μεταφυσικά
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Rendre son corps au savoir

La question qui hante toute société en pleine mutation - la nôtre en est une - avec plus d'acuité qu'aux périodes calmes demeure bien de repérer ce qui doit se transmettre avec la double crainte de ne pas offrir aux générations futures de savoir qui les prépare à leur modernité en même temps que de ne pas biffer ce chaînon manquant qui leur ferait manquer l'essentiel d'un récit qui contribue pourtant à construire encore leur identité. Comment, au fond, préparer l'avenir sans insulter le passé ?

Quoi transmettre ? Que n'enseigne-t-on pas qui ferait cruellement défaut ?

Si je devais ne m'en remettre qu'à Serres ou à Morin, j'écrirais le lien : lien avec le monde tant nous feignons de nous construire contre lui ; lien avec l'autre tant la modernité connectée invente un nouvel espace et donc un nouveau rapport au prochain toujours trop proche ; lien entre les savoirs tant la distribution des connaissances en disciplines étroitement distinguées dans nos université - dont surtout l'absurde séparation des sciences et des lettres - ruine la possibilité même de ce socle commun dont parlent les politiques et fait manquer des pans entiers de notre culture vite tombés en désuétude.

Est-ce pour autant suffisant ?

Jamais la connaissance scientifique, de mémoire d'homme, n'aura filé aussi vite que depuis un siècle et l'on ne saurait enseigner désormais comme si de rien n'était :

- ce que nous enseignons, pour grande partie, nous l'apprîmes hors des amphithéâtres dans le récit échevelé des avancées théoriques. Il est fort probable qu'une grande partie de ce que nous enseignons désormais cesse d'être bientôt valide et ne prépare en rien nos étudiants au monde dans lequel ils vivront bientôt. Autant dire qu'importerait moins le savoir transmis que le rapport au savoir ; que la seule pépite que nous puissions encore valablement transmettre serait d'apprendre à apprendre.

- ce que nous enseignons désormais aura toujours déjà été distribué sur quelque page Internet - voire les nôtres mêmes - de telle sorte que notre auditoire non seulement ne soit pas ignorant et en situation de découverte mais serait surtout et au contraire déjà avisé. Ce qu'il attend de nous, c'est une précision, un complément, un conseil ... tant la boîte de la connaissance eût cessé de longtemps d'être noire.

- jamais la distance n'aura été aussi grande qu'aujourd'hui entre le savoir détenu par quelques spécialistes et le fameux socle commun porté par ce que les philosophes nomment parfois encore, avec une moue d'indéniable mépris, le sens commun. Ce qui a deux conséquences :
du côté des savants, l'impossibilité désormais d'occuper la place démoniaque du génie universel. Au XVIIe encore, un Pascal, un Descartes, un Leibniz pouvaient passer pour génies universels tant ils furent au fait mais surtout à la pointe avancée des connaissances de leur temps. Ceux-là surent mais surtout purent encore tisser le lien entre les différentes disciplines point encore si étroitement cloisonnées pour qu'in n'en pût faire la synthèse. Au XIXe encore - on appela ceci philosophies du système - des Hegel, Marx ou Comte purent encore s'essayer à penser un savoir global qui fît sens non sans risquer toujours que cette pensée du total ne virât parfois au dogme voire au totalitarisme. Mais aujourd'hui ? Qui pourrait encore se targuer d'être assez avisé pour occuper cette croisée de la synthèse ? Qui le pourra demain lors même que les sciences dures ont déjà délaissé le terrain des sciences humaines et que ces dernières ont désappris les sciences dures, et que ces deux pans vont chacun leur chemin sans plus dialoguer qu'avec un mépris même pas toujours poli.
du côté du sens commun : une vaste incompréhension qui fait que si au XVIIe on pouvait encore tracer des lignes de rencontre qui donnassent à la notion d'honnête homme une consistance où tous pouvaient se retrouver, on constate aujourd'hui plutôt une fracture délétère qui non seulement donne le sentiment d'un savoir à deux vitesses et donc d'une société à deux vitesses mais encore nourrit les méfiances les plus dangereuses à l'encore de qui, ayant le savoir, aurait ipso facto le pouvoir.

