μεταφυσικά
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Les trois significations suggérées
par l'étymologie (1 ; 2; 3)

Heidegger relève trois significations révélées par l'étymologie du mot être : vivre, s'épanouir, demeurer tout en relevant que ces significations ont aujourd'hui disparu.

Vivre

Ce qui est souligner la différence radicale entre l'inerte et le vivant : si le premier n'a de modifications et de mouvement que subis, le second est, comme on dit, proprio motu. Qu'est-ce à dire sinon que l'inerte est immédiatement tout ce qu'il est ou peut être ? Cette pierre est pierre et le restera tant que rien ou personne ne la brisera ou transformera : écrire ceci c'est dire que la pierre est constamment subsistante - conférant à son mode d'être quelque chose de l'ordre de la permanence. Le propre du vivant est d'avoir une histoire que la génétique nous a appris devoir être chaotique, brusque, accidentelle, mais que l'engendrement nous révèle être constant tant les différentes phases de développement du petit vivant semblent être toujours les mêmes, tant psychologiquement que physiquement, révélant par là, comme un plan pré-déterminé que le vivant suivrait pour s'accomplir. En sorte que, contrairement à ce que l'on pourrait croire, le vivant lui-même atteste de sa permanence dans celle, régie par ses propres lois, de son devenir. C'est le devenir lui-même qui se présente à nous sous l'aune de la permanence tant et si bien qu'il n'y a peut-être pas tant de différence que cela, pas tant de contradiction en tout cas, entre un Parménide affirmant que l'Etre est et que le non-être n'est pas, d'un côté, et Héraclite affirmant que le devenir est le propre de l'être. (18)

Dire que ça subsiste (sub-stare) n'est-ce pas dire que quelque chose se maintient, quand bien même il y eût des différences et des changements - à la surface, au-dessus. On le sait la tradition a traduit le grec ουσια par substance mais aussi par essence ce qui ne va pas sans ambiguïté. En tout cas ουσια, parce que participe substantivé au féminin singulier du verbe ειναι, être, demeure évidemment une de ces catégories qu'aucune métaphysique ne peut dédaigner. Il ne faut pas nécessairement y voir l'expression de la différence entre l'apparence et la réalité, mais assurément plutôt celle de la distinction aristotélicienne entre l'accidentel et l'essentiel. Ce qui subsiste est ce qui fait que cet être continue à être ce qu'il était - mais ceci concerne l'étant - mais c'est aussi le fait même d'être.

A ne prendre les choses qu'à la surface - mais nous nous étions engagé à cela aussi, plutôt qu'à la référence stricte aux textes consacrés, être c'est continuer à être, c'est d'une certaine manière lutter contre son contraire - la mort, le néant.

C'est bien souligner ici, certes la grande différence entre le vivant et l'inerte, pour autant que ce dernier, s'il n'est plus ceci ou cela, demeure néanmoins un être, même si autrement, sous d'autres formes tandis que le vivant, une fois mort, a été mais n'est plus ; mais relever surtout que l'être ne s'entend que par rapport à ce qu'il n'est pas, à ce qui le limite : le néant. Finalement pour un vivant, ne plus être c'est seulement passer du vivant à l'inerte, et donc continuer à être même si en tant que vivant il peut être considéré comme n'étant plus. Mais, pour autant qu'on ne puisse définir quelque chose que par rapport à quelque chose d'autre, qu'il ne soit de définition qu'au sens de délimitation, alors oui, la limite de l'être c'est bien le néant ; et celle du vivant, la mort. Fait-il alors s'étonner que l'on eût autrefois défini la vie comme l'ensemble des processus résistant à la mort ?

De la racine asus en sanskrit, désignant la vie, le vivant, d'où le grec Ειμι, ειναι, esse en latin, sein et sund en allemand, est en français ...

Petite pause (encore !) : que dit-on ici d'original ? Rien, assurément, sinon confirmer la parole de Parménide selon quoi nous ne pouvons entendre l'être autrement qu'étant et que le néant est à proprement inconcevable hormis la faute logique consistant à l'ériger en être. Que nous ne parvenons à entendre le devenir que comme une forme dégradée, en tout cas superficielle de l'être. D'où, sans doute nous vient cette dilection pour ce qui dure que ce soit dans nos amours ou nos oeuvres.

