μεταφυσικά
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Savoir et/ou connaître

Deux termes qui semblent désigner à peu près la même chose car, après tout, celui qui détient la connaissance, en même temps sait - et paraît sage. Et pourtant ! Deux termes qui disent, au gré, le résultat d'une transmission et/ou d'une quête voire d'un réel travail. Quand on interroge le domaine de la connaissance, qui apparaît vite comme le plus noble, même si la culture antique tint à le placer à la même hauteur que la gymnastique(117) , on découvre très vite un nombre invraisemblable de préjugés, de clichés de confusions.

- l'opprobre d'abord jetée sur l'ignorance, vite assimilée à de la sottise : celui qui ne sait pas est une brute épaisse qui se contente de l'apparence et de la seule efficacité immédiate de son action. Comme si l'on pouvait préférer l'action à l'exclusion de toute connaissance ! Assimilée parfois aussi à la paresse - d'esprit ou non : celui qui ne sait pas n'aurait fourni aucun effort pour y parvenir. D'où l'incapacité fréquente des maîtres à comprendre les difficultés de ses élèves : faute de pouvoir s'avouer que ce dernier serait bête, ne reste plus qu'à supposer qu'il eût renâclé à tout travail.

- la confusion entre savoir et savoir-faire et donc sous-jacente, entre science et technique. Or s'il est clair que toute technique s'apprend, à force d'exercices et d'imitations, le travail de la recherche, s'il est incontestable et se nourrit de méthodes et d'efforts répétés, ne garantit absolument jamais l'issue heureuse d'une découverte et donc d'un savoir nouveau, inédit - où, d'ailleurs la recherche se trouve un bien intéressant point commun avec la création artistique.

- la place à accorder à la connaissance : faut-il en rester à l'adage comtien - Voir pour savoir ; savoir pour prévoir ; prévoir pour agir - qui tend à considérer les sciences comme un moyen mis à disposition des techniques ou bien au contraire considérer la connaissance comme une fin en soi qui, ici encore, la rapprocherait furieusement de la création artistique. Il est clair en tout cas, et les critiques heideggériennes sur la techno-science vont dans ce sens, que la modernité tend, pour des raisons économiques évidentes (118) , mais des motivations idéologiques sans doute plus profondes, à privilégier ce qui dans la recherche scientifique peut déboucher sur des brevets au détriment de toutes les disciplines (lettres - sciences humaines) que l'on laisse aimablement dépérir sans toujours se l'avouer d'ailleurs. Question qui n'est pas sans lien avec celle de la transmission, on le devine, et que le corps social retrouve avec le choix d'études où l'on pousse ses enfants : choisir, par la négative toujours, les sections soit économiques soit scientifiques en raison des opportunités d'emplois et des capacités supposées de l'adolescent bien plus que par appétence ou vocation, revint à laisser en friche les sections littéraires qui ne rassemblent plus que quelques troupes éparses, égarées, moins enclines d'ailleurs à cette spécialisation qu'impropres à toutes les autres ...

- la représentation souvent sulfureuse de l'intellectuel qui oscille entre le doux dingue et le mégalomane dangereux bref entre le professeur Tournesol et le Dr Folamour prompt à faire encourir tous les dangers pour récompense d'une connaissance, l'aura souvent isolé des autres tant il reste vrai que la pensée éclôt malaisément dans le brouhaha de la place publique : la sensibilité a sa place dans le savoir et rappelle qu'il n'est de savoir que de quelqu'un, qu'il est le lien entre une sensibilité, un jugement qui adhère ou rejette et des idées abstraites.

- connaître de son côté dérive de cognosco - γιγνωσκω en grec - où le suffixe dit assez combien il s'agit d'un processus, d'un travail, d'un effort. D'une certaine manière la connaissance est toujours en train de se poursuivre et ce serait une contradiction in adjecto de la supposer jamais achevée. C'est bien cette réalité qui nous fit abandonner le docte terme de savant pour celui de chercheur, une fois posé que tout savoir, fût-il démontré et prouvé, ne sera jamais vrai que pour autant qu'on n'ait pas encore démontré le contraire et ne saurait de toute manière avoir une portée que locale.

Nous voici au coeur de la question : encore et toujours le processus et le lien.

C'est en tout cas la suite logique de ce que nous avons écrit au sujet de la transmission : suite qui ne peut que se demander ce que nous transmettons ; ce que nous mettons dans cette boite étrange que nous nommons selon les cas instruction ou éducation. Car, pourquoi le nier, nous traînons dans nos têtes les ultimes rémanences de modèles enfouis peut-être mais terriblement tenaces :

- d'un côté, l'artisan dont les deux seules fiertés résident dans la belle ouvrage et la capacité d'en transmettre le secret à son apprenti - de préférence son fils. Que ses petits secrets, son art, ne se perde pas ! Celui-ci, dans le silence souvent, où le geste imité remplace bien souvent la parole abrupte que le bruit des ateliers eût de toutes manières couverte, d'un même acte façonne et forme. C'est un taiseux, comme on disait autrefois, où nous retrouvons des figures de sagesse antique.

