μεταφυσικά
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Au fond de l'être, qui le traverse
de part en part : Πόλεμος

Quoi de plus étrange et en même temps de moins inattendu que de voir surgir la guerre dès lors que l'on évoque l'être. Derrière la guerre, la violence et l'on sait bien à la fois qu'elle est omniprésente et représente notre plus grand danger en même temps que le grand interdit de la morale mosaïque

Jacques-Louis David : Le Serment de l'armée fait à l'Empereur le 5 décembre 1804. πόλεμος, c'est d'abord le choc d'où le tumulte du combat. D'où encore la guerre mais utilisée avec un génitif pour indiquer le peuple contre qui se fait la guerre. Du radical πελ signifiant agiter, bouleverser. Si πόλεμος n'a rien à voir avec le bellum latin, en revanche il donne pello - mettre en mouvement, donner une impulsion ; pousser, repousser et donc chasser ; mettre en déroute, défaire (l'ennemi). (23)

On l'a dit déjà, si πόλεμος désigne la guerre menée contre un ennemi extérieur, στάσις désigne la crise interne, la guerre civile ; στάσις est associé à Arès (Mars) le dieu de la guerre dont il est le maître. Dans la pièce La Paix d'Aristophane, Πόλεμος apparaît comme une entité guerrière ayant succédé aux dieux qui ont déserté les cieux et qui menace de détruire les cités grecques.

C'est bien tout le problème que pose cette approche : l'impulsion, le mouvement n'est pas forcément la guerre. Pour autant, et c'est bien ce que suggère joliment Buzzati dans sa nouvelle Douce Nuit, la violence domine, en tout cas semble omniprésente, parfois sous des teintes furieusement paisible et ce non pas seulement dans le monde des hommes mais des vivants en général.

Précisément :

- la violence n'est pas la guerre. Que l'on considère dans une perspective dialectique, qu'il y a travail du négatif, et que l'antagonisme soit moteur de développement peut s'entendre, mais, pour peu que l'on veuille bien se rappeler que :

« La guerre est une forme de violence qui a pour caractéristique essentielle d'être méthodique et organisée quant aux groupes qui la font et aux manières dont ils la mènent. En outre, elle est limitée dans le temps et dans l'espace et soumise à des règles juridiques particulières, extrêmement variables suivant les lieux et les époques. Sa dernière caractéristique est d'être sanglante, car lorsqu'elle ne comporte pas de destruction de vies humaines, elle n'est qu'un conflit ou un échange de menaces. » (24)

on comprend bien qu'inscrire la guerre au creux de l'être - et pas seulement l'opposition, ou l'antagonisme, c'est s'aventurer sur un terrain inattendu où la question n'est certes pas de légitimer la guerre, non plus que de supposer par là-même qu'elle fût indépassable, mais bien plutôt de se demander contre quoi - qui ? se fomenterait la guerre de et dans l'être. Le néant ?

- la violence, à l'instar de l'être, est de ces concepts si généraux - à extension maximale et à compréhension nulle - qu'on a peine à leur donner un sens, un contenu.(25)

C'est pourtant bien ce terme qu'emploie Héraclite :

La guerre est père de tout, roi de tout, a désigné ceux-ci comme dieux, ceux-là comme hommes, ceux-ci comme esclaves, ceux-la comme libres. (fragment 53)

C'est assez dire que cette guerre-ci est initiale : elle date d'avant les dieux et les hommes ; elle est la matrice originelle.

Πόλεμος et λόγος sont la même chose (26)

Affirmation paradoxale mais pas si étonnante que cela : effectivement la guerre sépare, tranche et repousse quand le logos recueille et rassemble mais en réalité ceci n'est sans doute que l'envers et l'avers d'une même réalité : l'être.

