μεταφυσικά
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De l'ordre et du désordre

Petit rappel

Il va de soi que le mot ordre, ne serait ce que parce qu'il engage à la fois le sens d'organisation et celui de commandement pose question et laisse pour le moins entrevoir le lien entre la connaissance et le pouvoir, entre métaphysique et politique : celui qui commande ne fait pas autre chose que celui qui pense : il met de l'ordre, de l'organisation, là où il n'y en avait pas, où en tout cas on a cru qu'il n'y en avait pas. Même démarche !

Or, le terme grec pour dire ordre n'est autre que κόσμος - cosmos - qui désigne à la fois l'ordre au sens d'ordonnancement ; la bienséance, la convenance au sens moral ; la discipline mais aussi l'ordre de l'univers ; mais enfin la parure, l'ornement des femmes. Le latin dira aisément en ce sens mundus qui désigne l'univers, soit seulement le ciel ou la terre voire enfin comme en grec l'ornement des femmes. Mais le terme en parlant des choses dit aussi le net, le propre.

Le nom commun dérive de l’adjectif qui dérive du radical indo-européen commun mū - mouiller, laver.

Rappelons en outre quel le mundus désigne chez les Étrusques, une fosse, rite repris par les latins, une fosse circulaire destinée aux offrandes. Symbolique inversée du monde, la cité se devait d'avoir un axe horizontal (le cardo -nord/sud- et le decumanus -est/ouest- et un axe vertical. Son emplacement est défini par le rite de fondation des villes. On le retrouve évidemment dans celui de Rome (50) Remarquons à cet égard que le sillon, tracé tout autour, désigne l'enceinte de la ville tout ce qui se trouve en arrière est sacré et protégé, tout ce qui se trouve au-delà : le monde. Ce qui fait la ville (urbs) c'est le pomerium qui délimite un espace sacré. D'où le fait qu'il ne puisse être franchi, et qu'il fallut à Romulus lever le soc de la charrue pour désigner l'emplacement d'une porte. Espace protégé des influences néfastes de l'extérieur, sauf aux portes qui, pour ceci sont protégées par Janus.

Quant au terme désordre, il est, au moins en français, révélateur par sa tournure négative, de l'incapacité que nous avons à concevoir justement ce qui n'a pas d'ordre. Il trouve son équivalent avec chaos - χάος (idem en latin)

Une histoire d'origines ....

On l'a dit, ce qu'il y a de spécifiquement grec, dans la cosmogonie grecque, c'est bien cette idée que le monde repose sur le chaos et non, comme en théologie judéo-chrétienne sur la volonté créatrice d'un être transcendant. Le monde n'est pas originairement ordre : à suivre le sens des mots, il n'est pas monde. Quand on étudie attentivement le mythe de la fondation de Rome, et on peut assurément trouver des éléments semblables pour Athènes, on observe

- l'origine divine des fondateurs (idem pour Athènes)

- une cité fondée contre les voisines

- un monde perçu comme menaçant, mais aussi impur

- une cité qui se fonde à partir de rien ou très exactement à partir de la volonté de qui sait rassembler autour de lui une collectivité

Pour des raisons évidentes - Rome est une affaire d'émigrés, de sans terre voire de rescapés(51) - le thème de l'autochtone joue peu de place contrairement à Athènes, mais on y retrouve identiquement la représentation d'un monde hostile tantôt représenté par les luttes que les dieux se font entre eux, tantôt par celle qu'ils mènent contre les hommes.

Exister, pour un grec comme pour un romain, c'est survivre et donc, résister. On retrouve dans l'épopée des jumeaux toute l'ambiguité d'une volonté forte mais tirée de leur filiation d'avec Mars. Ces deux-là sont guerriers dans l'âme et pour qu'à la guerre puisse succéder la cité, il faudra que l'un meure. Mais à bien y regarder c'est de franchir l'enceinte sacrée qu'il meurt : d'avoir choisi le désordre plutôt que l'ordre ; le chaos plutôt que le cosmos.