C'est peut-être ici le destin de toute métaphysique : l'impression de ne découvrir que des évidences, des truismes dont on ne pourrait rien tirer. Et tout à coup entendre surgir du simple enchaînement des propositions une sentence qu'on n'avait pas prévue, et qui bouscule nos a priori et nous entraîne au loin. Se laisser aller à ces imbrications de mots, de raisonnements et attendre que quelque chose surgisse ? Mais c'est encore supposer que se cacherait sous les mots une vérité qui ne demanderait qu'à se révéler pour peu qu'on sache l'entendre, y prendre garde.

Que dit-on de troublant ? Ce rapport étrange de l'être au néant. Non pas le néant lui-même, qui gênerait parce qu'il n'est pas pensable autrement qu'en en faisant une sorte d'être et donc en le dénaturant mais le rapport à lui, le fait que nous ne parvenions jamais vraiment à concevoir l'être sans avoir en quelque sorte le néant en point de mire. Autrement dit, si l'on ne peut effectivement concevoir que l'être surgisse du néant, si l'idée d'une apparition - ou d'une création - ex nihilo est impensable - et, après tout la création par Dieu n'est pas un ex nihilo elle est création de l'être à partir de l'Etre - est-il si impossible et absurde d'imaginer que cet être qui est subitement ne soit plus - disparaisse ?

S'épanouir

Seconde racine, selon Heidegger, bhû d'où le grec φυσις qui est une déclinaison de φυω, s'épanouir, croître . A rapprocher de φαινεσθαι, et φαινω faire briller, briller, expliquer , mettre en lumière, faire connaître. D'où le latin fuit, le français fut et l'allemand bin ou bist.

Si la traduction latine de physique en nature masque ces indications y demeure néanmoins l'idée d'un processus - nature vient bien de nascor, naître. Être n'est pas un état mais un mouvement. Le status latin renvoie à l'action de se tenir (stare), à la posture que l'on prend pour combattre ou répondre en rhétorique ; στάσις en grec renvoie à l'action de poser debout, de dresser d'où la position, mais aussi un état d'opinion, une école de pensée ; mais c'est aussi le fait de se lever, d'où soulèvement, révolte, différend entre deux personnes, qui peut être théorique, et donc désaccord. Radical : στα d'où aussi ιστημι.

Tout est là, dans ces différentes flexions, qui dit au fond le contraire de ce qu'énonce notre grammaire en opposant les verbes d'état et les verbes d'action : l'état lui-même est une action, un processus, qui n'est pas même forcément subi. Quand nous utilisons le verbe être pour exprimer ainsi un attribut ou une propriété que posséderait une substance, nous ne faisons finalement que dire ceci appartient à cela, mais en devenant ainsi une simple copule logique, être donne à croire que cette appartenance est un statut, accidentel ou essentiel, en oubliant qu'elle est elle-même un mouvement, un processus.

Ici encore, force est de constater que l'opposition entre Parménide et Héraclite n'est peut-être pas aussi évidente qu'elle le dit, qu'elle ne se situe pas nécessairement dans le diptyque être/devenir, permanence/flux dont on argue classiquement. En même temps, l'autre opposition - entre vivant et inerte - n'est plus aussi patente qu'il pût y paraître : s'il demeure indéniable que le vivant tire de sa propre nature de vivant les principes de son développement et se présente à nous sous la forme de ce qui naît, se développe et meurt en même temps que comme organisation complexe où il faut voir le moteur de son développement, en revanche, l'inerte comme le vivant ont cette caractéristique identique de se présenter à nous comme en mouvement comme si le statique n'était qu'une illusion, une apparence. Où resurgit la question de la pensée - et c'est bien après tout ce qu'implique le esse est percipi de Berckeley et la radicale révolution kantienne : pour que je puisse penser quelque chose, il faut bien, préalablement que je le fige et que je le ramène à du déjà connu ; au même. Comme un filtre qui figerait, un instantané ...qui pourrait au mieux donner une indication ; pas une connaissance. Ce qui à la fois gêne et ouvre des perspectives : gêne parce que même s'il est vrai que la tradition philosophique a oublié l'être en tirant le problème du côté de la pensée et qu'on veuille à l'instar de Heidegger reprendre la question où elle fut laissée, il n'empêche que penser l'être se fait toujours et encore par le truchement de la pensée et que donc le risque de le figer n'est pas mince ; perspective, mais c'est bien celle de l'existentialisme - même si le terme a été récusé par Heidegger - parce que vouloir saisir l'être comme un processus est quand même d'une radicale nouveauté.