Elle tient à ce que l'être signifie aussi la vie : la pierre n'a pas de monde, le soleil non plus. Celui-ci brille mais ne le sait pas ; celle-là est posée là même pas secouée par les bourrasques. Il n'est de conscience que pour un sujet qui, face à un autre sujet ou même seulement un objet, s'écarte, se distingue - et se ferme. Alors, cette conscience se dit : je ne suis pas celui-là, je ne suis pas cette chose-ci ! C'est une autre affaire que de savoir si tout-à-l'heure ce sujet se rebellera, tentera de prendre la main, d'avoir l'initiative, de prendre l'ascendant sur l'autre et d'en faire son sujet ; oui c'est une autre histoire que de savoir si et comment le rapport à l'autre sera, nécessairement ou non, conflictuel, si je le percevrai d'abord comme un objet à ce point menaçant et dénégateur de ma propre identité que je n'aurai pas d'autre alternative que de le soumettre. Non, d'abord, à l'origine, cette origine dont parle Héraclite qui précède la distinction entre homme et dieu, fort et faible, encore faut-il que cette conscience se perçoive, même confusément encore, comme un moi, comme un être. Et ceci, en son intimité profonde, elle ne parvient à le réaliser qu'en séparant, délimitant, distinguant. Avant de dire tu n'es pas moi, avec de découvrir le monde comme un objet, je dois bien pouvoir dire je ne suis pas cela, et me découvrir comme un sujet.

Être, c'est se poser dans sa différence, sa position, son rang : c'est se séparer. C'est ce qu'évoque Hegel en affirmant que la conscience dès lors est devant le monde. Mais c'est en réalité ce par quoi le monde advient ; ce par quoi subitement j'ai un monde. Ce processus, oui, est un combat et Heidegger n'a pas tort de mentionner qu'il n'a rien à voir avec la guerre que les hommes peuvent se faire les uns aux autres, ni avec la violence qu'elle déploie. Mais je crois surtout que ce combat est intime parce qu'il invente, tout simplement l'intériorité en même temps que l'extériorité.

On peut à cet égard reprendre ce qu'énonçait P Ricoeur (27) au sujet de l'intention éthique : il y a bien un pôle je, tu et il ; un moment je qui est peut-être effectivement originaire.

Qu'est-ce qu'être, être un Je ? C'est vouloir être

On peut prendre ce moment d'un point de vue logique ou chronologique : il n'est pas certain que ceci aboutisse à des résultats si différents que cela. Bien sûr on peut toujours arguer qu'un Descartes se fût pris les pieds dans le tapis de la grammaire (28) en érigeant le Moi en un absolu et que l'ego autant que le libre arbitre dont il se targue ne soient que des mirages mais nous savons depuis Platon au moins que l'illusionné est victime précisément en ceci qu'il prend le mirage pour du réel et ne sait pas qu'il est dans l'erreur et agit ainsi en conséquence.

Que ce moment soit ainsi fallacieux ou non, que le moi se donne des allures d'autonomie quand en fait il ne serait qu'un atome déterminé parmi les autres, il n'empêche qu'il est fondateur : il est ce moteur par quoi l'être s'affirme, se déploie. Sans doute quand je tend la main, entreprends de marcher ou même de parler, quand je rêve ou me propose des objectifs, l'expérience empirique de mes troubles et de mes aspirations est-elle insuffisante pour me révéler les arcanes physiologiques ou psychologiques qui auront produit ces actes ; sans doute ma liberté ne sourde-t-elle que de l'ignorance des causes qui me font agir (29) mais même dans ce cas, même pur mirage psychologique ou empirique, elle est nonobstant première. L'être qui s'éploie veut être libre.