Exister, c'est construire un monde, un ordre ; c'est à proprement parler en avoir un, s'en donner un.

Mais le chaos a deux sens : d'un côté il est vide, béance ; mais de l'autre il est mélange, informe. Tout impensable qu'il soit, ce vide est originaire d'après Hésiode. Mais si on l'entend ainsi, et si on suit la Théogonie, Khaos genet[0J, selon quoi le vide lui-même serait advenu, il faut bien admettre que de ce vide- ou de ce méta-vide - naîtrait quelque chose. On n'est pas si loin de la création absolue, ex nihilo, et très proche de ce que Parménide récuse : l'idée que de rien puisse surgir quelque chose quand tout en notre raison pousse à proclamer ex nihilo, nihil.

Il n'y a pas à s'étonner alors que ce soit plutôt le second sens qui prévalût : celui de mélange car il est certainement plus aisé à comprendre que du désordre, même pas hasard, finisse par surgir un ordre, même instable. Le modèle assurément est démocritéen ; on le retrouve chez Lucrèce avançant la déclinaison (clinamen) des atomes. Mais si du côté de la physique, l'organisation de l'être semble devoir être aléatoire, on voit bien que du côté du monde humain c'est par la constitution de la polis que cet ordre, volontairement institué, finit par apparaître.

On retrouve ce même sens jusque dans la Bible. L'idée apparaît au verset 2 du texte de la Genèse sous la forme du tohu-bohu (stupéfaction, vide, solitude) : idée d'autant plus étonnante qu'ici c'est bien un être qui produit de l'être, qui crée, mais semble devoir le faire en deux temps comme si à l'idée de création ex nihilo, il fallut nécessairement adjoindre celle d'organisation, dans un second temps. (52 et 56 )

Où l'on retrouve l'idée de processus : être n'est pas égal à ordre mais à organisation. Et, de ce point de vue, la perspective créationniste n'y change rien sauf à considérer - mais effectivement cela change tout - qu'on y a un Être qui en quelque sorte donne un coup de pouce, l'inflexion initiale.

Désordre, chaos au sens de vide, il y a ici l'aveu initial d'une raison qui crie non possumus en ce qu'elle ne parvient à saisir que ce qui est rationnel, qu'elle n'a donc affaire qu'à des représentations. Cette question est celle de la théorie de la connaissance et sans doute Heidegger n'a-t-il pas tort d'affirmer que la formule parménidienne être = pensée a plutôt été entendue du côté de la pensée que du côté de l'être. La question mérite évidemment d'être entendue et elle touche au plus près à la condition de possibilité même de la connaissance mais entendue de ce côté-ci elle n'est pas métaphysique. Ce qui l'est, en revanche, c'est de poser l'état initial de l'être comme polemos, contrariété, comme ce qui produit sinon un ordre, en tout cas des déterminations qui font les dieux, les rois et les esclaves.

 

... une histoire de fondation

Je ne tiens pas pour anodin que l'on nommât mundus cette fosse où l'on ensevelit ni que chacun, puisqu'il était d'ailleurs, y plaça un peu de la terre de ses origines. Ce qui fait l'ordre que l'on est en train d'instituer relève de l'enfouissement - d'autant mieux, du reste, que tout au fond, à bien lire le mythe, c'est bien encore un cadavre qui marque l'origine ultime : la mère des jumeaux punie d'avec été violée par un dieu ! Derrière toute érection de monument, sous toute édification de temples, on finira toujours par trouver au moins une crypte, voire une fosse ...