- de l'autre, précisément, le sage, retiré, qui dans sa double figure d'ermite ou de maître entouré de ses disciples. Sage parce qu'il aurait réussi à conjuguer connaissance et pratique, qu'il appliquerait lui-même ses préceptes, que son existence même serait une leçon vivante qu'il ne restât plus qu'à copier.

Ces deux figures ont en commun de proposer une configuration où action, pensée et savoir ne seraient pas antinomiques non plus que séparées mais au contraire simultanées. Qu'on le veuille ou non cette figure du sage résume la synthèse pensée/action après quoi nous avons désappris de courir. Mais cette sagesse qui se vit renvoie invariablement à la morale - au reste lorsque l'on demande à des parents ce qu'ils entendent par éducation, ils répondent invariablement par la transmission de valeurs. On pourrait sourire parce qu'en réalité il s'agit le plus souvent de l'apprentissage de ces codes sociaux qui permettent l'intégration à la cité et renvoient ainsi plus à l'adaptation-soumission qu'à l'exercice de la liberté ; parce que, comme d'habitude on invoque le plus souvent ces valeurs sans être même capable de les nommer. En réalité, sous la naïveté du discours et des représentations mentales, il y a ce point commun : ce qui se vit, c'est le rapport à l'autre, à l'objet, au monde. Et l'on n'est souvent pas loin de penser que c'est ce seul point commun qui importerait. (119)

Sapere aude

La devise des Lumières selon Kant(120) : la formule est reprise de Horace et fut celle de Gassendi. Serait-ce à dire qu'il faille de l'audace ? Ce que décrit ici Kant dans ces propos liminaires c'est une séquence qui commença dès le XVe siècle avec Luther et qui trouve sa pleine expression au XVIIe avec Descartes. Commencer sa méthode par le doute, fût il méthodique, et sa philosophie par l'ego, fût-il cogitans, revenait effectivement à tout bouleverser. L'autorité de la scholastique bafouée, le dogme chrétien sans être absolument nié fait l'objet désormais du travail de la preuve et non plus de l'évidence de la foi : c'était dire combien le savoir tout absolu qu'il se désire de ne quêter que le vrai ne tombe jamais des nues ; il est à la fois le lieu de toutes les autorités et l'objet de toutes les polémiques.

Aude

Kant, en réalité ne dit pas tout sur ce que signifie cet aude :

- la représentation est invariablement forcée d'une opposition entre période servile où l'on se fût contenté de penser sous la direction d'autrui et période mature où l'on s'efforcerait de penser par soi-même ; elle est en tout cas elle-même très dans l'air du temps qui sous l'aune des Tableaux des progrès de l'esprit humain se complaît à dresser un parallèle entre les phases de développement de l'esprit et celle de l'enfant. Rien n'est plus faux que de croire que la période médiévale fût exclusivement celle de répétiteurs et commentateurs obtus et ombrageux d'un dogme venu d'en-haut : les polémiques, conflits y furent au contraire sévères et souvent violents. Ce qui demeure vrai c'est que la partition médiévale entre révélation et philosophie a volé en éclat : les données des sciences surtout depuis Galilée et Copernic empêche que l'antique distribution des rôles fonctionne encore. Le vieux modèle d'une Révélation qui fût en partie compatible avec les acquis grecs s'est brisé. Oser revient alors à braver les autorités - la Sorbonne notamment - et risquer de se voir mis à l'index mais l'Inquisition n'a plus la puissance qui fut sienne et ce risque est sans commune mesure avec ce qu'il fut quelques siècles auparavant.

- Oser, de Bergson à Merleau-Ponty en passant par Bergson revient à tout recommencer à zéro en reprenant la démarche cartésienne :

La philosophie nous éveille à ce que l’existence du monde et la nôtre ont de problématique en soi, à tel point que nous soyons à jamais guéris de chercher, comme disait Bergson, une solution “dans le cahier du maître.” (121)

Joli modèle qui alla jusqu'à justifier l'enseignement de la philosophie dans les classes terminales inventant cette pause bilan dans la formation où l'élève pourrait tout remettre en question et se former son propre jugement à partir de cette posture du redoublement - ici encore - où il ne s'agit plus de donner à savoir mais à interroger ce que vaut ce que l'on pense.

