μεταφυσικά
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De la Révélation

Dans le schéma que nous avons dressé,  il y avait bien deux lignes dont nous n’évoquâmes que  celle, horizontale, qui lie le maître à son disciple.

Cette ligne s’était déjà considérablement enrichie  puisque du côté du disciple on aura repéré non seulement qu’il ne s’agissait pas d’une posture passive de pure et simple réception, d’inscription sur une cire molle et vierge, d’informations, de savoir et de prescriptions qui n’ y étaient pas mais que s’y jouaient également des actes aussi essentiels qu’oser, comprendre, reconnaître, s’engager.

Nous restent deux étapes.

Tenter de comprendre ce qui se passe sur la ligne verticale où, si nous avions repéré plusieurs axes du côté de Dieu, n’en avions en revanche cité qu’un seul du côté du récipiendaire. Il y a fort à parier qu’ici aussi la relation s’enrichisse, au moins du côté du récipiendaire.

Enfin, parce que ces lignes se croisent, comme elles se sont croisées en morale, tâcher de penser ce que représente ce point de jonction, qui ne peut qu’être le carrefour, ou bien l’intégrale des deux autres. Ce point c’est celui de l’Incarnation,  le point où se tient le Paraclet qui se substitue au Maître en même temps qu’au Père

Révéler c’est transmettre

Configuration étrange que celle qu’offre le judaïsme en sa spécificité que celle de cette création qui est en même temps Parole. Où s’entremêlent odyssée de l’esprit dans un processus de réalisation de soi que Hegel n’eût pas renié tant il rejoint les fondamentaux de la phénoménologie de l’esprit, création au sens le plus instrumental possible où les métaphores techniques foisonnent mais encore, et peut-être surtout, révélation. On sait l’interprétation qu’Heidegger aura pu faire de la vérité comme dévoilement : il y a bien un secret, conservé tout  au long de l’histoire dont le rideau ne se soulève qu’à la fin. Mais on sait aussi qu’elle change du tout au tout les relations de l’homme au divin : il n’est plus à l’origine, le rituel cesse d’être le cadre formel où l’on interpelle le divin pour solliciter de lui protection, puissance ou même seulement sens ; l’homme n’a plus l’initiative, n’est plus à l’origine de la relation. L’esprit souffle où il veut, on le sait.

Configuration étrange une seconde fois dans la mesure où la révélation comporte manifestement plus de part d’ombres que de lumières : elle dit plus sur ce qu’est l’homme, et doit être, sur son comportement et sur la manière dont il doit être et vivre que sur Dieu lui-même. La part de mystère, qui nourrira toutes les mystiques à venir, est marquée dès l’expulsion de l’Eden : si avant la faute originelle, l’homme voit Dieu et lui parle, si même il collabore avec lui pour parachever la création, en donnant un nom à chaque créature comme pour mieux le consacrer en tant que couronne de la Création, en revanche, après, la relation ne sera plus jamais directe, mais au contraire toujours médiatisée, Moïse en étant la figure archétypale, évidemment. L’ordre répété à multiples reprises donné au peuple de ne pas s’approcher de la montagne, celui répété à Moïse  de détourner son regard attestent combien Dieu, tel le soleil ou la mort ne se peut regarder en face. Mystère il est, mystère il demeurera. C’est assez dire que tout ce qui relèvera, plus tard de la théologie et de la métaphysique ne pourra jamais être qu’une extrapolation et non pas seulement une interprétation de ce qui se dit : Dieu ne dit rien de ce qu’il est, se nomme à peine et tout ce qu’on en peut dire dépend étroitement des rares paroles directes que les textes relatent. Dieu jaloux, colérique a-t-on parfois dit, qui sanctionne, extermine ou en menace en tout cas ; qui se repent parfois mais finalement n'extermine jamais.