Au pôle-je, nous trouvons une liberté en première personne qui se pose elle-même. Ma liberté veut être. (...) Je ne peux donc partir que de la croyance que je peux initier des actions nouvelles dans le monde; je suis très exactement ce que je peux, et je peux ce que je suis. Il y a là une corrélation tout à fait primitive entre une croyance et une oeuvre. (...) Il y a éthique d'abord parce que, par l'acte grave de position de liberté, je m'arrache au cours des choses, à la nature et à ses lois, à la vie même et à ses besoins. La liberté se pose comme "l'autre" de la nature. (Ricoeur)

Ici, la pulsion, presque au sens freudien, à l'intersection du somatique et du psychologique, trop forte pour être résolument inconsciente, trop vigoureuse pour n'être qu'une tendance : oui, un désir. Il y a ici un double mouvement : d'une part l'être s'affirme en tant que libre, en tant que différent des choses, et par cela se donne un monde devant lui ; d'autre part, il nie *. N'envisager que l'un d'entre eux, c'est risquer de manquer l'essentiel : le premier c'est risquer de ne considérer que l'illusion ; le second que la violence dénégatrice. Les prendre ensemble - comme il faudrait le faire pour la guerre qui est tour à tour défensive et offensive - c'est comprendre qu'être toujours revient à s'éployer et combien ce mouvement contrairement aux apparences, définit l'être.

Au fond, être c'est vouloir être. Vouloir, avant même de dominer l'alentour, s'en distinguer et donc pour cela se replier sur soi, et trouver en son fondement ce qui vous institue comme être, vous définit. Or, se définir c'est se délimiter, c'est trancher, ce qui, on le sait depuis Romulus au moins, ne va pas sans violence, fût-elle symbolique. Ce combat c'est celui par quoi je dis n'être pas une chose : il commence entre 3 et 5 ans, dans le développement psychologique de l'enfant, il est ce cri que l'on pousse quand on réalise que l'objet vous résiste et même souvent fait mal ; il est ce dépit de constater combien, contrairement aux autres, l'objet ne cède non plus à nos colères,qu'à nos intimidations oui à nos séductions.

Le monde en naît. Si l'homme est un être-au-monde, s'il a un monde quitte à le perdre aussitôt de s'en éloigner, de n'en être plus que devant. Mais à bien y regarder ce qui fait l'originalité de l'être homme, c'est, non pas de nier le monde mais de se nier lui-même : il ne dit pas le monde n'est pas comme moi mais je ne suis pas comme le monde - ce qui change tout.

Être c'est lutter contre le devenir chose. Je ne suis absolument pas convaincu que dans cette lutte il y ait quoique ce soit qui justifie la violence, bien au contraire. Pour autant que la violence exercée sur l'autre revienne finalement à le réduire à l'écart de chose ; pour autant que créer ce soit précisément le contraire exhausser de la matière en un sujet vivant, alors on doit bien pouvoir avancer qu'il y a dans l'être, entendu comme volonté d'être, quelque chose de radicalement rétif à toute violence. S'il y a lutte, celle dont Parménide affirme qu'elle désigne dieux et hommes, esclaves, c'est contre tout ce qui, à l'extérieur, tenterait de le ramener à stase, à le réifier.

Mais si lutte il y a, elle doit bien supposer un terrain commun, l'accord sur le principe même de la lutte et ses règles, par quoi les belligérants s'entre-déterminent.

Boucle de rétro-action : être <-> φυσις

 


Karl Von Clausewitz23) avec le même radical on trouve παλαμη - paume de la main et, par extension, le travail de la main d'où le coup de main mais aussi l'acte violent en même temps que l'art au sens de moyen ; mais aussi πελεμιζω - mouvoir avec force, agiter, secouer.

24) Gaston Bouthoul qui a tenté, sans qu'on le suive toujours, une théorie de la guerre - polémologie - dont il se sera fait une spécialité.
Karl Von Clausewitz la définit quant à lui comme un conflit armé opposant au moins deux groupes militaires organisés réguliers

25) lire sur ce point G Labica :

26) Heidegger, Introduction à la métaphysique, p 72

27) Ricoeur, l'intention éthique

28) Nietzsche a évoqué à de nombreuses reprises la question : on trouvera ici huit textes qui l'évoquent

29) la formule, on le sait est de Spinoza et figure dans sa lettre à Schuller