Autre indication : le briller, le mettre en lumière qui suggère bien autre chose que le croître, grandir à quoi le résume la tradition. Passer de l'ombre à la lumière, mais ce jeu-ci on le connaît bien depuis le Mythe de la Caverne, est totalement différent du croître, ou du naître : ici, on met en évidence un processus qui engage l'étant lui-même ; là celui qui engage notre rapport à ce qui est.

Outre le registre de la lumière où l'on retrouvera ce qui se voit, qui est donc évident, que l'histoire du XVIIIe consacrera sous l'aune des Lumières, et ainsi de la raison triomphante qui consiste justement à mettre de l'ordre, à le trouver, là où l'on pensait qu'il n'y en eût point ; outre le processus de formation (παιδεία) par quoi l'homme, de la caverne, s'accoutume successivement à tous les états de lumière pour enfin pouvoir concevoir ce qu'auparavant il ne soupçonnait même pas mais que de toute manière il n'eût même pas pu soutenir du regard, il y a qui participe non de l'effort du sujet cherchant à connaître, mais de l'être lui-même, un mouvement d'approche, ou de dévoilement. Qui suggère à la fois ἀλήθεια - ce dévoilement que la tradition traduira par vérité mais aussi l'apparaître où sonne le paraître et par suite le diptyque apparence/réalité.

Or, dire que l'essence de l'être c'est l'apparaître revient à énoncer quelque chose de complètement différent que de suggérer qu'il soit apparence. L'apparence est un état, la surface des choses et revient à sembler ce que justement l'on n'est pas. L'apparence cache, traduit ou camoufle, à la surface, ce qu'il y a en profondeur : elle est fallacieuse en ceci qu'elle entraîne à l'écart et menace d'ombre. Elle est toujours péjorative ; au mieux elle est un point de départ à manier avec précaution. Justification du processus de la connaissance - je suis dans le faux ou dans l'illusoire et je cherche à percer le vrai - elle est la matière première du penseur qui sera profond s'il sait excavé ce qui est caché, tronqué ou falsifié. Figure même des sens pour les rationalistes, et du sens commun pour les philosophes, elle est en même temps ce dont il faut se prémunir, voire éliminer pour seulement avoir quelque chance de parvenir à des résultats de connaissance.

Mais, ici encore l'apparence parle non de l'objet, non de l'être, mais des faiblesses du sujet à trouver le truchement pour atteindre l'objet de la connaissance.

Dans l'apparaître il y a quelque chose de l'ordre de l'éclosion, non de la naissance, mais du déploiement ou de ce que Heidegger nomme épanouissement. Quelque chose comme ce soleil qui se donne à voir aux aurores quand même il n'eût jamais cessé d'être - ni de luire. S'il est un indice, il est bien dans ce soleil du mythe platonicien, qui en est à son zénith, tellement d'ailleurs qu'il en vient à aveugler, tellement qu'il en vient à se donner des allures de fixité. Mais pour qu'il parût au mitant, il fallait bien que d'abord qu'il émergeât des flots ou derrière la ligne de crête. Platon prend l'être à son apogée ; l'étymologie suggère - et Heidegger exploitera cette notion - une trajectoire qui va de l'ombre qui gomme à la lumière qui éblouit. Dans épanouir il y a quelque chose de l'ordre de ce que l'allemand Spannung désigne par tension mais aussi par attelage ; dans éclosion, il y a l'idée de quelque chose qui passe du fermé à l'ouvert, avec toute l'ambivalence de ce que exclure peut dire qui est à la fois rejeter, chasser mais aussi la négation de la clôture. Ici encore, et si les mots peuvent laisser filer quelque chose, c'est bien là, tout comme avec ἀλήθεια (dé-voilement) on a un préfixe qui dit moins la négation que le processus.