Configuration étrange une troisième fois  parce qu’elle relate l’histoire d’un ratage : on est loin, très loin de l’image d’un dieu tout puissant, guerrier et protecteur d’un peuple, d’une tribu … et pourtant. Tous les ingrédients y sont : sacrifices, terre, vénération, colères et pacification comme s’il ne s’agissait que d’un système d’échange entre vénération et protection. Et pourtant, en dépit des menaces et des colères, ce dieu n’extermine pas. La menace de mort est fréquente, elle est même ce qui étaye l’interdit originel ; cependant elle n’est jamais mise à exécution.  Et puis surtout, l’interdit est bravé ! Tout le processus de révélation suinte la combinatoire essai et erreur comme s’il fallait la réitérer, à chaque fois de manière plus précise parce que, tout simplement elle n’est ni entendue ni respectée. Comme si l’on avait affaire à un dialogue entre pairs – ce qui n’est évidemment pas le cas : ou que, l’arbitre concédé à l’homme, qui l’érige effectivement au sommet des êtres créés et au plus proche du divin, empêchât  la volonté divine de s'accomplir, en tout cas sans l'anicroche répétée des insubordinations humaines.

Configuration étrange une quatrième fois parce que cette révélation est répétée et, à chaque fois, de manière plus explicite, plus détaillée et de de l'interdit initial à la parole christique en passant par la loi noachide, la loi mosaïque, on ne peut plus explicite. Comme si, à l'instar de la sagesse grecque, la Parole devait être rare pour peser ou que chaque rajout dût l'affadir.

Un enseignement, une pratique ?

Je ne cherche pas ici à justifier de la Révélation non plus que je n'abandonne l'idée initiale qui fut de penser en métaphysique sans pour autant tomber dans la théologie. En revanche, dans le rapport que le judéo-christianisme entretient avec son Dieu, il y a bien un outil - le texte sacré - et des intermédiaires. Pour autant qu'il s'agisse d'enseignement, il y a tout lieu de penser que certains items que nous avions repérés (comprendre ; reconnaître ; s'engager) s'y retrouvent; d'autres non.

Quand on lit attentivement notamment le Sermon sur la Montagne (Mt,5,1) trois idées ressortent assez clairement :

- l'appel à vivre l'enseignement non de manière formelle mais en son for intérieur qui en appelle donc à l'authenticité. D'où cette apparente contradiction entre le respect de la loi (je ne suis pas venu pour abolir) et l'anaphore du mais moi je vous dit. D'où celle, aussi entre l'esprit qui vivifie et la lettre qui tue. On comprendra mieux alors pourquoi la révélation christique n'entre jamais dans le détail des lois, qu'il appelle à respecter, tant le vrai travail se situe, du côté du récipiendaire, dans la manière dont il vit, applique et ressent la Parole. Si l'on synthétisait les Évangiles qui, après tout, narrent la même histoire même si avec des nuances, les quelques pages réunies pèseraient bien peu par rapport à celles de l'Exode et du Deutéronome ! Ce qui se joue donc ici est moins le savoir lui-même dispensé que le rapport que le récipiendaire doit entretenir avec avec lui et, de ce point de vue, il y a peu de différence avec les pratiques des sages grecs.