Je ne tiens pas pour anodin que le forum qui marquera le centre politique de la cité, comme ce fut le cas pour l'Acropole, fût initialement un lieu du dehors, un cloaque et même une fosse. Si quelque chose de ces rites antiques devaient rejoindre la thèse d'heideggerienne de la vérité comme dévoilement, et, par là-même, rejoindre Héraclite et Anaximandre, c'est bien cet enfouissement-ci pour autant que dé-voilement ne peut qu'être l'autre moment d'un voilement initial. Le voici symboliquement suggéré. Cette cité, qui se veut institution d'un ordre contre le désordre ambiant et la rudesse du monde, qui se veut pour cette raison même la symbolique inversée du monde, plonge ses racines, loin dans la terre, au creux même de ce foyer autour de quoi tout tourne et dont Hestia est la grande égérie, et les Vestales les officiantes. Or, Heidegger le rappelait la racine d'où est tiré Hestia donne aussi être en allemand (wesen) au sens de ce qui demeure, habite. Figure inversée du monde, figure inversée du chaos, la cité met en bas ce qui est en haut et inversement ... qu'est-ce à dire sinon le risque de l'ὕϐρις. Toute la modernité s'est insurgée contre la dichotomie nature/culture , trop simple, tellement binaire, non sans raison ; quelque chose de juste s'y niche pourtant : la culture est une offensive en règle contre la nature. Nous avions écrit qu'être c'est vouloir être mais il y a de la résistance dans ce vouloir être : être, pour l'humain c'est précisément vouloir ne pas être comme la nature ; c'est vouloir le contraire sinon du polémos en tout cas du chaos. Mais lutter contre la guerre c'est encore la reproduire ; mettre de l'ordre pour en finir avec la contrariété c'est encore nicher de la contrariété car on le sait les protagonistes d'une lutte toujours finissent par se ressembler. Les latins sont des adeptes du dur ; du solide ; de la boite noire : ce qu'ils ne peuvent éradiquer, ils l'enracinent ; ils l'enfouissent. L'Antiquité est violente et ceci n'est pas vrai que pour Rome : le grec se savait vivre dans un univers cruel et rien n'est plus symbolique que cet Oedipe devant se crever les yeux pour voir la vérité en face ... S'il est un fossé entre Jérusalem et Rome, il est ici : d'entre les juifs qui attendent des signes mais ne les reconnaissent pas et les grecs qui attendent de la raison une sagesse. L'un cherche au-delà et en ceci le grec ne diffère pas : la caverne est ce dont il faut sortir, quelqu'en soit le coût ; certes le juif donnera à cet au-delà le poids d'une transcendance mais tous deux s'évertuent à sortir de la caverne. Être c'est sortir. Plus prosaïque sans doute, le romain lui adopte la démarche exactement inverse : il s'accommode de tous les rites, de tous les cultes, il sait être de nulle part et donc de partout. Rome s'arrange et se christianisera aisément quand elle comprendra le potentiel d'universalité qui lui sied. Rome ne fait pas que se créer un monde ; Rome s'offre un univers.

Regardons bien le mot (53) ; il dit l'essentiel : il y a quelque chose du retournement dans cette affaire comme il y en eut dans la longue marche hors de la caverne. Affaire de retournement, conversion, inversion ou diversion qu'importe ! Fonder c'est ramener tout en un, ramener en système ou en synthèse. Regardons simplement le soin attentif mis lors du traçage du poemerium, à bien ramener à l'intérieur de la limite la terre excavée par le soc de la charrue : que rien du mundus ne s'échappe. Fonder c'est fuir en dedans : le juif va chercher non pas tant une consolation qu'une réponse au-dehors, au-dessus, dans le ciel ; le latin au contraire, en dedans, à l'intérieur. S'il est un sens à habiter c'est ici qu'il faut le chercher. Indépendamment de la lecture très völkisch qu'Heidegger en donnera, il y a effectivement un sens à la collusion entre être et habiter. Habiter ce n'est pas seulement occuper un lieu c'est en réalité le créer ; ce qui passe par la séparation d'entre un dedans et un dehors. Être, c'est tracer l'espace de l'intime, ce qu'à la fois on souligne et tait, ce qu'à la fois l'on excave et enfouit. C'est au fond le même geste que de dire je et donc affirmer sa différence d'avec l'autre, quand même on y verrait plus de reconnaissance que de négation de l'autre, que de se définir un espace à soi que l'on habitera, un espace autonome donc. Geste grégaire ou profondément métaphysique que celui par lequel on affirme son être en marquant son territoire ? Il n'y a rien en tout cas à y relever de cet enracinement si cher à Heidegger : la terre n'est garante d'aucune vérité ; ne prémunit d'aucun mensonge : elle est le symbole ! un symbole inversé. Simplement !