- l'obsession de l'économique qui devient la seule grille de lecture que nous nous octroyons désormais, outre qu'elle n'offre qu'une représentation quantitative de nos sociétés, pousse tellement vers la performance technique comme planche de salut devant nos crises que nous inclinons presque sans le vouloir à ne plus privilégier que les savoirs pouvant déboucher sur des applications techniques - la techno-science - oublieux que nous sommes que nulle grande découverte scientifique ne se fit ainsi et qu'au contraire leurs applications pratiques - réelles sans conteste - se firent toujours ailleurs, plus tard et par d'autres. (122)

- pourtant il y a bien une philosophie spontanée du peuple ! comme il y a une philosophie spontanée des savants. Comte l'a dit, F Jacob le redira (123)à sa manière un siècle et demi plus tard : il n'est pas d'observation possible sans un modèle théorique qui la conditionne - sans problématique donc. Il n'en va pas autrement pour l'action, la plus triviale soit-elle : je ne puis saisir tel objet, m'asseoir sur une chaise, me nantir d'un marteau pour planter un clou sans au moins les avoir reconnus pour ce qu'ils sont, les occurrences concrètes, particulières d'une généralité ; ne puis me servir d'un outil et entreprendre une démarche technique sans avoir au moins l'idée d'un lien entre mon action et l'effet escompté, sans donc avoir l'idée de la relation cause-effet ... Von Humboldt le déclarait à propos des langues mais on pourrait tout aussi bien le dire de nos actions : elles recèlent une métaphysique implicite. Je gage que la langue populaire en doit bien laisser suinter quelques traces.

Il n'est pas un enseignant qui ne le sache pour en avoir essuyé l'âpre difficulté : celui qui pose problème ce n'est pas l'ignorant mais au contraire celui qui croit savoir. Platon l'avait écrit il y a bien longtemps : l'illusion est une ignorance au carré et de la même manière que la philosophie commence avec ce redoublement qui lui fait s'interroger sur la valeur de ce qu'elle avance, l'acte de transmission commence exactement au moment où le disciple acceptant l'idée que ce qu'il sait pourrait ne pas être vrai, consent à être ébloui. Apprendre c'est toujours, d'abord, accepter de renverser la table. Or nous sommes tous dans le cas, toujours, de celui qui nourrit quelque opinion. Aisée quand il s'agit des principes de base que l'on inculque à un jeune enfant - le terme inculquer est intéressant qui dit faire pénétrer -qui de toute manière n'a ni vraiment moyen de résister ni assez d'arbitre pour discuter, la transmission se heurte néanmoins toujours à un deuxième obstacle : l'incompréhension devant l'erreur, devant l'inaptitude, devant l'incompréhension. C'est que le processus est un long chemin où il s'avère vite qu'il ne suffit pas de dire un savoir pour qu'il soit ni entendu, ni compris, encore moins approprié, où les deux extrêmes abstraits, tout virtuels qu'ils soient, demeurent concevables ( l'ignorance pure ; le savoir absolu) mais où toutes les étapes intermédiaires sont ardues tant d'ailleurs pour le maître que pour le disciple. La connaissance n'est jamais un éblouissement, même final - et ici Platon se trompe - il est une pente raide à escalader où les pires instants sont toujours ceux intermédiaires où l'on croit savoir, où l'on sait effectivement quelque chose mais si imparfaitement, si incomplètement ...