S'il y avait une leçon à tirer de l'étymologie, elle tient non à ce qu'elle offrirait en soi une vérité enfouie, oubliée qu'en ce qu'elle redonne de l'épaisseur à un concept dont toute la logique rappelle qu'il serait vide et vague d'être à extension maximale et donc à compréhension nulle. Sans doute se pourrait-il trouver d'autres voies que celle de la langue pour parvenir au même résultat - et il est manifeste que dans la perspective d'Heidegger, ceci a une importance cruciale qui l'amènera à conférer à la poésie tout son poids et renvoie ainsi à une problématique bien déterminée - mais, après tout, tous les moyens sont bons pour parvenir à donner quelque densité à ce qui fait l'objet même de la métaphysique. Sans doute ne faut-il pas tomber dans le piège de poser ces acceptions comme des vérités absolues et originaires et les appréhender plutôt comme des hypothèses à tester mais j'aime assez, je l'avoue, que la langue, ici et là, me rappelle que quand je parle, je finis toujours par dire plus que je ne crois et que, loin d'être un instrument que l'on puisse maîtriser et se servir sans ambages, elle soit d'abord ce qui suggère, indique mais surtout ce que l'on serve plutôt que ce dont on se sert.

En tout cas, il est manifeste que dans l'usage même que l'on peut faire, dans la langue courante, il y a bien une floraison de significations différentes qui, toutes prises ensemble, doivent bien révéler quelque chose plutôt que de nous le faire prendre pour un mot-valise. En éplucher quelques unes, comme le fit Heidegger (20), suggère en tout cas qu'effectivement le terme être n'est pas si vide que cela.

Demeurer

C'est la troisième signification que repère Heidegger : la plus attendue, dirons-nous, puisque notre approche de l'être nous pousse assez spontanément, et Parménide nous y invite, à entendre l'être comme ce qui précisément n'a ni début ni fin, est entièrement présent à soi.

Du sanskrit vasami d'où l'allemand wesen, wesan - habiter, demeurer, rester. A quoi on peut rapprocher ϝ εστια, d'où Vesta, vestibulum etc. De là l'allemand war, l'anglais was etc. Mais aussi à partir du participe présent Anwesen (présence) ou Abwesen (absence) mais au fond on retrouvait déjà être au participe présent dans le praesens latin.

Retrouver la Vestale, et donc Hestia (21) comme signification dérivée de l'être ne manque pas d'intérêt : elle qui incarne à la fois la pureté, l'intériorité, l'enracinement et l'hospitalité, elle qui en incarnant le foyer consacre l'identité a donc à voir avec l'être au moins dans le sens où elle en assure la permanence.

Mais que veut dire demeurer ? A la fois prendre un certain temps à faire quelque chose, ne pas sortir, habiter mais aussi continuer ; on y trouve même l'idée de reste comme dans l'expression il n'en demeure pas moins ! Ainsi que celle de retard, de qui traîne voire est en retard sur son développement mental. Trouver quelque chose de commun à ces différentes significations relève presque de la gageure. On y retrouve bien la même idée que dans les deux acceptions précédentes : que l'état de stabilité cache en réalité un mouvement, un processus. Mais il faut aller plus loin sans doute. Plus que dans les deux autres, espace et temps font ici leur irruption : demeurer renvoie bien à quelque chose de l'ordre de l'enfermement, de la clôture, en même temps que de la place que l'on occupe. Être à demeure c'est être chez soi, et la demeure, qui est, oui, un chez soi, renvoie trop à l'intime (22) pour que ce puisse être anodin. Mais, à côté, cette idée de reste, comme une sorte d'oxyde, comme les cendres étalée dans la cheminée après une belle flambée. Ce qui subsiste - donc aussi ce qui résiste à la destruction.

