palimpseste γνῶθι σεαυτόν
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A la croisée

Nous cherchions le point où se croisent lignes de révélation et de transmission : c'est peut-être, aussi, autour de la défaillance que nous la trouverons.

G DoréRien n'est plus frappant que l'incompréhension du Christ devant l'incompréhension qu'il suscite. Pourquoi ne comprenez-vous pas ? Rien ne lui semble apparemment aussi simple que de se mettre sous la lumière de la Parole ; rien n'est pourtant aussi difficile pour ceux qui l'écoutent comme si entre eux et l'évidence de la révélation s'interposaient irrémédiablement habitudes, préjugés, codes sociaux ... ou seulement les petits intérêts personnels et l'incapacité de porter son regard au delà.

Avant même le triple reniement de Pierre, il y eut déjà l'incapacité des disciples à demeurer éveillés pendant qu'à l'écart le Christ priait.

Autour du noeuds de la transmission, toujours la défaillance ; parfois la négation ; quelque fois la trahison.

Cette faiblesse nous étonne et pourtant elle ne le devrait pas. La thermodynamique nous a enseigné que toujours il y a perte quand une énergie se transforme qui, d'un registre à l'autre, empêche tout mouvement d'être perpétuel.

Tout a l'air de se passer comme si l'acte de transmission était en même temps un acte de création continuée : l'impulsion initiale de la Parole originelle pousse ses ultimes échos, presque inaudible désormais ; elle se doit d'être prolongée, de coche en coche, de station en station ; de jointure en jointure. L'explosion originaire qui projeta de l'être loin en dehors du divin ne serait plus assez forte pour le maintenir intact si ne la venait prolonger à intervalle régulier une nouvelle impulsion, une nouvelle donation d'être. L'alliance, la Révélation qui l'incarne, la Parole qui s'offre ainsi sont ces îlots de néguentropie qui autorisent la création d'exister - de se tenir à l'écart, distinct du divin sans être jamais consumé par lui. Descartes n'avait peut-être pas tort d'évoquer une création continue : la Parole prolongée est cet offertoire prolongé. Ici, sur la Montagne, en prêchant, le Christ réduit quelque peu la distance, renoue le lien sans cesse en train de se distendre ; met de la proximité tout en maintenant la différence.

Tout ceci pourtant, comme à l'accoutumée, peut se lire de deux manières selon que l'on s'éloigne ou s'approche : oui bien sûr, la défaillance mais en même temps le salut toujours possible. On n'oubliera effectivement pas, à côté du mauvais larron, qui invective et provoque, le bon qui lui, admet sa faute et assume sa peine tout en reconnaissant l'innocence du Christ

L'un des malfaiteurs suspendus à la croix l'injuriait : « N'es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi. » Mais l'autre, le reprenant, déclara : « Tu n'as même pas crainte de Dieu, alors que tu subis la même peine ! Pour nous, c'est justice, nous payons nos actes : mais lui n'a rien fait de mal » Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi lorsque tu viendras avec ton Royaume. » Et il lui dit : « En vérité, je te le dis, aujourd'hui tu seras avec moi dans le Paradis.
Luc, 23, 39

Comme si, jusqu'à l'ultime seconde du jugement final, tout était possible, défaillance comme ressaisissement, faute comme salut ou que rien, décidément, ne fût écrit à l'avance. Qu'il y ait ici un formidable message d'espoir est indéniable ; que s'y niche en même temps une sévère mise en garde ne l'est pas moins. Qu'à côté de l'appel à l'autre que suscite toute connaissance, qui est générosité, tolérance et reconnaissance - ou amour pour reprendre la terminologie évangélique - à côté ou plus précisément après, il y a la loi qui juge et convoque.

Où la révélation rejoint la connaissance

La connaissance n'a jamais été le lieu de la certitude absolue mais de la preuve - on le sait. Je n'aurais jamais assez de gratitude pour un Kant qui sut mettre à plat les limites de la raison. Descartes, qui n'imaginait pas que la raison puisse produire un énoncé faux vit dans le préjugé et la précipitation, la cause de nos erreurs.

Précipitation : raisonner trop vite, ne pas prendre le soin de tout vérifier, s'assurer que ce que l'on conçoit comme évident le soit réellement et ne demeure pas seulement le fruit d'habitudes, de préjugés ou de conventions sociales. Mais, de la même manière du côté de l'enseignant, ne pas mettre dans des seuls dispositifs pédagogiques divers l'espérance d'une transmission efficace et savoir qu'un long processus d'appropriation est nécessaire qui fait de l'élève un acteur plein du processus de la connaissance, voici en tout cas un premier carrefour où révélation et sciences se rejoignent. Celui que l'évangile apocryphe de Marie nomme l'Enseigneur du Monde dit-il autre chose sinon qu'il n'est pas utile d'ajouter d'autres lois à celles existantes et déjà données mais bien plutôt de les vivre, de se les approprier faute de quoi l'on resterait un incirconcis de coeur !

orgueil du maître : mais c'est sans doute un item que l'on pourrait tout aussi bien appliquer au disciple. Le savoir est quelque chose que l'on vit, éprouve (sapere) mais que jamais l'on ne possède véritablement non seulement parce qu'il n'est jamais achevé mais aussi parce qu'on n'en est jamais véritablement l'auteur, tout au plus le récipiendaire, tout au mieux le transmetteur. Se nommer magister, se targuer du titre de grand revient presque toujours à succomber aux délices des conflits, des luttes et des intérêts que ce soit du pouvoir, des institutions ou simplement d'une gloire illusoire. Le savoir est ce au service de quoi on se met, mais dont on n'use pas : la faute revient, ici comme là, à instrumentaliser la connaissance, notamment dans une perspective technique.

illusion de l'innocence : il n'est sans doute pas de plus grande illusion que de croire que le chemin de la connaissance soit neutre. A la fois parce qu'il conduit à s'engager et qu'il pousse l'autre à le faire derechef, qu'il ne manque jamais de se heurter au sens commun ni de faire courir le risque de l'impuissance, oser savoir, pour reprendre l'expression consacrée, qui concerne autant la recherche, l'enseignement que la posture de récipiendaire ne peut pas ne pas placer qui s'y consacre dans un rapport difficile au monde et à l'autre, un rapport en tout cas qui ne le laissera pas indemne.