A comprendre, d'abord

Je réalise, en écrivant cela, combien en faisant oeuvre de transmission, nous feignons de croire qu'il suffit de donner de la connaissance pour qu'elle soit sue - ce qui n'est jamais vrai, nécessaire sans doute mais pas suffisant - qu'il suffirait qu'elle soit sue pour être comprise - ce qui l'est encore moins. Comprehendere dit, en latin, à la fois le lien (cum) et la saisie (prehendere) en signifiant saisir ensemble, entourer quelque chose et par suite embrasser par la pensée. L'analogie est fréquente dans les termes signifiant l'activité intellectuelle que l'on retrouve dans appréhender évidemment mais dans saisir - au sens de comprendre - et dans concept (cum capere = prendre entièrement, admettre, recevoir dans sa pensée). Capere est de ces mots riches et fondateurs qui se reconnaissent aisément au nombre de pages qu'ils occupent dans le dictionnaire et d'où dérive un nombre incroyable de termes tous à l'intersection de l'action et de la pensée (124) tout en n'oubliant pas que le grec λόγος comporte le même sens de recueillir, rassembler.

Je ne parviens pas, décidément, à décoller mon attention de cette tête bien faite de Montaigne : jamais le savoir n'aura été à la fois si dense, si vaste ni si généreusement distribué. Suffit-il pour autant qu'il soit distribué pour que chacun en fasse son miel ? Évidemment, non ! Je défie quiconque de parcourir un traité d'astrophysique, de se colleter avec la théorie des cordes et de décréter incontinent l'avoir compris. Que le maître soit un introducteur est une évidence mais encore n'y peut-il parvenir qu'en n'omettant plus que le savoir ainsi donné n'est plus inédit pour son auditoire mais aura toujours déjà été distribué. Sans aucun doute la passation résulte-t-elle de celle de la méthode - apprendre à apprendre - mais surtout de l'art de comprendre. Où l'on réalise que la flèche, simple, que nous avions dessinée initialement se révèle bien plus complexe : la ligne qui relie l'apprenant et le maître est une ligne complexe c'est-à-dire une boucle, certes, mais c'est surtout une ligne où le récipiendaire est tout sauf un être passif. Il lui appartient en effet de :

- faire le lien entre tous les savoirs reçus qui lui ont été donnés de manière séparés en disciplines plus ou moins fermées mais qui renvoient nécessairement à une même réalité, complexe et en constant devenir. Que les sciences dans leur démarche expérimentale ne parviennent à avancer qu'en se spécialisant mais aussi en séparant l'objet de leur recherche de tout autre contexte que celui du modèle théorique correspondant aux jeu d'hypothèses mis en branle est tout aussi évident que nécessaire. Pour autant est tout aussi impérative l'obligation pour celui qui reçoit le savoir de combiner ces connaissances entre elles, certes, mais aussi de les raccorder à soi, et donc à son être au monde, soit finalement à une conscience planétaire.

- mais comprendre signifie aussi contenir lorsqu'on écrit par exemple qu'A comprend B. Comprendre une pensée, un savoir, c'est alors l'intégrer, l'intérioriser, le faire sien - se l'approprier. Travail du jugement où Descartes voyait une puissance infinie, la compréhension montre assez bien que dire ceci est vrai revient en réalité à dire cette proposition je la prends pour moi, je l'accepte, je la fais mienne. Où se jouent le risque de l'erreur évidemment et donc la nécessité de la prudence. Mais comment ne pas voir la profonde similitude qui peut exister ici entre la compréhension d'un savoir et la manducation (125) : identiquement, il s'y agit d'intégrer, d'assimiler : de faire que ce qui vous était extérieur, devienne une réalité intime. Celui qui a compris fait comme si ce savoir était à lui, était de lui : le travail de réflexion, d'analyse et de preuve qu'il a fait - ou refait - pour sa part propre revient à un double processus d'identification et d'appropriation. Un savoir ne s'échange pas mais se partage : voici toute la spécificité de la connaissance, je l'ai déjà dit, qui devrait interdire qu'elle entrât jamais dans la sphère de l'économie marchande. En se l'appropriant, nul n'empêche quiconque d'en faire autant ; l'appropriation ne segmente pas ni de divise ; au contraire multiplie. Mais, en même temps, s'approprier revient à définir le rapport que l'on entretient avec ce savoir nouvellement acquis : que change-t-il à mon être ? à ma façon d'être au monde. Évidente est la réponse quand il s'agit d'un savoir technique où invariablement l'on substituera la nouvelle procédure jugée plus efficace à l'ancienne désormais inadaptée, elle l'est sans doute moins quand ce savoir, parce que relevant de ce qu'on appelait autrefois sagesse, a des implications sociales, morales ou politiques. La mise en application dans sa propre existence est tout sauf automatique, tout sauf spontanée et exige ici encore un acte de la volonté et un effort suivi de mise en conformité de sa pensée et de ses actes. S'il est vrai que toute connaissance trouve sa source dans l'effort d'un individu cherchant, il n'est pas vrai qu'elle laisse ce sujet indemne. C'est bien dune boucle dont il s'agit : sujet <->connaissance et cette rétroaction-ci est bien ce que l'on nomme compréhension.

