un peuple, à la seule indépendance d'une terre quand il s'agissait bien plutôt d'une libération spirituelle ; métaphysique.

Ce qui se joue ici, c'est au contraire de la distance que l'on établit, l'approche que l'on justifie : où l'autre, loin d'être ennemi, loin d'être même seulement étranger- ξενος - est seulement celui qui s'approche, celui que l'on accueille, que l'on reçoit - l'hôte. La distance reste marquée d'avec le créateur - les textes foisonnent de l'Exode à l'Apocalypse pour rappeler combien la vue de Dieu est insoutenable pour l'homme et qu'ils doit se tenir à distance mais elle est atténuée par l'alliance d'une part ; et niée d'autre part d'entre les hommes eux-mêmes.

Ce seront paradoxalement les chrétiens qui rappelleront le juif à sa propre identité par les incessants progromes et les insupportables exterminations dont il fut l'objet, mais, en soi, du point de vue religieux sinon métaphysique c'est bien au dépassement de la nation à quoi l'on assiste ; à une renaissance : celle de l'humanité.

Boucles de rétro-action

C'est en cela qu'on peut parler de boucle : ni le créateur qui cesse d'être vengeur, ni l'homme ne restenr insensibles à la relation qui s'instituent là. La relation qui est constante et constamment changeante, distance raccourcie ou prolongée en un cycle permanent, modifie à la fois la représentation que l'on se fait de dieu et de sa volonté mais celle également que l'homme se forge de lui-même.

Ce sont ces boucles qu'il faut désormais regarder qui concernent :

- la loi

- la connaissance (et donc l'enseignement)

-

 

 

livre I : il s'adresse aux puissants et aux sages


59) 1 Corinthiens 1,22

60) Gen,2,17 et tout le chapitre 3 pour la faute ; le chapitre 4 pour le meurtre initial

61) les sept commandements de la loi noachide : on observera qu'il n'y en a qu'un seul qui soit positif et qui concerne l'institution de la loi elle-même quand les six autres sont négatifs en relevant de la proscription

établissement des tribunaux
interdiction de blasphémer
interdiction de l'idolâtrie
interdiction des unions illicites
interdiction de l'assassinat
interdiction du vol
interdiction de manger la chair arrachée à un animal vivant.

 

62)L Sfez, CRITIQUE DE LA COMMUNICATION, Seuil 1992

63) Maurice Blanchot, L'Entretien infini, Paris, 1969

64) j'ai évoqué déjà à plusieurs reprises le sens de aggelos, notamment dans ce texte qui constitua les prémisses de ma morale

65) Ex 4, 10-17

66 ) Isaïe 7, 13-14

67) G Labica Pour une théorie de la violence