- l'Incarnation : voici bien la seconde idée. La figure du Christ relève de la théophanie et suggère une parole descendante contrairement à toutes celles des prophètes, appelés à un rôle de transmetteur. Il incarne la Parole, fait un avec elle et les versets sont nombreux(128) qui insistent sur cette idée qu'entre lui et Dieu il n'est nulle différence, nul écart. Qu'il y ait chez le Christ, le sentiment voire la hantise de n'être pas compris ne fait que surajouter à cette idée que ce que l'on attend ce n'est pas l'apparente conformité aux rites et aux lois pour manifester son appartenance et sa place dans la cité humaine mais bien plutôt sa fidélité au Père. La promesse aura été moins celle d'une Terre que d'un retour aux sources, sous le regard bienveillant du Père. Incarner revient ici à témoigner et l'on sait par l'étymologie du mot grec correspondant μ α ρ τ υ ς combien ceci prend la forme de la souffrance, des stigmates. Rien évidemment n'est plus choquant aux oreilles romaines qu'un Dieu tellement faible qu'il ne parvînt même pas à s'épargner le supplice de la croix ; rien n'est plus cohérent si l'on songe à la tentation du désert que ce fils de dieu qui ne saurait s'éloigner des lois sans en même temps renier le Père et prêter allégeance au diable ! Double mouvement que celui, descendant, d'un dieu qui s'empêtre dans l'épaisseur de la chair pour exhausser l'homme et le hisser à hauteur de son être. L'incarnation, qui pourtant pourrait sembler simple aux yeux des chrétiens,d'une étincelle du divin s'incarnant pour la grâce offerte d'un message directement porté, allait pourtant produire toutes les controverses et schismes : quelle était la nature du Fils ? engendré ? de même nature que le Père ? quand il ne s'agira point, ici ou là, de l'hérésie pourtant évidente de l'homme-fait-dieu ? L'incarnation, pour nous qui cherchions à donner corps à la connaissance, dit pourtant l'essentiel : la parole a besoin d'être portée ce qui désigne combien, en dépit de sa force et de la vie qu'elle est supposée entraîner, sa réception demeure toujours aléatoire. Il ne suffit pas de dire : ni ici, ni ailleurs - ce que nous avions déjà relevé pour l'acte d'enseignement. Mais elle dit aussi la nécessaire unité. Dans cette perspective dualiste qui fait de l'homme cet être hybride, à la fois spirituel et physique - une âme incarnée dans un corps matériel - la leçon qu'offrent le prédicateur, le sage le prophète ou le Messie tourne toujours autour de la cohérence à respecter d'entre les deux : la logique du pont. Ce qu'il est demandé à l'homme, au delà des gestes rituels de vénération c'est bien d'incarner à son tour la parole en la vivant, en l'appliquant, d'être l'ultime médiateur de cette parole en lui permettant d'irradier la matière - tête de pont en quelque sorte. L'usage fait de la parabole illustre cette parole faite chair : avec des exemples pris dans la vie courante, aux antipodes du savoir du spécialiste de la loi qu'étaient les cohanim, celui qui dit la norme sans avoir jamais appris la loi - au grand dam des autorités du moment - le Christ qui semble dire des choses simples et accessibles à tous rappelle qu'en même temps ce qui est demandé à l'homme n'est pas si complexe que cela. Platonisme pour le peuple avait écrit Nietzsche, sans doute si l'on veut dire par là que la Parole s'adresse à tous, engage universellement. Il y va de bien autre chose que de l'opposition abstrait/concret même si, à l'instar de la critique platonicienne du sophisme, on verra dans le pharisaïsme la même inclinaison à se contenter de la sophistication d'un verbe ne trouvant aucun écho dans l'être ... Il en va plutôt de l'idée que ce qu'il y a de plus abstrait est en même temps ce qu'il y a de plus concret, que ce ne sont que deux manières différentes d'appréhender la même réalité, la même convocation dans l'être.

- l'expression Fils de l'Homme utilisée très fréquemment par le Christ (24 occurrences), que l'on retrouve d'ailleurs dans l'Apocalypse de Jean, figure que les premiers chrétiens ont assimilée au Christ lui-même quand bien même il évoquât systématiquement sa venue prochaine comme s'il se fût agit d'un autre. Il ne s'agit pas ici d'entrer dans ces querelles théologiques qui agitèrent les premiers siècles de l'Eglise et formèrent d'ailleurs le dogme chrétien, notamment la crise nestorienne, en revanche la reprise de ce vieux concept vetero-testamentaire, à côté de celui de Fils de Dieu, dit assurément quelque chose sur ce messianisme spécifique qu'inaugure le christianisme. Avec le fils de l'homme c'est bien la fonction de juge qui apparaît après celle de transmetteur de la connaissance : la perspective eschatologique est évidente comme l'est celle logique. Il ne saurait y avoir jugement sans que préalablement la connaissance ne fût transmise. Deux fonctions différentes, successives mais qui confèrent à l'acte de transmission une valeur que nous n'avions pas encore relevée. Même si elle n'est pas absente de l'acte éducatif lui-même - fait après tout partie du métier que d'évaluer la production de ses disciples - n'en demeure pas moins que c'est ici l'âme que l'on juge à la fin, la capacité qu'aura eue l'être de vivre en conformité avec la loi, avec la connaissance transmise préalablement. Bras armé de la Parole, le Fils de l'Homme est bien celui qui met la parole en acte, accomplit la promesse mais donc aussi sanctionne. Annoncé dès Isaïe, 7,14, sous le nom d'Emmanuel (עִמָּנוּאֵל Dieu est avec nous) il est le signe par excellence de l'Alliance, cette part du divin médiatrice au sein de la création.