- mais comprendre signifie encore - quand il s'agit de la relation à l'autre - se mettre à la place, consentir sans nécessairement approuver ... La première réalité qui s'impose à tous demeure bien - c'est une trivialité que de le rappeler - le fait irrécusable que tous ne pensent pas identiquement. Que faire de cette pensée de l'autre ? Comment comprendre que ce qui est évident pour moi, ou l'est devenu par effort de preuves et de rationalisation, ne le soit pas pour l'autre ? Cette question a deux versant : le premier est pédagogique - il fut déjà évoqué ; comment comprendre l'incompréhension de l'élève ? Comment comprendre rationnellement l'irrationnel ? Force est de constater que les habiletés pédagogiques des uns et des autres consistent le plus souvent dans la répétition avec d'autres termes, d'autres exemples avec l'espoir qu'ainsi le courant passe ... Le second engage mon rapport à l'autre et pour cette raison a de fortes connotations morales. Dois-je ramener à la raison celui qui ne pense pas comme moi - mais comment oublier qu'étymologiquement il y a bien vaincre dans convaincre et que même si la lutte est déplacée ici sur le terrain de la parole - et il faut bien concéder ici qu'elle ne le reste pas toujours - il n'en reste pas moins vrai que c'est de lutte, de conflit et donc de négation dont il s'agit ? ou dois-je au contraire accepter, supporter la contrariété de la pensée de l'autre ? C'est bien de tolérance dont il s'agit ici - qui n'a jamais été une vertu positive mais bien une vertu par défaut : tolérance c'est bien d'abord (tolero = porter, supporter) une charge que l'on prend sur soi. Mais la tolérance peut s'entendre au moins de quatre manières différentes (126) : au delà du droit que l'on reconnaît à l'autre de s'exprimer, qui n'engage pas outre mesure et demeure une courtoisie très extérieure, il y a le souci de comprendre, précisément, la pensée de l'autre, ce qui le pousse à penser ce qu'il pense supposant ainsi que la pensée de l'autre est une vraie pensée, argumentée et raisonnée et non pas un sous-produit intellectuelle, ou l'effet de la paresse voire de quelque fanatisme ... D'où cette évidence : la tolérance ne saurait être strictement formelle faute de quoi elle s'épuiserait bien vite ; elle engage l'être dans la mesure où elle implique la double reconnaissance de l'autre et de sa pensée. L'enseigne-t-on ? Rien n'est moins sûr ! Le peut-on seulement et comment ?
Tout ce que l'on peut dire, à ce niveau, reste que le savoir ne saurait se réduire ni à une ingestion, ni à une utilisation. Si c'est cela que signifie l'interdit de la manducation de la connaissance, il n'y a pas à y revenir. Si l'on veut dire par là qu'il y a nécessité d'une éthique de la connaissance, alors, oui, reconnaissons que dans les lieux de transmission on se contente souvent de la transmission mais pas de la réception.