Ce qui est peu dire : car cette inversion dit l'essentiel. On ne passe pas impunément du haut en bas ou du bas en haut ; on ne met pas le monde cul par dessus tête sans que quelque chose radicalement n'engage ce qu'être veut dire. Quand un Platon dessine les contours du monde des idées la tentation est grande évidemment de le lire avec les modèles que les chrétiens ont laissés et de voir dans le souverain Bien une représentation certes abstraite, dépersonnalisée en tout cas du Dieu créateur des juifs et des chrétiens. Prisme déformant, même si les textes prêtent à cette lecture, car c'est quand même oublier que même au plus près de l'idée de création, Platon y répugnera pour ne proposer dans le Timée que celle d'un architecte qui organise le monde mais ne le crée pas, et surtout pas à partir de rien.

To agathon : le souverain bien qui est en haut, là bas au dehors de la caverne, l'image droite de ce que les fondateurs enfouissent ou cachent. Jeu en miroir, et donc, oui, figure inversée, souverain bien et fosse mundus c'est tout un, juste inversé. Qu'est-ce à dire ?

Ce que l'on enfouit, tout mélangé : poignée de sa terre d'origine, prémices de ce dont use, dit Plutarque ; c'est l'essentiel qu'à la fois on enfouit mais encore que l'on mélange. C'est-à-dire, ni plus ni moins que le chaos. Fodere, creuser ; infodere, enterrer. Mais cet essentiel, c'est aussi ce qu'il y a de commun : le principe ou l'idée. Ce qui fait que la chose est intelligible, ce qui fait que du brouillon, du mélange indistinct l'on puisse nonobstant dire quelque chose, ce qui fait que, finalement, il y a bien un standard dans ce que l'on enfouit et tente de penser, réside bien dans le fait que ce soit à la fois originaire et précieux. Même mélange, la soupe n'est plus tout à fait telle qu'à l"origine, plus tout à fait chaotique: elle devient ce sur quoi on peut fonder quelque chose parce que subitement elle devient intelligible au moins par son absence, son invisibilité. Ce que l'on enfouit, c'est le principe. Comme si le principe d'ordre tenait dans la répétition du mélange.

Est-ce ceci que voulait dire Hésiode en affirmant que le vide advenait ?

Reprenons : au commencement était le chaos et ce chaos est polemos. Il faut entendre ce commencement comme ce qui précisément ne peut être entendu ; il y a un mur, à l'instar de celui de Planck, au-delà de quoi nous ne saisissons plus rien. Nous n'en avons ni le modèle, ni l'entendement. Se cantonner à une prudence méthodologique, c'est non seulement s'engager à n'en rien dire, mais simplement l'accepter.

Ordre <-> désordre

Ce que précisément désigne la légende des termites : une logique de répétition. Ce passage étroit qui relie ordre et désordre. Cette légende, au reste, on doit bien pouvoir la lire deux fois, selon que l'on suive le chemin qui va de l'ordre au désordre, ou, au contraire, du désordre à l'ordre.