De la fidélité et de l'unité

De ceci deux notions essentielles indissociables de la transmission-révélation : l'insistance mise par Jésus à toujours rappeler qu'il procède du Père et que son enseignement ne saurait en aucune manière s'en écarter * va bien au delà d'un quelconque serment de fidélité puisqu'il est question d'unité. On le comprends mieux lorsque l'on se rappelle ce qui fut dit de Satan :

Jésus leur dit: Si Dieu était votre Père, vous m'aimeriez, car c'est de Dieu que je suis sorti et que je viens; je ne suis pas venu de moi-même, mais c'est lui qui m'a envoyé.
Pourquoi ne comprenez-vous pas mon langage? Parce que vous ne pouvez écouter ma parole.
Vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été meurtrier dès le commencement, et il ne se tient pas dans la vérité, parce qu'il n'y a pas de vérité en lui. Lorsqu'il profère le mensonge, il parle de son propre fonds; car il est menteur et le père du mensonge.
Et moi, parce que je dis la vérité, vous ne me croyez pas.
Qui de vous me convaincra de péché? Si je dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas?
Celui qui est de Dieu, écoute les paroles de Dieu; vous n'écoutez pas, parce que vous n'êtes pas de Dieu.
(Jn, 8,42)

Il suffit de comparer ce passage avec celui-là, cité en note pour comprendre : le diable parle de son propre fonds. Le grand Enseigneur des mondes est déjà lui-même un transmetteur parce qu'il n'est d'autre origine que le Père. Transmettre c'est déjà servir, c'est en tout cas n'être jamais à l'origine. C'est être le biais, le truchement, le chemin au sens où le Christ affirma :

Je suis le chemin, la vérité, et la vie. Nul ne vient au Père que par moi.(Jn, 14,6)

Tout, du nom d'Emmanuel au terme grec utilisé (Paraclet) dit cette fonction et cette place d'intermédiaire et l'on comprends mieux pourquoi le Christ déclare ne pas juger : ceci relève d'un autre rôle. Celui-là lève un pan qui celait jusqu'à présent et révèle désormais ces choses cachées depuis la fondation du monde. Il rend possible le jugement ultérieur pour que nul ne puisse dire demain je ne savais pas. Mais ces deux fonctions sont indubitablement distinctes. D'un côté la prédication (praedicare : montrer par la parole, proclamer solennellement au devant, c'est-à-dire en public) qui est la forme que prend la mission christique : du nomadisme à l'oralité, tous les signes sont ici encore ceux d'une période où l'écrit ne prédomine pas encore le livre mais où celui qui parle envoie des signes - est enseignant pour ceci même. Celui qui parle ainsi se place toujours sous l'autorité de plus haut que lui : il ne se dit jamais maître et s'il en laisse parfois filer le titre (Rabbi) ne le revendique en tout cas jamais.

Celui qui transmet de la connaissance participe toujours, peu ou prou, d'un monde, d'une institution, d'un corps qui le reconnaît et qui lui donnera autorité à reconnaître. Participe d'une représentation du monde, convenue, qui souvent s'oppose à celle du sens commun. C'est le cas pour le scientifique ; ça l'est même pour l'enseignant. On n'insistera jamais assez sur cette étrange configuration qui fait l'intermédiaire devoir se mettre à l'écart, et parfois à l'encontre de la pensée commune ; qui lui fait prendre le contre-pied de la posture convenue et qui, pourtant, pour le faire va chercher ses exemples dans l'expérience la plus ordinaire. Le scientifique est aussi homme d'expérience, d'expérimentation certes, mais parfois tout simplement cet essayeur d'une réalité on ne peut plus concrète. Le scientifique se réfugie dans son laboratoire ; Montaigne dans sa librairie ; le Christ dans le désert. Mais quand ils se mettent à parler, finalement c'est toujours avec le langage du corps, avec ce tropisme qui résonne encore dans le verbe trouver. Thalès, maladroit, dit-on, tombe dans le puits mais la découverte en surgit ... peut-être, simplement y était-il descendu pour mieux y voir.Le chercheur parle d'entrailles et son corps grève ce qu'il y a de plus abstrait dans ses modèles conceptuels - c'est peut-être pour cela qu'il a tant de difficulté à parler avec le langage de tout le monde. Il n'en va, finalement, pas différemment du Christ : lui aussi, après s'être retiré quarante jours, revient dans l'arène mais lui, contrairement à Diogène, ne combat pas, ne se mesure pas aux puissants. Il va son chemin, certain assurément de n'être pas compris et de le payer cher ; il brave le sens convenu, certes, mais le renvoie surtout à ses propres principes, à ses propres contradictions. Évidemment cet ailleurs auquel il fait référence a une portée transcendantale et la référence au Père vient itérativement rappeler qu'il n'est qu'une seule origine, parole et vérité au service de quoi se mettre ; mais cet aller pour un retour dit surtout l'écart pris à l'endroit des puissances du monde et des conflits institutionnels ; dit l'aventure de qui cherche et abandonne tout au service de cette quête. On se moqua de Mendel ou de Semmelweis ; on ne comprit pas le Christ. Recherche comme transmission ont ceci de commun d'être une aventure où les chemins sont sinueux et ardus et la porte étroite(131).

