Il y a 100 ans ....

M Genevoix
Ceux de 14, Sous Verdun,
9 sept, 1904, p 45-47

 

 

Le capitaine se retourne vers moi : « Allez ! »

Ça me fait plaisir. Je suis dans cet état étrange qui fut le mien, pour la première fois, à Sommaisne. Mes jambes se meuvent toutes seules, je me laisse marcher, sans réflexion, seulement avec la conscience de cette allégresse toute-puissante qui me ravit à moi-même et fait que je me regarde agir. En cinq minutes, nous sommes à la haie d’épines que nous devions atteindre. Nous nous déployons en tirailleurs devant elle, presque dessous. Les hommes, le plus vite qu’ils peuvent, creusent la terre avec leurs petits outils, coupant les racines avec le tranchant des pelles-pioches. Au bout de quelques heures, nous avons une tranchée étroite et profonde. Derrière nous, à gauche, Rembercourt ; sur la droite, un peu en avant, la gare minuscule de la Vauxmarie.

Il fait lourd, une chaleur énervante et malsaine. Des nuages flottent, qui peu à peu grossissent d’un noir terne qui va s’éclaircissant sur les bords, frangés d’un blanc léger et lumineux. Par instants des souffles passent sur nous, effluves tièdes qui charrient une puanteur fade, pénétrante, intolérable. Je m’aperçois que nous respirons dans un charnier.

Il y a des cadavres autour de nous, partout. Un surtout, épouvantable, duquel j’ai peine à détacher mes yeux : il est couché près d’un trou d’obus. La tête est décollée du tronc, et par une plaie énorme qui bée au ventre, les entrailles ont glissé à terre ; elles sont noires. Près de lui, un sergent serre encore dans sa main la crosse de son fusil ; le canon, le mécanisme doivent avoir sauté au loin. L’homme a les deux jambes allongées, et pourtant un de ses pieds dépasse l’autre : la jambe est broyée. Tant d’autres ! Il faut continuer à les voir, à respirer cet air fétide, jusqu’à la nuit.

Et jusqu’à la nuit, je fume, je fume, pour vaincre l’odeur épouvantable, l’odeur des pauvres morts perdus par les champs, abandonnés par les leurs, qui n’ont même pas eu le temps de jeter sur eux quelques mottes de terre, pour qu’on ne les vît pas pourrir.

Toute la journée, des avions nous survolent. Des obus tombent aussi. Mais le capitaine a l’oeil pour repérer la bonne place : les gros noirs nous encadrent sans qu’aucun n’arrive sur nous. A peine quelques shrapnells, cinglant de très haut, inoffensifs, ou des frelons à bout de vol, qui bourdonnent mollement.

Qu’est-ce que fait donc cet aéro boche ? Il n’en finit pas de planer sur nous. Il dessine de grands orbes, s’éloigne un peu quand nos obus le serrent de trop près, puis revient jusqu’à ce qu’apparaissent nettement à nos yeux les croix noires peintes sous ses ailes de vautour. Il ne s’en va qu’au soir, piquant droit vers les nuages lourds qui s’accumulent sur l’horizon.

Le soleil croule dans ces masses énormes, qui tout de suite se colorent d’une teinte sanglante, chargée, pauvre de lumière et comme stagnante. Cette fin de jour est morne et tragique. L’approche de la nuit pèse sur mes reins. Dans l’obscurité qui gagne, la puanteur des cadavres s’exacerbe et s’étale.

Je suis assis au fond de la tranchée, les mains croisées sur mes genoux pliés ; et j’entends devant moi, derrière moi, par toute la plaine, le choc clair des pioches contre les cailloux, le froissement des pelles qui lancent la terre, et des murmures de voix étouffées. Parfois, quelqu’un qu’on ne voit pas tousse et crache. La nuit nous enveloppe, ils ne nous voient pas : nous pouvons enterrer nos morts.

Je reconnais la voix d’un de mes sergents qui m’appelle dans l’ombre : « Mon lieutenant, vous êtes là ? »

Je réponds : « Par ici, Souesme. »

En tâtonnant, il me met quelque chose dans la main : « Voilà, c’est tout ce que nous avons trouvé. »

Au fond de la tranchée, je frotte une allumette, et, dans le court instant qu’elle brûle, j’entrevois un portefeuille usé, un porte-monnaie de cuir, une plaque d’identité attachée à un cordon noir. Une autre allumette : il y a dans le portefeuille la photographie d’une femme qui tient un bébé sur ses genoux : j’ai pu lire le nom gravé en lettres frustes sur la médaille de zinc. Le sergent me dit :

« L’autre n’en avait point. Nous avons cherché à son poignet, à son cou ; vous savez, celui qui avait la tête arrachée. J’ai mis mes mains là-dedans. Je n’ai rien trouvé. Le porte-monnaie est à lui. »

Encore une allumette : il y a quelques pièces d’argent, quelques sous dans ce porte-monnaie, et puis un bout de papier sale et froissé. Un reste de lueur. Je lis : « Gonin Charles, employé de chemin de fer. Classe 1904 ; Soissons. » L’allumette s’éteint.

Je serre la main du sergent ; elle est moite, fiévreuse, et ses doigts tremblent. « Bonsoir. Allez dormir, allez ! »

Il est parti ; je reste éveillé, au milieu des hommes qui dorment. Dormir comme eux… Ne plus penser, m’engourdir ! Dans ma main, le petit parquet de reliques pèse, pèse… « Gonin Charles, employé de chemin de fer… » Les visages qui souriaient sur la photographie s’immobilisent sous mes paupières fermées, grandissent, s’animent jusqu’à m’halluciner. Les pauvres gens !