On peut effectivement considérer que les termites constituent un principe d'ordre : ils sont programmés, par leurs instincts, à déplacer et poser des boules de glaise. La répétition de ce mouvement qui peut paraître aléatoire va produire de l'ordre : l'espace de la termitière. Pourtant malgré cela, il ne se peut pas que certain ne continuent pas à en poser n'importe où, en tout cas à l'extérieur de l'espace dessiné de la termitière. Autrement dit, l'ordre qui s'institue n'exclut pas le désordre, ne peut empêcher que simultanément se perpétue le désordre. Ce qui suggère, en tout cas, que le schéma binaire ordre/désordre ne signifie pas une alternative exclusive mais renvoie bien plutôt à un glissement continu et réversible de l'un à l'autre. C'est d'ailleurs à une similaire observation que von Frisch aboutit en constatant que si la danse des abeilles constituait bien un outil de communication permettant aux éclaireuses d'indiquer aux butineuses où se trouvait le gisement de pollen, ceci ne garantissait pas pour autant l'absolue efficacité de cet échange et n'empêchait donc pas certaines butineuses de voler ailleurs, n'importe où. Autrement dit, l'ordre n'empêche pas le désordre.

On peut à l'inverse considérer que le mouvement aléatoire (brownien ?) décrit par les termites est totalement désordonné et que nul n'est besoin de faire l'hypothèse haute d'un instinct qui les eût amené à un comportement déterminé et prévisible et que ceci n'empêche aucunement un certain ordre de se dessiner à partir de là, dans la mesure en tout cas où, l'espace étant limité, fini, la répétition du geste de poser une boule de glaise finira bien par créer un événement, une répétition. Autrement dit, le désordre n'empêche pas l'ordre.

Mais ce qu'il y a de plus intéressant finalement dans ce modèle tient à la réversibilité : ce qui peut paraître un échec de la communication des abeilles s'avèrera demain une opportunité : ces abeilles égarées finiront bien par trouver un nouveau gisement de pollen où butiner qui remplacera aisément le premier une fois épuisé. Les termites égarés, eux aussi, ouvrent la possibilité d'une nouvelle termitière évitant au réel d'être totalement monolithique.

Je suis sûr que çà et là, autour, quelques individus continuent, toujours, de déposer des boules au sol, pendant que s'élève la tour de Babel., Ces termites-là sont les gardiens du possible. Ils sèment du temps d'attente pendant que le cristal, à côté, solidifie les lois et le répétitif. (Serres)

On pourrait assurément se servir ici de l'exemple du vivant en même temps qu'intégrer l'entropie : à bien y regarder, le vivant est moins ordre qu'organisation ; il est processus continu qui néanmoins court à sa perte, à sa désorganisation, ce qui ne l'empêche pas de ménager des îlots de néguentropie - en se reproduisant par exemple.

Je vois ici deux leçons à tirer et à expliciter :