- comprendre signifie alors lutter contre l'ego ; contre tous les ego. Contre tout ce qui fait bruit : égocentrisme évidemment qui pousse à tout ramener à soi ; ethnocentrisme qui pousse, mais n'est-ce pas le même processus, à tout ramener à ses propres schémas culturels. Le point commun de ces parasitages de la compréhension c'est le rejet, l'exclusion, l'anathème et, à tout le moins, la critique systématique. Le contraire donc du lien suggéré par l'étymologie. Le secret se trouve peut-être dans ce court passage, déjà cité, où Alain dessine la configuration du préjugé(127) : il n'est point de vérité qui subsiste sans serment à soi. L'acte par lequel l'on intériorise un savoir, celui du jugement qui le reçoit pour vrai est en même temps un acte continu de fidélité par lequel l'on ne cesse implicitement de proclamer sien ce savoir, de dire qu'on le reconnaît, qu'on y colle, y adhère. Tout le secret de la compréhension réside sans conteste dans cette subtile alchimie qui à la fois exhausse le moi en en faisant, via la liberté de son jugement, le critère nécessaire de ce qui est reçu pour vrai, mais se doit en même temps de le relativiser en lui rappelant les règles élémentaires de l'humilité. Être confronté à la fragilité de nos savoirs n'est peut-être pas le plus difficile, être constamment confronté à l'incertitude n'est après tout que lot commun de l'intelligence humaine capable de travailler même avec des données floues ; non, sans doute le plus délicat qui fait que précisément apprendre n'est jamais équivalent à comprendre, c'est ce processus, qui doit être maintenu et jamais figé, d'une conscience qui se doit à la fois affirmer et nier, combiner le mouvement d'extériorisation et d'intériorisation ; se proclamer en même temps que l'autre. On aura presque tout dit quand on aura rappelé que serment vient de sacramentum et renvoie, au sens premier, à la promesse faite devant Dieu, devant ce qu'il y a de plus sacré, qui pour cela induit une idée de fidélité et l'impossibilité de toute défection. Toute promesse est assurance, garantie que l'on accorde : on le voit la tentation est forte !
Qu'on ne cherche pas plus loin pourquoi le monde des lettres et des sciences parvient à la fois, et de manière si curieuse, à être en même temps le lieu du partage et de la collaboration, à quoi Internet aura conféré une valeur d'universalité et d'immédiateté qu'elle ne connut jamais à ce point, et, en même temps, celui des polémiques, invectives, controverses et critiques les plus acerbes. La critique est essentiellement crise : ce passage ou ce tamis qui distingue ; ce jugement donc. L'homme de savoir n'est pas le mieux placé pour donner des leçons d'humilité : n'est-ce pas Bachelard qui constatait que le scientifique, s'il était le plus souvent fécond la première partie de sa vie, devenait non seulement stérile mais stérilisant la seconde, de bloquer toute recherche alentour qui contreviendrait à sa propre démarche ? Ne se nomme-t-il pas lui-même maître - magister où sonne encore magnus ? Confronté à la nécessité de sans cesse faire preuve de son savoir et de ses recherches, couvert d'honneurs parfois mais toujours de cette déférence à quoi s'oblige le disciple, comment ne succomberait-il pas aux sirènes de l'ego ?

A reconnaître ensuite

Curieux terme, lui aussi, que ce mot de reconnaissance qui renvoie à la fois à l'acte de poser quelque chose comme déjà connu mais aussi au travail de repérage, en terme militaire, mais encore à l'acte par lequel on affirme une autorité, politique par exemple mais à l'existence d'un Etat par exemple en droit international, mais encore qu'il s'agisse du travail de la pensée où il prend la valeur de la concession, ou celui du droit où l'on assume être l'auteur d'un acte voire même le géniteur d'un enfant ou même enfin de la morale où l'on accepte l'idée de la faute. Sans compter la gratitude que l'on exprime à l'égard de quelqu'un. Le point commun de tous ces sens qui vont donc de la théorie de la connaissance jusqu'au droit et à la morale, c'est qu'il s'agit toujours d'un acte unilatéral. La reconnaissance n'est jamais un dialogue, même si elle peut en résulter, elle est toujours le fruit d'une volonté qui affirme, qui en arrive à la conclusion que ...- c'est d'ailleurs l'un des sens de l'allemand Erkenntnis - d'une volonté qui assume et donc qui répond de en prenant sur elle, pour elle.