D'où cette paradoxale humilité manifestée par qui se proclame fils de Dieu mais qui rejoint une remarque faite par Conche dans sa métaphysique : le philosophe ne détient jamais un savoir, tout au plus parvient-il à transmettre le peu qu'il a découvert et en tout état de cause il renonce à toutes les gloires, passions et puissances au profit de la seule quête de cette vérité dont il ignore seulement si elle lui apportera plus de réconfort que de gênes, de lueurs que d'incertitudes. Cette figure, on la retrouve partout à cette époque : c'est celle des disciples que le Christ va chercher pari le peuple et non parmi les doctes ; c'est celle du sage grec qui se retire et qui à l'occasion passe pour fou - tel par exemple Démocrite qui à Abdère se tient à l'écart et rit de tout et de rien à la grande fureur et inquiétude des gens du cru qui rejoint si étrangement ce passage déjà cité où la sagesse des homme est folie pour Dieu et inversement - c'est celle de l'inversion des valeurs que Nietzsche avait entrevue mais immédiatement interprétée sous l'aune du rapport de force et donc du ressentiment quand il ne s'agissait finalement que de se mettre à l'écart du monde, non pas contre pour s'en venger et des contradictions torpides qu'il vous infligeait, mais à l'écart simplement pour n'être pas obscurci par les illusions mensongères des luttes du siècle. Être du Père, c'est l'entendre, c'est se mettre à l'écoute de la Parole et la servir, ce qu'il faut comprendre par l'appliquer, la vivre. Le signe est donc clair : qui s'interpose en proclamant d'abord son propre ego, celui-là s'écarte et se met en danger.

Christ vs/ Diable ou l'enseigneur vs le menteur

C'est bien ici la seconde notion : parce qu'il transmet l'enseigneur des mondes semble occuper la même place que le parasite par excellence qu'est le diable : l'un traduit quand l'autre trahit ; l'un dit le vrai quand l'autre ment mais assurément sur le canal de la communication, ils se trouvent bien de part et d'autre de la même ligne. Mais s'il est un combat d'entre les deux, ce serait erreur de croire qu'il se joue ici. On pourrait aisément imaginer retrouver ici un de ces couples tragiques puissant/faible, vérité/erreur, bien/mal que symboliseraient à l'envi Antigone/Créon, Diogène/Alexandre qui, à force de se confronter, finissent par se ressembler étrangement et donner toute sa puissance à la violence mimétique. (132) A bien y regarder cependant, le Christ n'engage jamais le fer : il ne dialogue pas avec les doctes, ne se mesure pas aux puissants ; il prêche et sa prédication s'étonne tout au plus, à l'occasion, qu'elle ne fût pas spontanément comprise. Ce sera, plus tard, au Fils de l'Homme d'engager le fer, de juger et d'enchaîner la bête ...

