μεταφυσικά

C Castoriadis
Ce qui fait la Grèce
Séminaires p 261-263

-Ma question n'a pas un rapport direct avec ce que vous venez de dire, mais je n'arrive pas à saisir quelle est au fond votre critique de Heidegger. Pour lui aussi, le tragique de la philosophie, à partir d'un cert-ain moment, c'est d'avoir été une pensée de la détermination; et c'est pourquoi il veut retrouver ce qu'il appelle le chemin de l'être ...


Effectivement; ce n'est pas le sujet, mais je ne peux pas vous en tenir rigueur: je n'en suis pas à une digression près, et j'ai moi-même évoqué à plusieurs reprises Heidegger, dont les positions sur les anciens Grecs ne sauraient être négligées, même si je les considère comme radicalement fausses. Je ne vais pas faire semblant de m'étonner parce qu'il· n'interprète pas la pensée grecque comme moi, en termes de lutte contre le chaos, ou d'affrontement entre l'apparence et l'être, la vérité et la doxa; ce que je lui reproche, c'est de chercher à coucher cette pensée sur un lit de Procuste pour en éliminer tout ce qui ne s'accorde pas avec sa vue de ce qu'est la Grèce, cette vérité de l'être qui surgit dans une clairière ... - ce que je persiste à appeler une pastorale. S'il ne mutilait pas ainsi les textes, il ne pourrait pas écrire ces monstruosités qu'on peut lire, par exemple, dans «L'époque des "conceptions du monde" », à propos du «l'homme est la mesure de toute chose» de Protagoras*. Pour Heidegger, cette phrase n'exprime aucunement ce relativisme qu'on y a lu par la suite, et que Protagoras a pourtant confIrmé par ailleurs, mais veut dire à peu près -je cite de mémoire: «L'homme est mesure de la présence des choses présentes, de la non-présence de celles qui ne le sont pas. » Voilà du pur Heidegger, qui met Protagoras sur la tête. Et ce n'est qu'un exemple parmi bien d'autres, un symptôme, si l'on veut, car Heidegger ne parvient jamais à voir dans la culture grecque ni ce conflit fondamental <entre l'être et l'apparence>,.ni la dimension tragique -et le mot est faible -de sa saisie imaginaire du monde. On en reparlera à propos de son interprétation du fameux choeur d'Antigone évoqué tout à l'heure, qui est tout aussi aberrante et qui mutile tout autant le· texte, et la chose elle-même -la Grèce en l'occurrence -, que l'interprétation qu'il donne de la phrase de Protagoras.

Heidegger, en définitive, dit que les Grecs interprètent l'être comme présence, et que c'est là à la fois la vérité profonde de la philosophie <et peut-être aussi l'origine de sa déviation>. Non : pour les Grecs, l'être n'est pas présence mais peras, détermination; et la présence n'est qu'une modalité de la détermination. C'est pourquoi, souvenez-vous, j'ai commencé cette année par l'idée du chaos, toujours là en Grèce, et qui revient dans la philosophie comme apeiron, ou comme matière, ou comme la khôra du Timée. Encore une fois, privilégier la saisie du monde comme présence, c'est manquer l'essentiel, le noyau du monde grec ancien, et fausser alors le sens des textes qu'on interprète. Ce que Heidegger fait dès le départ avec Homère, et le fameux vers sur Chalcas dans l'Iliade, Chalcas qui connaissait ce qui est, ce qui sera, ce qui a été ; et cela devient chez Heidegger: ce qui est présent, ce qui sera présent, ce qui a été présent, au mépris d'ailleurs de toute justesse philologique.
Mais. ce qui me sépare plus profondément de lui, c'est sa thèse centrale, ce qu'il appelle la différence ontologique, la question de l'étant comme radicalement distincte de celle de l'être. Heidegger appartient à la tradition onto-théologique précisément en vertu de cette distinction de l'être et de l'étant, qu'il veut rendre centrale et qui est étrangère au monde grec. Pour les Grecs, il n'y a pas une question de l'être séparée de la question de l'être des étants, et c'est pour cela qu'on ne demande pas: ti to einai, ce qui grammaticalement serait tout à fait possible, mais: ti to on, qu'est-ce que l'être-étant. Et Platon et Aristote posent ainsi la question, même si, pour ce dernier, sa vacillation sur le sens de ce qu'il appelle prôtè philosophia a troublé bien des interprètes. Car il semble dire tantôt que la philosophie première parle de l'être comme tel, sans considérer aucun étant, et tantôt qu'elle parle de l'étant par excellence, celui qui réalise pleinement ce que nous appelons être, et qui est pour Aristote la pensée se pensant elle-même - qu'il nomme aussi dieu. Mais cette distinction ne peut exister pour lui, jamais il ne sépare l'être de cette façon -ou alors comme simple vocable qui s'applique indifféremment à tout, comme universel abstrait, dirait Hegel. Finalement, cette différence ontologique heideggérienne n'est rien d'autre qu'un avatar de la pensée centrale de la théologie, qui impose une distance infinie entre quelque chose, Dieu, et tout le reste, les créatures.