- oser c'est braver la contradiction qui demeure entre le fait de chercher qui implique de se mettre dans la posture de celui qui ne sait pas d'une part, et celle de l'enseignant qui, pour pouvoir transmettre, doit bien faire comme s'il savait et suspendre donc ses doutes et présenter comme vraisemblable ce qui n'est jamais que prouvé et probable à un moment donné. Ce que les sceptiques nommaient ἐποχή et que Husserl a repris en l'intégrant dans sa propre démarche phénoménologique.

- oser, mais n'est-ce pas la même audace finalement, c'est risquer de ne pouvoir agir : non seulement parce que la réflexion nécessite temps et effort mais surtout parce que l'action suppose que l'on suspende le doute.

- oser c'est risquer de ne pas savoir : rien n'est plus révélateur que l'obligation où se sent Descartes, de se donner, dans l'attente d'un savoir fondé en toute certitude, une morale provisoire. Révélateur d'un côté du poids de l'idéologie dominante parce qu'après tout les règles qu'il se sera données sont tout sauf inconvenantes ; de l'autre parce que s'y décèle ce que nous jaugions derrière sapere : ce que s'y joue du rapport au monde, à l'autre, à l'action, donc. A ce titre si distinction l'on pouvait tracer d'entre les connaissances, sans doute faudrait-il tracer une ligne séparant les connaissances techniques qui n'engagent que l'efficacité de l'action et toutes les autres qui engagent l'être lui-même. Mais ce serait encore peut dire tant les connaissances techniques, elles-mêmes finissent toujours par engager l'homme lui-même par l'idéologie implicite qu'elles supposent. Ce serait d'ailleurs manquer à l'essentiel : la posture de l'expert qui vise systématiquement à n'envisager les questions que d'un point de vue technique, en tout cas que sous un angle spécifique et unilatéral, est précisément celle qui autorise tous les débordements. N'était-ce pas, par exemple, la posture adoptée par Eichmann lors de son procès qui argua de son statut de fonctionnaire aux ordres et soucieux de rester avant tout fidèle au serment prêté.

- oser revient, dans cet étonnant mélange de mégalomanie et d'humilité, à faire de soi le critère absolu de ce qui pèse, de ce qui vaut. Comment à la fois se poser comme mesure de toute chose (Tout homme est pape une Bible à la main) et conserver cette humilité prudente tellement indispensable ?

- oser revient à prendre le pari - ou le risque de l'isolement quand tout nous pousse vers le lien. Il n'est pas certain que les positions de replis qui furent celles traditionnelles des Descartes et des Montaigne fût encore possible. Elle demeure pourtant nécessaire ! Curieuse configuration de la méthode, au reste, qui pour obtenir a procède par non a. Très révélateur à cet égard qu'autant Morin que Serres insistent sur la nécessité d'une connaissance-socle qui fît le lien entre les différentes disciplines et, à cet égard, déspécialisent, dédifférencient, luttant ainsi contre ce que la séparation stricte entre sciences dures et sciences humaines peut comporter de délétère, mais s'inscrivent en outre dans une conscience planétaire, d'un devenir homme qui ne saurait se réaliser ni contre ni sans le monde environnant.

- oser revient à prendre le parti du déséquilibre et je comprends mieux alors pourquoi les grecs insistèrent tant pour lier la gymnastique à la transmission : tout nous pousse, la nécessité empirique de survie, nos craintes mais notre paresse aussi, la nécessité d'agir et de réagir, tout, oui, nous pousse à obtenir des réponses à nos questions, des réponses de préférence simples, pertinentes et compréhensibles, dénuées de toute ambivalence et applicables. C'est là question d'équilibre. Or, savoir revient toujours à mettre du doute, de la complexité (dans tous les sens du terme) mais de l'incertitude où nous cherchions un point d'appui. La référence cartésienne à Archimède n'est pas anodine : elle est de fondation. Or, tel l'adolescent, empêtré dans un corps soudain trop grand pour les images et habitudes qu'il en avait, l'apprenant manque toujours de tomber sous les quolibets de la servante de Thrace. Il n'a plus ni les gestes ni la connaissance pour se tenir droit. Savoir c'est aller contre son corps, contre l'air du temps qui commande d'être efficace et sérieux ; contre les autres puisqu'il m'en isole d'abord avant de, peut-être mais sans jamais en être assuré, m'en rapprocher. A l'inverse, le maître, qui ne se dénomme pas magister par hasard ne manque jamais de s'empêtrer dans ses hauteurs : oublieux que les savoirs qu'ils transmet n'ont pas plus de certitudes que la nécessité où il se met pour les confier, de suspendre provisoirement ses doutes, il succombe souvent à la vanité du mandarin, aux sirènes de la gloire que par convenances régulières lui rendent les usages. L'un trébuche d'avoir grandi trop vite ; l'autre de n'être pas assez petit ...
Nus nous demandions quels étaient ces deux partenaires de la transmission - maître et disciple - mais absolument les mêmes, identiques qu'ils sont et tout juste distribués aux deux extrémités de la ligne verticale qui sépare le puissant du faible, l'ignorant du savant, le bon du méchant : Alexandre et Diogène ; Thalès et la servante de Thrace ; Dieu et Diable ... Même position d'intermédiaire, d'ange entre ombre et lumière ....