On peut l'entendre de plusieurs manières :

- après toutes les analyses que l'on peut jamais mener de tel ou tel objet, après toutes les distinctions portées qui permette de les distinguer des autres, les comparer ou les opposer, demeure bien un point commun. Ce reste, c'est l'être ; le fait irrécusable que ces objets sont. Le même de tout autre ; le point commun mais c'est trop peu dire encore : la croisée.

- mais c'est aussi ce qui résiste aux agressions du temps comme de l'analyse. Fond commun qui ne se laisse pas analyser puisqu'il n'est composé que de lui-même ; dont on ne peut même pas faire l'histoire des transformations puisqu'il est précisément ce qui résiste à toute altération il est ce référant ultime qui fait qu'une chose continue à être ce qu'elle était - ce pourquoi on l'a souvent confondu avec l'essence ou la substance.

- mais c'est encore ce qui, sinon se réfugie, en tout cas s'enferme pour résister, pour rester. Ce qui se clôt ne serait-ce que pour se distinguer de tout ce qui n'est pas lui. Ce qui se pelotonne.

- mais c'est enfin ce qui s'attarde telle l'ombre d'un voyageur depuis longtemps enfui. L'être traîne ou se traîne, il ne quitte pas les lieux, même après la bataille, qu'il semble devoir hanter comme une ample nostalgie ou un vaste reproche. Ne l'oublions pas, la stase, στάσις, c'est aussi la guerre civile - en opposition à Πόλεμος qui implique des ennemis extérieurs. Ce conflit, entre soi, qui ne connaît pas de règles et remet en question toutes les valeurs aristocratiques au point de signifier décadence.

Ce qui s'attarde, au plus intime, presque honteux et s'y enferme.

Comment comprendre cela ?

J'essaie de m'imaginer, de retrouver dans les méandres d'une mémoire pas toujours complaisante, cet adolescent hanté de rêves et de désirs, de nostalgie et de craintes, ivre de projets, superbe de prétention, se heurtant comme vague fracassée sur un rocher, à l'inanité des temps, à la mécanique trop bien huilée du quotidien : il devait bien rêver, comme on dit, en un monde meilleur et se chercher la grille de lecture qui lui permît d'élaborer stratégie et rassembler cohorte pour fomenter quelque soir séditieux qui mît à bas le collectif gris des intérêts sordides. Révolution ! Il devait bien, à peine propulsé hors de l'enfance, en dépit qu'il en eût et de l'impatience qu'il y mit, se demander non ce qu'il devait faire - non ceci était clair pour lui ; bien trop - mais être !

L'enfant bruissait encore en lui, comme l'écho presque étouffé d'une pureté douloureuse, quand sa virilité toute neuve, si embarrassante et tellement désarçonnée bandait son impétuosité d'autant de certitudes que de vacuités. Oh oui, il dut bien, tel un cri échappé par inadvertance, se demander qui il était, voulait être ; pouvait être !

J'aime le souvenir de ces aubes où tout parait encore possible quand tout est déjà joué : où pèse l'être qui s'attarde !

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

C'est même illusion, on le sait depuis Kant, que de se demander qui de nous ou du temps passerait : c'est confondre subrepticement temps en espace. Nous ne passons pas plus dans le temps que le temps ne filerait au point de pouvoir dire qu'il ne serait plus ; absent. Non le temps est pétri d'être, qui le traverse de part en part : il est la forme que prend la clôture, le demeurer, le havre et la traînaille. Oui, le poids le plus lourd, c'est bien l'être, et non le temps, cet être qui vous colle à la peau, et vous englue, qui traîne ou rode, s'attarde, pesant comme une sieste inutilement prolongée. Dans cette demeure-ci, il y a comme une assignation à résidence.

