μεταφυσικά

SFEZ:
CRITIQUE DE LA COMMUNICATION 1

 

Mon premier voyage en Californie. San Francisco grandiose, ensoleillé. En rupture avec l'obscure clarté de l'hiver parisien. Visite à Berkeley: je ne dispose cette fois-ci que de trois jours. J'ai demandé à voir Martin Landau, spécialiste bien connu des théories des organisations. Très vif, aigu, original, il parle à toute allure. Ma question: l'utilité et l'usage des métaphores en science des organisations. Quid de la métaphore de la machine et de l'organisme? Machines administratives, sociales, répressives et tutélaires. Réponse: «Savez-vous pourquoi le 747 est l'avion le plus fiable du monde ? C'est que ses quatre systèmes de commande et de régulation - un pour chaque moteur - sont indépendants les uns des autres. Et qu'en plus le pilote dispose d'un système de régulation manuel , indépendant des quatre précédents.» Telles furent les premières déclarations de Landau. Images, bien sûr, mais auxquelles Landau donne pleine signification: ces cinq commandes hydrauliques sont des preuves de redondance. Si l'une tombe en panne, la panne ne gagne pas les quatre autres. Ainsi de nos sociétés complexes, démocratiques, pluralistes, qui sont les plus fiables du monde, car elles sont marquées - encombrées, disent certains - par la prolifération d'instantes redondantes, caractérisées par leurs imbrications et leur chevauchements (overlap). Pourquoi tant d'instances judiciaires, législatives, de contrôles budgétaires, de circuits formels et informels qui assurent souvent en tout ou partie la même tâche. Parce que les décisions ainsi prises sont sans doute les plus rationnelles possibles. Pluralisme et bargaining sont ainsi instruments de rationalité. Ce n'est pas seulement affaire de démocratie. C'est surtout affaire de "fiabilité". Chaque instance, par ses résistances et ses propositions, aide ainsi l'ensemble des instances. La démocratie est le plus fiable de tous les régimes. La complexité du 747 s'achève dans la démocratie technopluraliste du 747. A deux questions perfides que je lui posai («Faut-il alors en déduire que tous les régimes qui ne relèvent pas de vos critères de démocratie occidentales seraient moins fiables?» ou encore «Peut-on supposer que des régimes totalitaires recèlent en leur sein des redondances qui leur permettent la fiabilité? » Landau répondit en me proposant généreusement d'aller dîner. Je regrette aujourd'hui un peu ma perfidie. Car on peut distinguer deux aspects dans son analyse:

1 L'affirmation selon laquelle la démocratie en raison de ses redondances est le régime le plus fiable du monde: cette première assertion, je la qualifie toujours d'idéologique. La démocratie à l'américaine serait-elle vraiment parée de toutes les vertus? Le pluralisme conflictuel serait-il vraiment le seul susceptible de nous porter vers une rationalité optimale, limitée ou non ? Voilà qui est douteux. J'avais déjà fait le procès - il y a quinze ans - de cette eschatologie à propos de Dahl, de Simon et de quelques autres. Je n'y reviendrai pas.

2. Mais cette première assertion, dont Landau dans son enthousiasme prosélyte pourrait bien se passer, en cache une beaucoup plus sérieuse. La fiabilité de toute organisation passe par sa complexité et la complexité passe en particulier par des phénomènes de redondance. Voilà le bon grain détaché de l'ivraie. Dans ce cas, les redondances de la démocratie occidentale ne sont que des cas particuliers de la fiabilité par redondance des régimes politiques.
Ainsi formulée (par moi et plus tard), cette deuxième assertion permet de prendre au sérieux les analyses de Landau et des spécialistes d'organisations qui, comme lui, se servent de la métaphore de la machine et de l'organisme, du métaconcept de "complexité" pour discerner les réalités du fonctionnement des organisations.

Mais, sur le moment, je ne songe pas encore à interpréter, à chercher dans l'autre la part de sens qui l'habite: je suis consterné. Je n'ai pas encore la pratique de la côte Ouest. Ce langage trop direct me déplaît. Ces transpositions sauvages des métaphores me navrent. Vieux monde trop délicat. Ce qui me frappe le plus, c'est la prégnance du machinique et de l'organique dans les conversations quotidiennes, dans la presse, la publicité. La communication, son développement, sa critique, passent par là. Cette nation qui a produit le plus de machines a produit en même temps l'idéologie "machinique" maximale. Se sert-elle des techniques de communication pour la porter? Ce serait peu dire. Car l'idéologie machinique est la communication même. Du moins, je le pressens fort. Sans doute, la métaphore de l'organisme, c'est-à-dire le corps avec sa complexité, fait-elle contrepoids à l'image machinique, dans le quotidien. Mais les deux constituent la communication, la culture, la pensée. En somme, le produit serait devenu producteur. La copie aurait dévoré le modèle. Le docteur Frankenstein gouverné par sa créature, qui se substitue à lui. Voilà ce qui me traverse l'esprit.

Mais aussi autre chose: pendant ce temps, l'Europe en crise, rêve sur la Californie, la Silicon Valley, ce mixte technologies-affaires, qui se présente comme l'avenir de l’univers.(2) Les modes américaines nous parviennent avec retard. En imitant la Silicon Valley, nous allons lui emprunter sa culture. Urgence de la critique. D'une critique sociale, d'une critique épistémologique, aussi. Elles sont indissociables.


1) L Sfez, CRITIQUE DE LA COMMUNICATION, Seuil 1992

2) Se présentait en 1984. Car, depuis, les faillites abondent. Restructuration ou déclin? Restructuration, semble-t-il.