μεταφυσικά

Castoriadis lit la lecture heideggerienne d'Anaximandre
Séminaire 16 février 83
p 188-189

 

Comme j'avais commencé à vous le dire la dernière fois, on peut, en négligeant bien des éléments, donner de cette phrase d'Anaximandre une interprétation superficielle, positiviste en quelque sorte : l'apeiron serait alors une sorte de réservoir de matière, d'où sortiraient et où reviendraient tous les phénomènes et entités. On peut aussi la lire de manière, disons plus respectueuse et plus noble, comme Jaeger*, par exemple, dont l'interprétation est en un sens assez proche, ou du moins n'est pas étrangère à ce que je vous proposerai aujourd'hui, mais qui à mon goût n'est pas assez radicale. Et puis il y a Heidegger**, qui retraduit ce fragment terme à terme, et dont les commentaires sont, à mon avis, plus des commentaires de Heidegger par Heidegger que d'Anaximandre par Heidegger. Je vais vous présenter -trop brièvement - la traduction à laquelle il aboutit, mais je crains qu'elle ne vous paraisse incompréhensible si vous n'avez pas déjà lu cet auteur.

Après avoir écarté comme probablement inauthentique, suivant en cela Burnet***, la partie de la phrase qui va jusqu'à eis tauta ginesthai -tout en reconnaissant par ailleurs qu'Anaximandre a sans doute dû dire quelque chose d'équivalent -, il aboutit après maints détours à cette traduction de ce qui reste, d'après lui, comme texte original d'Anaximandre: « ( ...) tout au long du maintien; ils laissent quant à eux avoir lieu accord donc aussi déférence de l'un pour l'autre (en l'assomption) du discord » Khreôn est traduit par Brauch, ce qui pose déjà de multiples problèmes. En allemand, ich brauche veut dire: j'utilise, j'ai besoin de quelque chose. Heidegger, lui, rapproche Brauch de l'ancien allemand bruchen et du latin frui, qui signifient « jouir de» quelque chose; et, en fin de compte, il arrive à l'interprétation suivante du khreôn : « délivrer quelque chose à son déploiement propre et le maintenir, en tant qu'ainsi présent, en ce maintien sauvegardant ». C'est du pur Heidegger, à vingt-quatre carats ! Quant à l'expression didonai dikèn, qui veut dire rendre justice à quelqu'un, au sens de subir un châtiment de sa part, elle est traduite par « laisser avoir lieu accord». Pour cela, Heidegger doit opérer une dissociation syntaxique entre des éléments qui vont ensemble: le allèlois (les uns aux autres), qui dépend de didonai dikèn, il le fait porter uniquement sur le mot tisin, qu'il traduit, erreur philologique, par «déférence» (je reviendrai tout à l'heure sur l'étymologie de tisis). Bref, dans la version de Heidegger, tout se passe dans l'accord des êtres entre eux ; mais c'est au prix de l'introduction d'une expression qu'on ne trouve pas dans le texte : c'est précisément le « en l'assomption» -en allemand, im Verwinden, terme qui, malgré ce qu'en dit le traducteur français*, ne s'oppose pas à überwinden, mais signifie pratiquement la même chose, c'est-à-dire « surmonter ». Dans ces conditions, il s'agit pour les étants d'accepter et d'estimer justement l'existence de l'autre en surmontant l'adikia. Bref, malgré les indications en sens contraire de l'auteur**, nous sommes en pleine pastorale heideggérienne. Que font les étants? lis sont en accord les uns avec les autres, ils se reconnaissent; et ils ont une estimation correcte, non pas de l'injustice, mais de la discorde. L'invention arbitraire de Heidegger éclate dans cette façon d'introduire un mot qui n'existe pas dans le fragment et qui dit exactement le contraire de ce que le contexte donne à entendre: «en surmontant» l'adikia. On insère dans une phrase qui dit « A » un signe qui veut dire « non-A ». Mystères de l 'herméneutique contemporaine.