C'est pour cela que je ne regarde pas sans effroi cette société qui ne sait même plus susciter parmi les siens ce qu'autrefois l'on nommait vocation ! Tout a l'air de se passer comme si le cycle qu'avait entamé la culture juive en faisant de la lecture et de l'interprétation de la Torah la marque même de l'humanité combinant ainsi habilement l'appropriation, l'engagement et la transmission, comme si, oui, ce cycle venait de s'achever sans même qu'on s'en alarmât. D'avoir réduit la connaissance à un simple corpus de savoirs qui n'eussent de valeur que comme préalables de savoir-faire techniques, à un simple dispositif de calculs ou de postures, d'avoir cru enfin que s'il était un temps - le plus réduit possible - pour la pensée, il en était un autre bien plus important pour l'action et la performance, nous aura fait ranger le savoir dans le magasin des accessoires obsolètes ou bien au registre de ces marchandises qui se pussent échanger, vendre voire brader. Ne nous étonnons-pas, nos universités autant que nos humanités usurpent désormais leurs titres et s'éreintent à pourvoir à des métiers où elles demeureront à jamais malhabiles sauf à se renier.

Sait-on seulement qu'une société qui désapprend de transmettre s'interdit tout avenir ? Toute moralité ?

Se souvient-on que le seul acte véritablement violent du Christ fut justement celui par lequel il chassa les marchands du Temple ?

Ôtez cela d'ici, ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic (Jn,2,16)

Ils sont ici, désormais de retour sur les marches, écartant tout ce qui ne se prêterait à nulle utilité ou performance ultérieure - tout ce qui serait inutile.

Une société ne juge elle-même autant par ses pratiques que par ce qu'elle transmet à sa postérité : sait-elle que désormais elle se sera barré la route aussi de son passé, se donnant la vaniteuse illusion de la présence, se condamnant certes sottement mais irrémédiablement.

Je sais aujourd'hui ce que P Valéry avait pu penser en écrivant que les civilisations étaient mortelles quoique ce fût en 18 qu'il l'énonça :

Les faits, pourtant, sont clairs et impitoyables. Il y a des milliers de jeunes écrivains et de jeunes artistes qui sont morts. Il y a l’illusion perdue d’une culture européenne et la démonstration de l’impuissance de la connaissance à sauver quoi que ce soit ; il y a la science, atteinte mortellement dans ses ambitions morales, et comme déshonorée par la cruauté de ses applications ; il y a l’idéalisme, difficilement vainqueur, profondément meurtri, responsable de ses rêves ; le réalisme déçu, battu, accablé de crimes et de fautes ; la convoitise et le renoncement également bafoués ; les croyances confondues dans les camps, croix contre croix, croissant contre croissant ; il y a les sceptiques eux-mêmes désarçonnés par des événements si soudain, si violents, si émouvants, et qui jouent avec nos pensées comme le chat avec la souris, - les sceptiques perdent leurs doutes, les retrouvent, les reperdent, et ne savent plus se servir des mouvements de leur esprit.

Oui c'est bien à une crise morale à quoi nous assistons : et même si c'est désormais une guerre des marchés et des marchandises qui aura succédé - et encore ! - aux conflits armés, ce reste le même désarroi devant l'impuissance et la fragilité de la connaissance à modifier plus en rien les contours de nos ambitions, de nos rêves, de notre avenir. Les écoles d'ingénieurs ou de commerce ne désemplissent pas, les universités saccadent leur souffle ultime devant un auditoire par hasard ici égaré, faute de mieux. Les sciences humaines se réfugient dans la mathématisation à outrance, croyant trouver là quelque espace neutre où elles fussent à l'abri, pleutres de ne savoir même plus s'engager. Où sont les Sartre, Bloch ou Proust des temps modernes ? A ce point exsangues de ne savoir plus même hurler leur agonie à la face du monde ? Au mieux observe-t-on sans plus se hasarder à prendre parti comme si cela était la plus grande des inconvenances, des vulgarités ou des outrances ?

Je sais que la culture est ce qui reste quand on a tout oublié - quand tout a été détruit et couvert par le sable des siècles. Ne restera-t-il décidément qu'un traité de comptabilité demain pour témoigner de la grandeur de notre temps ?

Où est le sage? où est le scribe? où est le disputeur de ce siècle? Dieu n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde?
1 Cor 1, 20

Où sont-ils ceux qui devraient se lever ?

De l'extrême fragilité du savoir, décidément !

Où je retrouve la croisée que je cherchais d'entre la transmission et la révélation : il n'est pas de maître qui ne soit incontinent un disciple lui-même et dans le service où il se doit mettre, je devine qu'il se construit en même temps que cette sagesse qu'il s'épuise à dévoiler. Il la fait ; il s'y fait.

C'est en cela, manifestement, que l'acte d'enseigner fait partie de ces grands actes métaphysiques : parce qu'il engage l'être de manière continue ; qu'il est création.