- ce que nous appelons monde ou cosmos, ordre ou organisation, a partie intimement liée avec la répétition - ce que ne dément assurément pas la notion de déterminisme(54). Après tout, une loi n'est-elle pas l'énoncé scientifique d'une relation entre phénomène qui soit suffisamment répétitive pour que l'on puisse énoncer que des mêmes causes découlent les mêmes effets. La notion même d'ensemble ne se définit-elle pas un ensemble d'éléments envisagés d'un même point de vue au point que nous nommions précisément désordre tout ensemble dans lequel on ne pourrait pas repérer un seul point commun ? Que la pensée aille du même au même et ne puisse envisager réellement ce qui échappe à toute norme on le peut lire jusque dans son effort à mathématiser le réel, à prendre les mathématiques comme langage, tant il semble impossible de penser hors une aune commune. Cette répétition se lit partout - et d'abord dans les mythes et les textes sacrés. Elle est bien entendu suggérée par la gémellité de Romulus et Rémus qui n'a pas que le sens victimaire qu'y a vu Girard mais elle est soulignée aussi par la première étape de la fondation qui est l'accueil d'Enée dans le Latium puis la fondation d'Albe la blanche. Elle est encore indiquée dans la fondation par Anténor d'une nouvelle Troie, comme première répétition, ratée, de la refondation d'un empire que Rome réussira.(55) . C'est, au reste, un mythe fondateur que celui de l'origine troyenne des peuples et des cités européennes qui essaimera tout au long du Moyen Âge comme si, désespérant de pouvoir trouver une quelconque origine, on ne la pouvait concevoir que comme l'itérative répétition de la même histoire : la fuite des rescapés de la guerre de Troie ; comme la suite logique de l'histoire grecque - et le mythe même de la fondation de Rome ne dit évidemment pas autre chose.
On la retrouve dans le tohu-bohu (56) du texte de la Genèse comme si, phonétiquement, le désordre originel que le Créateur va mettre en forme contenait déjà les premiers germes d'organisation. Dans les deux récits enchevêtrés de la création ; mais encore dans la création en deux temps de l'homme puis de la femme ; dans la donation de la Loi qui elle aussi s'opère à deux reprises, avant puis après l'épisode du veau d'or. Or, ce que souligne Serres, c'est combien la première répétition donne à assister à un événement - et donc au temps - la multiplication de ces répétitions, en configurant les contours de la termitière, à l'espace. Or, évidemment, espace et temps ont partie liée avec ce que nous appelons un monde.
Où l'être rejoint la pensée : ce qui est monde, l'est par la répétition qui y préside, qui en fait en même temps quelque chose de pensable.

- mais ces répétitions n'épuisent pas le réel. S'il y a de l'ordre, il n'y a pas que de l'ordre même si la tentation est forte de concevoir que le désordre n'est jamais que de l'ordre pas encore élucidé. Ce que les sciences modernes auront révélé, en bousculant au passage la conception traditionnelle que l'on s'était faite du déterminisme, réside précisément en ceci qu'il y a du désordre qui ne se résume pas seulement dans le hasard ne serait ce que parce qu'il est sinon déterminable en tout cas cernable. Que surtout, non seulement il n'est pas exclusif de l'ordre mais en constitue pour ainsi dire la possibilité en même temps que le terme. Il y a quelque chose de l'ordre du réel, de l'ordre de l'être qui fuit, s'échappe, nous échappe : il ne s'agit pas de dire que c'est ceci qui échappe aux sciences ne serait ce que parce que rien n'interdit de penser que l'avancée des recherches permette demain d'en réduire la portée, mais d'affirmer que penser le tout de l'être, n'est possible qu'à condition d'envisager aussi cette part fluctuante, perdue et éperdue de l'être - ce qui est bien l'objet de la métaphysique et en fonde la légitimité.
Or cette part ne saurait être anecdotique : on voit bien que le raisonnement implicite de la mathématisation du réel, qui suppose que la perte d'information sur les qualités n'est pas suffisante pour obérer durablement le gain fantastique d'information que la quantification aura autorisé, ne saurait prévaloir tout à fait ici ; cette part qui fuit est à la fois l'alpha et l'omega de l'être ; elle en est la menace en même temps que la promesse.
Ce serait une erreur que de croire que la métaphysique eût pour unique objet cette part fuyante de l'être. Non elle doit la penser ensemble avec la part déterminée dont elle ne constitue qu'une des faces. A ce titre peut-être faudrait-il ne pas compter pour rien que le gardien de la porte nommée mundus fût précisément Janus, le dieu à deux têtes.

 

Ce que l'on tait, ce que l'on enterre ; ce que l'on n'enseigne pas

Oui, revenir à ce que les rites de fondations enfouissent. On ne peut qu'être troublé par le télescopage de deux lectures - celles de Girard et celle de Serres : d'un côté, ce que l'on enfouit ce sont bien des cadavres mais c'est en même temps la texture même du réel.