Il y a de la guerre, de la lutte : elle est intestine ; deux fois. Il fallait être Hegel pour imaginer qu'elle se jouât dans le rapport à l'autre et, sans doute, de son point de vue, n'avait-il pas tout-à-fait tort. Mais si elle est dialectique, encore faut-il se demander si elle pouvait ne pas l'être ; encore faut-il préciser qu'elle ne le devient que dans un second temps. Guerre de soi contre soi, déchirement intérieur de qui s'angoisse d'être et de ne pouvoir en rien faire qui confère quelque sens à sa trajectoire. Mais elle l'est une seconde fois : contre cet être qui s'impose, moins comme un devoir que comme une fatalité - un destin. Ce que je suis, j'y puis toujours, maladroitement, malaisément, faire quelque chose et m'inventer au moins l'illusion d'un chemin, d'une quête ou d'une conquête ; mais que je sois, m'échappe et s'impose à moi plus que ne s'expose. Affaire intime, au plus haut point, comme une boule d'angoisse qui tenaillerait et paralyserait, car je ne puis pas ne pas être encore moins faire la grève de l'être, ni véritablement m'insurger là-contre. Fou d'incertitude devant l'être, rongé de peur devant la mort, incertain de tout ce que ceci peut signifier, tout juste conscient que cet être que je suis, plus que de processus est de guerre baigné.

Car ce n'est décidément pas tout de suggérer que l'être, loin de relever de l'état procède en réalité du processus ; quelque chose ici suggère avec l'ombre d'Héraclite qu'il dessine plutôt une figure de la guerre. Il faut s'arrêter là ; s'y attarder.

De la Guerre (suite)


16)On s'appuie ici sur le chapitre 2 Sur la grammaire et l'étymologie du mot "être" de l'Introduction à la métaphysique,
Op.cit, p 63-83

17) S'il est un traumatisme, de ce point de vue, dans le tournant climatique que nous vivons, il tient précisément à ceci : ce qui nous a toujours semblé permanent, subitement, ne l'est plus. Ce qui ne déroge pas au principe de l'inerte, mais met à portée de notre influence ce que nous pensions ne jamais pouvoir l'être. Le péril environnemental consiste précisément en ceci, qui relève de la métaphysique, que ce qui était constamment subsistant, à la fois n'est plus constant et menace de ne plus subsister. (voir plus loin mais aussi dans notre essai de morale )

18) Heidegger, op.cit. p 106

19) Un verbe d'état, ou verbe statique, ou encore verbe attributif exprime l'état, une façon d'être du sujet. Il affirme que l'un de ses arguments possède une propriété particulière (par rapport à ses autres arguments). Ces formes verbales n'expriment aucune action, n'impliquent pas de durée, et ne fournissent qu'une description d'une condition. *

20) Heidegger, p 98

« Dieu est » ; c'est-à-dire réellement présent (gegenwärtig). « La terre est » ; c'est-à-dire que nous en avons l'expérience et la considérons comme étant constamment subsistante. « La conférence est dans la salle de cours » ; c'est-à-dire qu'elle a lieu. « L'homme est du pays souabe » ; c'est-à-dire qu'il en est originaire, il en vient. « La coupe est en argent » ; cela veut dire: elle est faite de. « Le paysan est aux champs ; c'est-à-dire : il a déplacé sa continuité aux champs, il se tient là-bas. « Le livre est à moi ; c'est-à-dire qu'il m'appartient. « C'est un homme mort »; c'est-à-dire voué à la mort. «Rouge, c'est bâbord »; c'est-à-dire signifie... « Le chien est dans le jardin »; c'est-à-dire qu'il rôde là-bas. « Über allen Gipfeln/ist Ruh » «( sur tous les sommets/est le calme »); c'est-à-dire ??? Dans ces vers le « est» signifie-t-il : « Le calme se trouve, est subsistant, a lieu, s'est installé »? Rien de cela ne convient ici. Et pourtant c'est le même et simple « est ». Ou bien le vers signifie-t-il : « Sur tous les sommets règne le calme », de même que dans une salle de classe le calme règne? Pas davantage. Ou peut-être : « Sur tous les sommets le calme s'étend, perdomine ? C'est déjà mieux, mais cette paraphrase ne rend pas non plus exactement le sens .

21) sur Hestia, que nous avons déjà rencontrée dans notre essai de morale, lire

22) sur l'intimité, ibid