μεταφυσικά

C Castoriadis
Séminaire du 16 février 1983

Arrêtons-nous maintenant sur le verbe einai lui-même. Ne serait ce . que pour répondre à certains hellénistes, Havelock notamment, dans le livre dont je vous ai déjà parlé, The Greek Concept ofJustîce, qui estiment que l'on met dans les textes des Grecs anciens dés significations qui n'ont existé que par la suite. Et que le verbe einai ne prend 'sa pleine force qu'à partir de Platon. Je crois pour ma part que, dès Homère, on peut distinguer trois niveaux de significations du mot. TI y ad'abord ce qu'en langage moderne on appellerait des significations logico-mathématiques, c'est-à-dire l'appartenance: les Français sont des hommes, l'ensemble « Français » appartient à, est inclus dans le sur-ensemble « hommes» ; et puis aussi l'identité : deux termes ou concepts ont un seul référent -inutile de·donner des exemples. Ces sens-là sont évidents, en tout cas abondamment attestés. On a pourtant l'impression, en lisant cértains philologues modernes, que les Grecs du temps d'Homère ne· savaient pas dire ni penser que quelqu'un est quelque chose, que quelqu'un appartient à une classe. Or il n'y a pas de tribus, aussi sauvages et archaïques soient-elles, qui ne puissent dire ou penser cela.

En deuxième lieu, « être», c'est exister: quelque chose est, cela est. Et je ne crois pas qu'on puisse distinguer ce sens existentiel de ce que des philologues modernes comme Kahn* ont appelé le sens veridical, <<< véritatif» ou d'affirmation de la vérité de quelque chose> : les deux sont identiques. Dans Homère,bien sûr, les affirmations d'existence sont là partout, au présent aussi bien qu'au passé et au futur. On trouve des expressions comme essetai hèmar, «il y aura un jour» (où Troie sera détruite, etc.); et l'on se souvient de la fameuse description du devin Cha1cas, dont Homère dit qu'il connaît les eonta, les êtres présents, les essomena, les êtres à venir, et les pro eonta, les êtres qui ontété -description d'ailleurs abondamment glosée, notamment par Heidegger**.

Certains philologues voudraient séparer de ce sens existentiel un sens locatif: quelque chose est là -et l'on retrouve ici presque toute l'interprétation heideggérienne de l'être comme présence. Je crois qu'aussi bien logiquement que philologiquement ce sens locatif indépendant n'existe pas, sauf dans les formes composées. Quand être, einai, fournit des déterminations locatives, le sens existentiel est toujours présupposé: dire qu'une chose est là, c'est aussi forcément dire qu'elle est, au sens d'exister. Quant à savoir si une chose peut être dite exister sans être là quelque part, c'est une interrogation philosophique très profonde, qu'on n'a pas à discuter maintenant.


Havelock, lui, distingue du sens existentiel un sens de statut: « être plus brave que », par exemple. C'est là selon moi une erreur logique: ce sens de statut est en fait un sens attributif, qu'on peut formaliser logico-mathématiquement en le faisant entrer dans ces trois variétés de être comme copule déterminative attributive. La discussion n'est confuse que parce qu'on s'acharne à trouver les cas où « être» devient simple copule logique. Ce qui n'arrive jamais : « être» reste toujours pris dans les trois sous-significations ou sous-usages d'appartenance, d'inclusion ou d'identité. Est, dans« A est B », ne serait une copule logique que si l'on restait dans des pensées vagues; dès que l'on raisonne, les contenus sont immédiatement différents.


Le troisième sens de« être» -qui marque l'émergence de la philosophie -, c'est l'ousia, l'essence. Essence, qui vient du latin essentia, du verbe esse, et ousia -à quoi Platon a donné ce sens -, qui vient de eimi, einai, expriment la même relation. Et ce sens apparaît quand on demande, par exemple: qu'est-ce que la justice ? On ne s'interroge plus sur l'existence et l'on cherche au-delà des attributions logiques. Alors, est-ce une interrogation légitime, possible même? Peut-être pas. Peut-être ne pourra-t-on jamais dire ce qu'est l'essence d'une chose. Peut-être faut-il se satisfaire de montrer qu'elle est incluse dans, qu'elle appartient à ou qu'elle est identique à telle autre. En tout cas, c'est cette tâche que la philosophie, du moins son courant dominant, s'est assignée: dire l'ousia, dire ce qu'est l'essence des choses. Jusqu'à retourner cette question sur elle-même -extraordinaire redoublement,que d'aucuns jugeront délirant -pour se demander ce qu'est l'être de l'être, l'ou-, sia de l'ousia : que veut-on dire quand on dit que quelque chose est au-delà de la simple existence?


Mais cette espèce de torsion de la question sur elle-même n'est, à mes yeux, pas uniquement, pas essentiellement même liée à une évolution, enrichissement ou altération, du sens de einai dans la philosophie grecque. Elle émerge en fait dans une configuration où le mot einai n'est peut-être pas le plus important. Le fait qu'on n'ait pas vu cela renvoie à cette fâcheuse tendance des philologues et des philosophes à considérer que les mots importants dans le langage sont les substantifs, et secondairement les verbes. On peut le voir dans notre fragment avec le gar trop négligé, et on le reverra avec ex et eis. De la même façon, dans la question philosophique par excellence: fi to on (qu'est-ce que l'être-étant ?), c'est le pronom ti qui exprime l'essentiel de l'interrogation -et y prend tout à coup une profondeur extraordinaire. Car c'est une tout autre chose que de demander tis : «qui» est Untel? -C'est monsieur X, ou monsieur Dupont. Le ti est en un sens indéfmissable : pour le préciser ou l'élucider, on ne peut que revenir à la question ontologique elle-même. Le français est trompeur, puisqu'il traduit ti to on par« qu'est-ce que l'être ». Mais l'anglais what is? ou l'allemand was ist ? retrouvent pleinement l'énigme grecque, et contraignent à préciser la question ontologique