Sapere

Par quelle ombrageuse esquive ou trouble miracle de la langue glissâmes-nous de la sapidité à la connaissance, de la sensibilité à la roide raison ?

Je sens depuis quelques temps que la langue a tellement à nous dire : non que l'étymologie eût quelque vérité à nous transmettre que le temps eût recouverte - ce qui serait tomber dans le piège d'un historicisme à l'envers. Bien plutôt, la langue porte encore en elle les lointaines rémanences que notre modernité urbaine et affairée ne parvient jamais tout à fait à éteindre, celles du vent, des crépuscules brumeux ou des aurores timides, des rosées prometteuses ou des colères incompréhensibles des ciels vengeurs, de la terre enfin, fumante sous les premiers frimas qui font ensemble que la culture se souvient encore de ses sources agricoles.

Je n'arrive pas à oublier l'injonction pascalienne : Deux excès : exclure la raison, n'admettre que la raison ! Sans doute claudiquons-nous de ne transmettre qu'une culture mutilée !

Je sais les limites des sens et m'apitoie parfois de la forteresse où ils nous terrent. Ce que je goûte, cette douleur que j'entends poindre, cette mélopée qui noie l'enfant que je fus de regards paternels, comment les dire autrement que par ces mots terribles, si vaniteux d'abstraction qu'ils en mutilent tout ce qu'ils eurent de précieux, d'inédit ; d'intime ? Je ne saurai jamais la plénitude de la femme à l'affût du premier mouvement du petit qu'elle porte. Comment n'être pas effrayé devant l'impuissance à transmettre ce qui importe. Ce continent interdit que sapere me laisse entrevoir comme une promesse enfouie, je sais désormais qu'il représente la boîte noire de la connaissance, celle oubliée au coin d'un amphithéâtre. On dit bien vrai, qu'un honnête homme, c'est un homme mêlé. Je n'imagine pas de sagesse qui ne fût de la sorte mêlée. Mais je sais en même temps que la langue renvoie tellement à la généralité que ce qu'elle offre à entendre pour prometteur de connaissance qu'il soit et riches d'échanges, polémiques et controverses qui la nourriront, demeure d'une pauvreté sensuelle scandaleuse comme si le prix de la transmission devait invariablement se payer en cette monnaie blanche et dédifférenciée de l'abstraction.

Et si oser, revenait à rendre son corps à la connaissance ?

Et je sais désormais l'autre sens de cette boucle être <->pensée : il n'est pas de savoir qui vaille qui n'engage l'être, non plus que l'absurde épaisseur de son corps, la volage appétence de ses rêves ou la maussade anxiété de ses suées matinales.

 

 

 


117) dont l'étymologie renvoie à nudité (γυμνος) au fait d'être démuni, sans armure, sans protection, qu'elle est exercice

118) on connaît le slogan
la recherche d'aujourd'hui, ce sont les brevets de demain et les brevets de demain sont les emplois d'après-demain ...

119)On relira avec intérêt
E Morin, Les Sept Savoirs nécessaires à l'éducation du futur, Le Seuil, Paris, 2000 (UNESCO, 1999)

120) Kant Qu'est-ce que les Lumières ?

Le mouvement des Lumières est la sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières.

M Foucault a commenté ce texte : on le trouvera ici

121) lire Merleau-Ponty Eloge de la Philosophie

Platon, Gorgias, 485c

J’aime la philosophie chez un adolescent, cela me paraît séant et dénote à mes yeux un homme libre. Celui qui la néglige me paraît au contraire avoir une âme basse, qui ne se croira jamais capable d’une action belle et généreuse. Mais quand je vois un homme déjà vieux qui philosophe encore et ne renonce pas à cette étude, je tiens, Socrate, qu’il mérite le fouet. Comme je le disais tout à l’heure, un tel homme, si parfaitement doué qu’il soit, se condamne à n’être plus un homme, en fuyant le cœur de la cité et les assemblées où, comme dit le poète 25, les hommes se distinguent, et passant toute sa vie dans la retraite à chuchoter dans un coin avec trois ou quatre jeunes garçons, sans que jamais il sorte de sa bouche aucun discours libre, grand et généreux.