μεταφυσικά
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De l'être

Ces trois détours n'auront pas été inutiles qui nous ont alerté sur plusieurs points :

- la tradition philosophique a tiré la question de l'être du côté de la pensée. Qu'elle ait oublié l'être ou seulement considéré que la question ne se posait pas ne change rien à l'affaire : deux voies s'ouvrent décidément, qui ne sont pas celles évoquées par Parménide et il en est une qui demeure un chantier à peine entamé.

- quand même l'existence d'un être suprême ne résolve rien, son affirmation elle aussi engage deux voies, qui ne sauraient se confondre, d'entre un Dieu cause suprême qui se démontre malaisément mais fonctionne comme principe explicatif du Tout, d'une part, et un Dieu qui se ressent, s'éprouve, d'autre part ; d'entre un dieu qui ne se prouve pas et une présence qui ne se peut démentir ; d'entre une connaissance abstraite qu'il autorise et une sagesse qu'il appelle. L'être, décidément se présente comme une croisée, un emboîtement de carrefours successifs. Mais cet emboîtement loin de ressembler à un système de poupées russes, ressemble plutôt à un labyrinthe, on le sait. La difficulté de la démarche métaphysique n'est peut-être pas, de ce point de vue, de se colleter avec un concept si ample qu'il en devient vague et vide, que de produire une connaissance abstraite sur ceci même qui ne se discute pas mais s'éprouve. En même temps puisqu'elle est pensée de l'être, elle se veut pensée de la relation à l'être et ne peut sans déroger à son propre principe faire l'impasse sur cette passion de l'être.

- que les théologies aient glosé à l'infini sur cette création de l'homme à l'image de Dieu, et conçu l'humanité de l'homme comme une forme dégradée, comme une hypostase de l'être est logique ; qu'en conséquence elle tentèrent d'induire l'être de notre propre expérience est cohérent, au risque de confondre, évidemment, existence et être ; devenir et être etc. Ce qui est certain, en tout cas, c'est qu'à la vacuité du concept d'être (extension maximale, compréhension nulle) correspond une série de pièges qui fait se confondre vérité et réalité ; être et existence ...

 

Méthode, scrupules et précautions

Si l'on voulait se faire une idée de ce que peut vouloir dire être pour celui qui est et présumant comme on l'a déjà fait à plusieurs reprises que ce ne doit pas être tout à fait la même chose pour une pierre, pour moi et pour Dieu, il n'y a que deux solutions d'approche :

- la méthode comparative qui consistera pour chacun de ces être de tenter de comprendre ce qu'est être pour chacun de ces êtres et de tenter, à la suite, d'en distinguer les points communs et les différences.

- l'approche étymologique, qui est le point de départ d'Heidegger, comme souvent : qui a le mérite non forcément de traduire la vérité cachée de l'être, mais au moins, par le biais de la langue, de révéler comment l'être fut entendu.

Il en est bien entendu une troisième, l'approche doxographique, consistant à recenser les diverses opinions( δόξα) émises par les Anciens d'abord, puis par toute la tradition philosophique pour ensuite, par la confrontation, comprendre au moins dans quels termes le problème se pose - s'est posé. Une méthode longue, fastidieuse qui a l'inconvénient, pourtant, de nous éloigner de notre projet initial d'une métaphysique qui ne soit pas seulement le compendium de son histoire, ce qui ne serait pas grave si cela ne risquait insidieusement de supposer que rien de neuf ne s'y puisse penser et surtout de nous enfermer dans des disputes desquelles nous ne pourrions sortir qu'au prix d'un lourd appareillage théorique et bibliographique.

Le projet d'une métaphysique, répétons-le n'a rien d'anodin : si l'on devait reprendre la célèbre formule de Descartes, assimilant la philosophie à un arbre (15), force est de reconnaître que les sciences ont depuis longtemps conquis leurs indépendances, les techniques aussi et que ne resteraient finalement, dans cette définition que la métaphysique comme fondement et la morale comme aboutissement qui relevassent spécifiquement de la philosophie. Il est donc au coeur de toute philosophie : qu'au moment si particulier de notre époque où s'entrechoquent deux tendances contradictoires - un retour frileux, effréné et parfois violent aux solutions religieuses du passé d'un côté, une mutation profonde de nos sociétés dans un contexte de crise à la fois géopolitique et environnementale de l'autre; c'est-à-dire finalement le choc frontal d'un conservatisme débridé et sans complexe et d'une évolution non plus progressiste mais menaçante - qu'en cette croisée qui semble effectivement mériter désormais l'appellation de post-moderne, il nous faille repenser notre rapport au monde et donc tenter de comprendre ce que peut bien vouloir dire être autrement qu'avec les uniques recettes ou réponses du passé ne serait-ce que pour vérifier si ces réponses ont encore quelque validité ou s'il ne vaudrait pas mieux tout reprendre à zéro ; qu'en ce moment-ci, oui, plus qu'en tout autre qui l'eût précédé, il soit légitime de, sinon fonder une métaphysique, au moins de penser en métaphysicien prend les allures d'une évidence irréfragable, d'une urgence impérieuse - historiale, pour parler comme Heidegger. Même s'il n'est pas question ni non plus possible de s'abstraire totalement de l'histoire de la métaphysique, il est donc légitime de ne pas si cantonner et j'avoue préférer, plutôt que de partir de cette histoire, au risque de m'y engluer, arriver à elle et me réjouir éventuellement que certaines analyses la retrouvassent.

C'est à peu près la même prudence que l'on se doit de nourrir à l'égard de l'approche méthodologique : qu'elle correspondît parfaitement à la pensée de Heidegger et notamment à sa conception si particulière du dit de la Parole est une évidence ; qu'elle allât dans le sens caractéristique de son conservatisme, aussi. Pour autant, si l'étymologie d'un terme - ici l'être - peut fournir des indications précieuses sur la manière dont une époque, une culture, concevait la chose, il y a quelque coup de force théorique à en tirer la conclusion que la vérité de la chose s'y nichât, ensevelie, prête à être dévoilée par un analyste habile ou seulement entêté. Que l'étymologie fournisse des indications précieuses, assurément ! Qu'elle soit entendue comme l'ombilic au-delà de quoi l'on ne puisse remonter comme si une quelconque vérité s'y révélait, non décidément.

Pour autant qu'il ne soit de pensée sans langage, et que donc la tentation est forte de supposer que toute langue comportât une métaphysique implicite - ce qu'affirmait déjà W von Humbolt - ceci ne reviendrait-il pas à assimiler derechef l'être à la pensée et tomber dans le même piège de l'oubli de l'être ? A moins de supposer ce dernier comme une sorte de transcendance nouvelle qui viendrait à se révéler dans le langage, extérieure et supérieure à lui et à la pensée, ce qui reviendrait à poser, par la bande, une divinité, disons une déité, à la source de toute métaphysique - ce que précisément l'on cherchait à éviter.

Alors quoi ?

Y aller à tâtons, simplement, en prenant les étymologies pour de simples indications, pour des croisées dont on verra qu'elles rejoignent des approches aisément repérables dans l'histoire de la métaphysique, ce qui ne saurait être un hasard.

 

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15) Descartes, Principes

« Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale, j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. Or comme ce n’est pas des racines, ni du tronc des arbres, qu’on cueille les fruits, mais seulement des extrémités de leurs branches, ainsi la principale utilité de la philosophie dépend de celles de ses parties qu’on ne peut apprendre que les dernières. »