Trois idées pour le même mot donc : celle d'un processus - qui se trouve déjà dans connaissance dont le mot est formé ; celle de phase conclusive indiquant le terme, au moins provisoire, de ce travail ; celle de l'unilatéralité qui contient invariablement l'affirmation de soi mais en même temps le lien entre soi et l'objet de la reconnaissance, que ce soit une idée, un acte, ou une réalité objective. J'aime assez l'idée, je l'avoue, que le terme se situe ainsi à l'intersection de la théorie de la connaissance, de la technique et de la morale. Il dit à lui seul que tout acte suppose une philosophie implicite - aucune action n'est possible sans une représentation préalable, implicite, du monde - mais en même temps que la question de la responsabilité ne concerne pas seulement l'acte ; tout autant la pensée ; tout autant la connaissance.

Répondre de son acte revient à dire j'en suis l'auteur, l'acteur et je suis disposé à en assumer les conséquences. Répondre de sa pensée revient à dire cette pensée est mienne - quand bien même viendrait-elle d'ailleurs, je me la suis appropriée, je l'ai prise pour moi et sur moi [qui est le sens précis du verbe assumer]- et j'en assume les conséquences. Mais que peut bien vouloir dire conséquences quand on parle de connaissance ? Assurément pas les implications pratiques des applications qui en pourraient être faites qui relèvent plutôt de l'ingénieur ou du technicien. Il faut donc plutôt chercher du côté du sujet lui-même, dans le rapport entretenu au savoir qu'il proclame : dans la cohérence qu'il met ou non entre ce qu'il proclame et ce qu'il fait - et l'on touche ici à ce qui dans la sagesse relève de la morale - dans l'humilité aussi qu'il y place et qui ouvre le terrain autant à l'incertitude qu'à l'autre perçu et assumé comme différent, dans la gratitude enfin qu'il nourrira non tant à l'égard de qui lui aurait transmis le savoir qu'à l'endroit de ce savoir lui-même qu'il s'engagerait à honorer et à servir, pour la part où cela serait possible.

A s'engager enfin

S'il est un point commun, décidément, entre comprendre et reconnaître, il tient à la boucle sujet<->connaissance. Autant c'est évidemment le sujet qui produit du savoir ou le reçoit d'un tiers, autant il semble bien que nul sujet ne saurait rester insensible au savoir qu'il s'approprie ou invente. Le savoir fait le sujet. A rebours, par la manière dont il l'assume - le comprend et le reconnaît- il ne peut pas ne pas le modifier. Ceci a un nom : l'engagement.

On pense évidemment à ces grandes figures de l'engagement politique ou social d'intellectuels comme Voltaire, Zola, Sartre ou même Foucault : ce sont celles d'hommes qui ne se contentèrent pas de proclamer tolérance, justice ou liberté et ne surent rester insensibles aux manquements que la société de leur temps y opposait. Posture controversée, ne serait-ce que parce que, parfois, les engagements pris se révélèrent douteux et que, de toute manière la sincérité de leurs positions et la notoriété sociale acquise ne les prémunissaient contre aucune erreur ; posture ambiguë en tout cas dans la mesure où, pour la période la plus récente, il est difficile de distinguer qui, du citoyen ou de l'intellectuel, s'engage ainsi. Posture difficile en tout cas : on ne s'improvise pas combattant ou résistant et pour un Vercors, un Marc Bloch combien d'autres qui se turent, ou comme Sartre ont peut-être mieux fait de ne rien faire tant ils étaient maladroits ou impropres à toute clandestinité.

On peut penser aussi à toutes ces grandes figures religieuses ivres de vérité jusqu'à se réfugier dans la paix de la règle, mais passionnés parfois jusqu'à pourfendre tout ce qui contrevenait à leur foi. Au delà de St Benoît ou de St François d'Assise, comment ne pas songer à ces pêcheurs que furent les disciples du Christ et qui virent leur existence bouleversée au point de se faire prédicateurs, apôtres, messagers ce que rien, de leur extraction sociale ne laissait présager. Qui, à leur tour donnèrent un corps à la Parole en fondant, pour le meilleur et souvent le pire, une Église ?