On enterre les morts et l'on sait que le culte des morts est le signe même de l'humain pour autant qu'il suppose une conscience de la mort. Cacher c'est κατακρυπτω, enfouir c'est κατορυττειν de ορυσσω qui signifie à la fois creuser, fouiller et donc enfouir autant que déterrer. Qui donnera aussi κρυπτη, la grotte, la voûte souterraine. L'apocalypse, on le sait, qui est révélation est bien une montée, venant du sol, de ce qui est caché :

Ἀνοί Ἀνοίίξω ἐν παραβολαῖς τὸ στόμα μου, ἐρεύξομαι κεκρυμμένα  πὸ καταβολῆς κόσμου. (57)

G DumézilComment ne pas se jouer de l'ambiguité entre cacher, se caché et être caché : sous toute métaphysique, pointe assez aisément un mystagogue. A ne pas s'y tromper, et Dumézil l'avait parfaitement vu, celui qui pense et publie sa pensée, celui qui cherche et parfois trouve, ne peut pas ne pas être en cheville avec, à la fois, le pouvoir et le sacré. Ce que l'on enfouit, et autour de quoi s'agencera l'espace sacré de la cité, est le fondement du sacré. C'est au dessus de ce point que l'on bâtira le Temple et il est, au public, ce que le foyer est au privé. Oui Dumézil a raison, le clerc participe de la même instance que Jupiter.

Mais quel secret enfouit-on ainsi ?

- celui de la fondation ?

- l'absence même de secret ? et que donc la tombe est vide ?

- qu'il n'est pas d'être qui ne s'appuie sur la violence ? sur la guerre ?

- qu'en réalité tout ceci revient au même ? que l'on peut parcourir le chemin dans un sens ou dans l'autre, de toute manière l'ordre a maille à partir avec le désordre ; l'être avec le néant ; la vie avec la mort ?

Peut-être faut-il se souvenir que secerno signifie mettre à l'écart, séparer ; distinguer.

Oui le secret que l'on tait c'est la séparation ! La parole que l'on dévoile est du lien, de la reliance comme on dit désormais. Au commencement est le λόγος qui est recueillement ; et il le peut parce qu'on aura enfoui ce qui sépare. Tout a l'air de se jouer dans ce diptyque lien/séparation qui doit bien cacher être/néant et ordre/désordre. Qui se joue à la fois sur la grille ontologique que gnoséologique.

Car, après tout :

- c'est identique tendance que l'on retrouve dans tous les domaines de la connaissance de tantôt, quand il s'agit d'élaborer une taxinomie, et donc de définir son objet, chercher plutôt ce qui distingue les phénomènes ; tantôt de rechercher plutôt ce qui les rassemble en quête d'une forme d'universalité. C'est bien après tout ce mouvement qui habita un Lévi-Strauss par exemple qui nota scrupuleusement, certes, chacune des spécificités des cultures qu'il rencontra ; mais qui, en même temps, et c'est tout particulièrement visible dans Race et histoire, prend bien soin de noter qu'en tout cas ce que toutes les cultures humaines ont de commun c'est justement d'être structurées.

- c'est identique tendance pour les atomes de dériver stochastiquement et d'accidentellement se rencontrer. Et si la raison répugne à admettre le hasard pour ce que justement il serait indéfinissable ; incernable, pour autant elle ne peut exclure tout à fait l"idée que la répétition dont elle fait son miel et qui lui permet de tracer ces grands ensembles qui lui donnent goût d'ordre demeure indéterminable, aléatoire.

