μεταφυσικά

Jean Rostand
L'Homme

Depuis l'époque immémoriale où apparut l'être qu'on a nommé homo sapiens, l'homme sage, ce tard venu des êtres vivants qui devait dominer sur la planète, il n'a pas cessé de développer ses rapports avec le monde extérieur, en même temps qu'il s'organisait en collectivités de plus en plus vastes et complexes. Apprenant à maîtriser les forces matérielles, à discipliner ses instincts et à user de sa raison, créant de toutes pièces les industries et les techniques, les sciences et les arts, les philosophies, les lois et les morales, il s'est toujours écarté davantage de ses humbles origines.

Tout ce que l'homme a, de la sorte, ajouté à l'homme, c'est ce que nous appelons en bloc la  civilisation ; et ces adjonctions sont si imposantes que, lorsque nous retrouvons dans les grottes préhistoriques des ossements tout pareils aux nôtres, il nous faut un sérieux effort d'imagination pour nous identifier avec ces hommes natifs, frais émoulus de l'animalité.

Le procédé qui favorisa essentiellement les démarches progressives de notre espèce, ce fut, sans contredit, la transmission d'une génération à la suivante, des fruits de l'expérience individuelle. Grâce à la mimique, puis au langage, puis à l'écriture, puis à l'imprimerie, les initiatives heureuses, les découvertes, les inventions se communiquèrent des uns aux autres, et surtout des anciens aux jeunes, si bien que le savoir et le pouvoir s'accumulèrent, firent boule de neige. Depuis l'adolescent de Cro-magnon, qui recevait des adultes de la tribu l'art de confectionner un piège ou une sagaie, jusqu'à l'adolescent du XXe siècle qui se forme aux leçons des universités, il s'agit du même phénomène de tradition d'hérédité sociale , comme on l'a surnommé. Phénomène sans analogie dans le règne animal: "un chien n'éduque pas un autre chien" a dit Emerson.

Beaucoup d'auteurs ont supposé que les adjonctions successives qui constituent le progrès de la civilisation dans l'ordre intellectuel et moral, avaient pu retentir à la longue sur la substance même de l'homme. Quelque chose de l'acquis serait devenu inné. L'hérédité sociale se serait convertie en hérédité organique. Certes, nul n'a jamais pensé que cette conversion se fût accomplie selon des modes précis, et que, même après des millénaires de haute civilisation, les petits d'homme dussent venir au monde avec une science ou une morale infuses; mais on a pu présumer que les humains, à force d'avoir appris et compris, étaient devenus plus aptes à apprendre et à comprendre, qu'à force d'avoir redouté et respecté les règles sociales, ils étaient devenus plus enclins à obéir. Bref, sans que le contenu de la civilisation se fût inscrit dans le patrimoine héréditaire de l'espèce, elle s'y serait inscrite par une modification des habitudes et des instincts qui auraient rendu la matière humaine en quelque sorte plus éducable, plus ductile, plus civilisable.

Mais il faut bien rabattre d'un tel optimisme. La croyance à la transmission des acquisitions psychiques se rattache à la thèse générale de Lamarck suivant laquelle les modifications de l'organisme peuvent s'inscrire dans les éléments reproducteurs et, par là, passer à la descendance.

Or, nous avons vu que cette thèse, qui régna longtemps en biologie, est aujourd'hui complètement abandonnée pour des raisons tant expérimentales que théoriques: l'intransmissibilité de l'acquis, aussi bien moral que physique, est une des certitudes les mieux acquises de la science moderne.

Il faut donc renoncer à l'idée que l'état de civilisation ait pu par le passé modifier la substance humaine, et qu'il soit appelé à le modifier encore dans l'avenir. Tout ce que l'homme s'ajoute par le savoir, la réflexion ou la discipline, lui reste extérieur et superficiel. Ses gènes n'en reçoivent rien et donc, rien ne s'en inscrit dans l'espèce.