Avec tous les risques que ceci comporte, de l'erreur au fanatisme, de la pusillanimité à la sottise, il n'en reste pas moins que ces figures tracent le lien que nous cherchons entre la pensée et l'acte, lien qui seul peut contredire Platon qui se plairait bien à fouetter l'homme mûr s'adonnant encore à la philosophie.

Le langage du corps

Donner un corps au savoir, écrivions-nous, en présumant que la langue, en ses souches à la fois savantes et populaires, devait bien encore en conserver trace. Il y a bien, dans le souci de vivre son savoir, c'est-à-dire de tenter de l'appliquer dans son existence, quelque chose de l'incarnation, ou si le mot devait faire peur, du témoignage - au sens propre que le grec donnait à ce terme μάρτυς d'où nous avons tiré martyr : porter en son corps, jusqu'à la souffrance s'il est nécessaire, la défense de ce que l'on croit, la fidélité à sa foi sans vouloir abjurer jamais mais y succomber parfois - il n'est qu'à songer au triple reniement de Pierre.

Des mots, pourtant savants apparemment, le révèlent parfois si on consent à les écouter : recherche, par exemple, où résonne encore le circa de celui qui, perdu, ou à la recherche du troupeau égaré, tourne en rond, encercle parfois et tente de faire le tour de la question. Trouver, encore, où l'on entend trope, la torsion du corps qui à sa façon dit l'effort mais aussi tout ce que l'acte de connaissance peut avoir de posture contrefaite et de peu naturel, en tout cas de peu spontané ; de tordu. Mais où sonne encore le trouvère. Cogiter aussi où sous la forme fréquentative sonne l'ago (idem en grec) qui dit à la fois le message et l'action et qui pris ensemble, dit l'agitation intellectuelle que l'on retrouve dans brain-stearming. Système ou épistémologie qui disent d'abord la posture, du lien ou de l'avancée où résonnent encore les cors et trompettes des armées en ordre de bataille ? La langue dit ainsi ce corps du philosophe qui se réfugie dans sa librairie ou de l'ermite un peu fou (Diogène ?) qui dans le dénuement crie rien de trop mais ne répugne pas de disputer à l'occasion la première place aux grands de ce monde ; dit dans l'épaisseur silencieuse des organes les hésitations, les craintes, les incertitudes et les errements ; mais les colères aussi qui président aux grandes batailles, les mesquineries qui président aux petites ...

Je ne déteste décidément pas que dans philosophe, il y ait celui qui aime, ne fût-il qu'un amateur.

En admettant que la vérité soit femme, n’y aurait-il pas quelque vraisemblance à affirmer que tous les philosophes, dans la mesure où ils étaient des dogmatiques, ne s’entendaient pas à parler de la femme ? Le sérieux tragique, la gaucherie importune qu’ils ont déployés jusqu’à présent pour conquérir la vérité étaient des moyens bien maladroits et bien inconvenants pour gagner le cœur d’une femme. Ce qui est certain, c’est que la femme dont il s’agit ne s’est pas laissé gagner
Nietzsche, Avant Propos de Par delà le Bien et le Mal

 


122) les exemples de l'électricité avec Ampère, des ondes radio-électriques avec Hertz en demeurent de magnifiques illustrations. Aucun des deux ne fît ses découvertes et donc proposer une théorie en se posant la question de l'utilité. L'esprit scientifique commence par un renoncement initial à la question A quoi ça sert ? au profit de la seule question Qu'est-ce que c'est ?