Où il faut reprendre la question du déterminisme ....

suite


50) Plutarque, Vie des hommes illustres,

Romulus,

après avoir enterré Romus et ses deux nourriciers dans le Rémonium, s’occupa de bâtir la ville. 53 Il avait fait venir d’Étrurie des hommes qui lui apprirent et lui expliquèrent certaines cérémonies et formules qu’il fallait observer, comme pour la célébration des mystères. Un fossé fut creusé autour du lieu qui est aujourd’hui le Comice ; et on y jeta les prémices de toutes les choses dont on use légitimement comme bonnes, et naturellement comme nécessaires. À la fin, chacun apporta une poignée de la terre du pays d’où il était venu : on y jeta la terre, et on mêla le tout ensemble. Ils appellent ce fossé comme l’univers même : un monde. Puis, de ce point pris comme centre, on décrivit l’enceinte de la ville. Le fondateur met un soc d’airain à une charrue, y attelle un bœuf et une vache, et trace lui-même, sur la ligne qu’on a tirée, un sillon profond ; ceux qui le suivent ont la charge de rejeter en dedans de l’enceinte les mottes de terre que la charrue fait lever, et de n’en laisser aucune en dehors. La ligne tracée marque le contour des murailles. On la nomme, par syncope, Pomœrium (18), comme qui dirait derrière ou après le mur. A l’endroit où l’on veut marquer une porte, on retire le soc de terre, on porte la charrue, et l’on interrompt le sillon. Voilà pourquoi les Romains regardent les murailles comme sacrées, excepté les portes. Si les portes étaient sacrées, on ne pourrait, sans blesser la religion, y faire passer ni les choses nécessaires qui doivent entrer dans la ville, ni les choses impures qu’il faut en faire sortir.

sur la question lire D Briquel

51) Morale

52) nous y reviendrons : de nombreux textes bibliques laissent entendre cette création en deux temps - ne serait ce que la création d'Eve qui ne vient qu'après celle d'Adam et, surtout, à partir de lui. Ce ne saurait être ni un hasard ni être anodin.

53 ) voir CNRTL

empr. au lat. class. universus « tout entier, considéré dans son ensemble, général, universel », propr. « tourné de manière à former un ensemble, un tout », comp. de uni- (unus « un ») et versus, part. passé de vertere « tourner, faire tourner ». Au sens 1, cf. l'expr. lat. universus mundus « le monde entier, l'univers » (Cicéron ds TLL III, 2084, 10-11). II empr. au lat. class. universum neutre subst. de universus « ensemble, totalité; somme des choses existantes, univers »

54) voir CNRTL

Principe scientifique d'après lequel tout phénomène est régi par une (ou plusieurs) loi(s) nécessaire(s) telle(s) que les mêmes causes entraînent dans les mêmes conditions ou circonstances, les mêmes effets

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55) Tite Live

Après la prise de Troie, tous ses habitants furent victimes de sévices, sauf Énée et Anténor. Cela pouvait s'expliquer par les règles qui régissent d'anciens liens d'hospitalité et parce que ces deux Troyens avaient toujours défendu l'idée de rendre Hélène pour rétablir la paix. C'est pourquoi les Achéens s'abstinrent envers eux de toute maltraitance qu'autorisent les lois de la guerre. Après quoi, Anténor vécut diverses aventures. De nombreux Énètes l'avaient suivi : chassés de Paphlagonie par une révolution, ils étaient à la recherche d'une nouvelle patrie, d'un chef aussi, car Pylémène, leur général, avait disparu à Troie. Ils abordèrent au fin fond de l'Adriatique. Après avoir chassé les Euganéens, établis entre la mer et les Alpes, Énètes (Eneti) et Troyens occupèrent ce territoire. L'endroit où ils ont débarqué se nomme Troie. C'est pourquoi on appelle troyen l'arrière-pays, et Vénètes (Veneti) l'ensemble de ses occupants.

56) Tohou et vohou : Tohou signifie étonnement, stupéfaction, l’homme étant frappé d’étonnement et de stupeur en présence du vohou. En français médiéval : « estordison ». Vohou signifie vide et solitude.

57) Mt, 13,34

13.34 Jésus dit à la foule toutes ces choses en paraboles, et il ne lui parlait point sans parabole, 13.35 afin que s'accomplît ce qui avait été annoncé par le prophète: J'ouvrirai ma bouche en paraboles, Je publierai des choses cachées depuis la création du monde.