La scène de la tentation du désert en donne la clé : les trois assauts successifs sont repoussés non par un dialogue, une quelconque argumentation mais par une simple mise à l'écart. Retire-toi ! Se mesurer au tentateur eût signifié accepter les règles du jeu de l'antagonisme ce qui fût équivalent à succomber. Ni privilégier la matière, ni faire des miracles ni même prendre le pouvoir sur le monde voici ce que signifie ce retire-toi et c'était à la fois rappeler que, contrairement aux attentes messianiques des pharisiens, l'avènement eschatologique signifiait un événement spirituel et non politique ; qu'il importait non de convaincre les prêtres ou de séduire les fidèles par quelque artifice miraculeux mais de rappeler à tous l'observance de la loi ; que s'il était un Royaume dont il procédât, c'était bien d'un autre monde. Si les commentateurs - notamment Irénée de Lyon et Thomas d'Aquin - se sont légitimement penchés sur l'attitude du Christ et sa capacité à résister à la tentation, en revanche peu ont interrogé l'attitude ici du tentateur. Deux idées méritent pourtant d'être retenues : d'une part s'il tente le Christ, c'est bien après tout parce que ce dernier était tentable, aussi incroyable que ceci puisse paraître pour un fils de dieu, et que remporter cette victoire-ci eût représenté pour le diable la victoire à la fois initiale et finale ; ensuite, remarquons que le diable n'insiste pas, et, à l'injonction, se retire effectivement. En bon stratège, il attaquera, plus tard, du côté du maillon le plus faible - de l'homme en l'occurrence - mais, jusqu'à la crucifixion finale et la provocation du mauvais larron, on le l'entendra plus.

On en peut tirer plusieurs interprétations :

- l'extrême fragilité de toute jointure, de toute transmission : le rapport du Créateur à sa création fonctionne manifestement sous l'égide de délégations en cascade où chacun - ange ; prophète et même Messie - a pour rôle de relayer la Parole et la Loi originelle. C'est toujours au lieu de ces jointures que la défaillance a lieu ; c'est toujours le transmetteur qui est susceptible de pencher du mauvais côté. C'est cette fragilité que les commentateurs mettront en évidence, notamment pour le Christ en Croix y supposant la manifestation de la part humaine de l'Envoyé. La défaillance consiste d'ailleurs toujours à interposer sa propre volonté à celle de Dieu. Dans le célèbre Pourquoi m'as-tu abandonné mais surtout dans éloigne de moi cette coupe! Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux.(Marc,14,36) apparaît bien ce qui ferait la faute - s'écarter de la volonté divine, y substituer la sienne propre ne serait ce que provisoirement, transiger avec la loi - à quoi évidemment le Christ ne succombe pas. A l'intersection, sur la ligne où se rejoignent la matérialité humaine du Christ incarné et le divin, en cette chair qui souffre et expire ... le plus grand danger. Être, c'est nouer, écrivions-nous : la faute doit bien se jouer dans ce lien qui se dénoue, avec ce fil qui s'effiloche. Avec ce lien qu'il faut tenir coûte que coûte. La mission doit bien avoir résidé en ceci de faire tenir ensemble les deux pans de l'être qui s'éloignaient vertigineusement. La crucifixion hâtivement interprétée comme l'assomption des péchés du monde aura été le signe fort d'une rupture que l'on avait voulu éviter : fin de non recevoir d'une humanité qui s'accroche plus à la lettre de la loi qu'à son esprit, incapable de reconnaître en celui qui venait vers elle celui qui les invitait à vivre selon la Parole. Fragilité encore de cette jointure qui met en évidence qu'à côté de la pusillanimité des hommes, il y a la trahison de l'ange. On ne le dira jamais assez : le prix à payer de l'arbitre humain c'est l'issue toujours incertaine du salut. Le Verbe n'est pas entendu, pas plus qu'il ne le fut du temps de Moïse : il fut perçu comme un ennemi pas comme un hôte.
On peut en tout cas en tirer cette leçon que toujours trompe et nous trompe celui qui prêche ou enseigne et se tient pour le maître à l'origine du savoir. Enseigner décidément c'est toujours déjà transmettre ce qui vient d'ailleurs ; trompe et nous trompe celui qui affirmerait que toute connaissance n'aurait qu'à être apprise en un processus finalement simple. Non décidément la porte est étroite, le chemin sinueux, qui implique que le récipiendaire s'engage. Un chemin long en tout cas, discret souvent qui ne s'embarrasse d'aucun coup d'éclat.