123) F Jacob La logique du vivant P 22

Dans l’échange entre la théorie et l’expérience, c’est toujours la première qui engage le dialogue. C’est elle qui détermine la forme de la question, donc les limites de la réponse. «Le hasard ne favorise que les esprits préparés» disait Pasteur. Le hasard, ici, cela signifie que l’observation a été faite par accident et non afin de vérifier la théorie. Mais la théorie était déjà là, qui permet d’interpréter l’accident

A Comte Cours de philosophie positive, I, p 63

Tous les bons esprits répètent depuis Bacon, qu’il n’y a de connaissances réelles que celles qui reposent sur des faits observés. Cette maxime fondamentale est évidemment incontestable si on l’applique, comme il convient, à l’état viril de notre intelligence. Mais, en se reportant à la formation de nos connaissances, il n’en est pas moins certain que l’esprit humain, dans son état primitif, ne pouvait ni ne devait penser ainsi. Car, si d’un côté, toute théorie positive doit nécessairement être fondée sur les observations, il est également sensible, d’un autre côté, que, pour se livrer à l’observation, notre esprit a besoin d’une théorie quelconque. Si, en contemplant les phénomènes, nous ne les rattachions point immédiatement à quelques principes, non seulement il nous serait impossible de combiner ces observations isolées, et, par conséquent, d’en tirer aucun fruit, mais nous serions même entièrement incapables de les retenir; et, le plus souvent, les faits resteraient inaperçus à nos yeux.
Ainsi, pressé entre la nécessité d’observer pour se former des théories réelles et la nécessité non moins impérieuse de se créer des théories quelconques pour se livrer à des observations suivies, l’esprit humain, à sa naissance, se trouverait enfermé dans un cercle vicieux dont il n’aurait eu aucun moyen de sortir, s’il ne se fût heureusement ouvert une issue naturelle par le développement spontané des conceptions théologiques qui ont présenté un point de ralliement à ses efforts, et fourni un aliment à son activité.

124)

concipio : comprendre

 

decipio : tromper incipio : commencer inceptum : entreprise percipio : percevoir

praecipio : prévenir, recommander
et donc précepte et précepteur

princeps etc

recipio : recueillir occupo : s'emparer de capulus : coffre captivitas : captivité

125) comment alors ne pas revenir à l'interdit originel qui fut précisément celui de la manducation de la connaissance ? Outre qu'il n'est pas pour rien dans la tendance dogmatique à toujours considérer l'effort de science comme signe d'une insubordination contre Dieu, cet interdit est a priori contradictoire avec le principe de la Révélation, qui est pourtant une connaissance offerte, fondateur nonobstant.

126 ) E Morin, Les Sept Savoirs nécessaires à l'éducation du futur, Le Seuil, Paris, 2000 (UNESCO, 1999) p 56

Il y a quatre degrés de tolérance : le premier, qu’a exprimé Voltaire, nous contraint à respecter le droit de proférer un propos qui nous semble ignoble ; cela n’est pas respecter l’ignoble, c’est éviter que nous imposions notre propre conception de l’ignoble pour prohiber une parole. Le second degré est inséparable de l’option démocratique : le propre de la démocratie est de se nourrir d’opinions diverses et antagonistes ; ainsi, le principe démocratique enjoint à chacun de respecter l’expression des idées antagonistes aux siennes. Le troisième degré obéit à la conception de Niels Bohr pour qui le contraire d’une idée profonde est une autre idée profonde ; autrement dit, il y a une vérité dans l’idée antagoniste à la nôtre, et c’est cette vérité qu’il faut respecter. Le quatrième degré vient de la conscience des possessions humaines par les mythes, idéologies, idées ou dieux, ainsi que de la conscience des dérives qui emportent les individus bien plus loin et ailleurs que là où ils voulaient se rendre. La tolérance vaut bien sûr pour les idées, non pour les insultes, agressions, actes meurtriers.

127) Alain

Préjugé. Ce qui est jugé d’avance, c’est-à-dire avant qu’on se soit instruit. Le préjugé fait qu’on s’instruit mal. Le préjugé peut venir des passions; la haine aime à préjugermal; il peut venir de l’orgueil, qui conseille de ne point changer d’avis; ou bien de la coutume qui ramène toujours aux anciennes formules; ou bien de la paresse, qui n’aime point chercher ni examiner. Mais le principal appui du préjugé est l’idée juste d’après laquelle il n’est point de vérité qui subsiste sans serment à soi; d’où l’on vient à considérer toute opinion nouvelle comme une manœuvre contre l‘esprit. Le préjugé ainsi appuyé sur de nobles passions, c’est le fanatisme.