- l'unité de l'être : on sait la tentation dualiste qui anime toute interprétation gnostique et, assurément, celle du manichéisme est d'autant plus forte que les textes sont nombreux opposant royaume des cieux et des ténèbres, dieu et diable ... Pourtant à bien y regarder, en affirmant l'origine unique de toute chose et sa procession exclusive d'avec le Père, le Christ affirme au contraire la profonde unité de l'être. On imagine assez mal une configuration opposant monde de la lumière et des ténèbres et même s'il est vrai que le diable est parfois nommé Prince des Ténèbres, il ne saurait jamais être entendu comme un égal de Dieu mais seulement comme cet ange déchu qui dès lors fait du mal non pas une entité pleine et entière co-existant au Bien mais plutôt comme une défaillance, un écart à celui-ci, que traduit assez bien l'idée de tentation. En réalité, durant l'épisode du désert, Satan ne propose pas au Christ de poursuivre d'autres fins que celles qui étaient les siennes mais seulement de le faire autrement, en usant d'artifices plus rapides, plus efficaces. Il n'est qu'un chemin : nul ne vient au Père que par moi !

- la tentation de l'efficacité : approche, à sa manière très technicienne, où priment l'urgence, la rapidité, la performance et où tous les moyens semblent bons pour parvenir à ses fins. Théorie du mal, on l'avait déjà signalée, que celle-ci qui met en évidence la perversion d'un moyen qui s'érige en fin en soi, où le but n'est plus l'homme - c'est bien en cela que l'impératif catégorique de Kant rejoint la tradition chrétienne qui fait de la Révélation le moyen pour l"homme de retrouver le chemin vers la loi, la Parole et donc vers Dieu - mais l'accomplissement en lui-même de la mission eschatologique pris comme jugement ultime permettant de séparer le bon grain de l'ivraie. Il n'est sans doute pas faux d'imaginer - et le prologue du livre de Job le laissait déjà entendre - que le but poursuivi par Lucifer soit le même que celui de Dieu : le jugement permettant tel un tamis, une crise, de séparer mais sans patience ni tolérance, sans l'occasion offerte de la maturation ni de ce chemin engagé que nous avions repéré par lequel l'élève intègre, s'approprie puis enfin vit la connaissance. (133)

 

A la croisée

 

 


128) par exemple Jn 7, 16

Jésus leur répondit: Ma doctrine n'est pas de moi, mais de celui qui m'a envoyé.
Si quelqu'un veut faire sa volonté, il connaîtra si ma doctrine est de Dieu, ou si je parle de mon chef.
Celui qui parle de son chef cherche sa propre gloire; mais celui qui cherche la gloire de celui qui l'a envoyé, celui-là est vrai, et il n'y a point d'injustice en lui.

129) « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu », St-Athanase.

130) Daniel, 7,13

Je regardai pendant mes visions nocturnes, et voici, sur les nuées des cieux arriva quelqu'un de semblable à un fils de l'homme; il s'avança vers l'ancien des jours, et on le fit approcher de lui.
On lui donna la domination, la gloire et le règne; et tous les peuples, les nations, et les hommes de toutes langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle qui ne passera point, et son règne ne sera jamais détruit.

 

131) Luc, 13,24

Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite. Car, je vous le dis, beaucoup chercheront à entrer, et ne le pourront pas. Quand le maître de la maison se sera levé et aura fermé la porte, et que vous, étant dehors, vous commencerez à frapper à la porte, en disant: Seigneur, Seigneur, ouvre-nous! il vous répondra: Je ne sais d'où vous êtes. Alors vous vous mettrez à dire: Nous avons mangé et bu devant toi, et tu as enseigné dans nos rues. Et il répondra: Je vous le dis, je ne sais d'où vous êtes; retirez-vous de moi, vous tous, ouvriers d'iniquité. C'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents, quand vous verrez Abraham, Isaac et Jacob, et tous les prophètes, dans le royaume de Dieu, et que vous serez jetés dehors. Il en viendra de l'orient et de l'occident, du nord et du midi; et ils se mettront à table dans le royaume de Dieu.

132) voir notamment M Serres, Détachement,

ce passage où il apparaît bien que la ligne séparant ces deux-là est courbe en réalité et les fait se rejoindre étroitement.

133) doit-on rappeler que cette tentation est celle même de l'éducation quand elle se pique de n'être qu'instruction où le maître s'imagine qu'il suffirait de dire le savoir pour quil soit entendu et où l'évaluation fonctionne comme une sanction permettant de reconnaître le bon élève et de le séparer du mauvais oublieuse de ce que, même quand il ne s'agit que de méthode ou de savoir-faire, l'élève se doit bien approprier et appliquer ce savoir reçu - ce qui ne s'observe que longtemps après que celui-ci eut quitté les rives de l'école.