Il y a 100 ans ....

Roger Martin du Gard
Les Thibault III, L'été 14,
1936, p 42-45

La nuit était lourde. L’asphalte empestait. Tout alentour de la rue Montmartre, les voies étaient noires de piétons. La circulation était interrompue. Des grappes humaines se penchaient aux fenêtres. Des passants, qui ne se connaissaient pas, s’interpellaient : « Jaurès vient d’être assassiné ! »

Un cordon de sergents de ville avait à peu près réussi à faire le vide devant le Croissant, et s’efforçait de maintenir à distance les vagues déferlantes venues des boulevards, où la nouvelle s’était répandue avec la rapidité d’un court-circuit.

Comme Jacques et Jenny arrivaient au carrefour, un détachement de gardes républicains montés débouchait de la rue Saint-Marc. Le peloton dégagea d’abord l’accès de la rue de la Victoire, jusqu’à la Bourse. Puis, il vint se déployer au centre de la place, et caracola quelques minutes pour refouler les curieux contre les maisons. A la faveur du désordre – des gens timorés s’échappaient par les rues latérales -, Jacques et Jenny purent se glisser au premier rang. Leurs regards s’étaient fixés sur la façade du sombre café, dont les volets de fer étaient descendus. Par l’entrebâillement de la porte, gardée par des sergents de ville, et qui ne s’ouvrait plus que pour le va-et-vient de la police, on apercevait, par instants, la salle violemment éclairée.

Coup sur coup, deux taxis, plusieurs limousines à cocarde, franchirent le barrage. Ceux qui en descendaient, salués par l’officier qui dirigeait le service d’ordre, s’engouffraient précipitamment dans le café, dont la porte se refermait aussitôt. Des gens renseignés murmuraient des noms : « Le Préfet de police…le docteur Paul…le Préfet de la Seine… Le Procureur de la République… »

Enfin, par la rue de la Victoire, une voiture d’ambulance dont le timbre clair tintait sans arrêt s’avança au trot de son petit cheval. Un peu de silence se fit. Les agents placèrent la voiture devant l’entrée du Croissant. Quatre infirmiers sautèrent sur la chaussée et entrèrent dans un restaurant, laissant béante la porte arrière du véhicule.

Dix minutes passèrent.

La foule, énervée, piétinait sur place : « Qu’est-ce qu’ils foutent là-dedans ! – Faut bien faire les constatations, quoi ! »

Soudain, Jacques sentit les doigts de Jenny se crisper sur sa manche. La porte du Croissant venait de s’ouvrir à double vantaux. Tout le monde se tut. M. Albert sortit sur le trottoir. L’intérieur du café apparut, illuminé comme une chapelle, et grouillant de sergots noirs. On les vit s’écarter, faire la haie, pour livrer passage à la civière. Elle était recouverte d’une nappe. Quatre hommes, nu-tête, la portaient. Jacques reconnut des silhouettes familières : Renaudel, Longuet, Compère-Morel, Théo Brettin.

Sur place, tous les fronts, instantanément, se découvrirent. A la fenêtre d’un immeuble, un timide : « Mort à l’assassin ! » jaillit, et monta dans la nuit.

Lentement, dans un silence qui permettait de distinguer le pas des porteurs, la civière blanche franchit le seuil, traversa le trottoir, se balança quelques secondes, et, d’un seul coup, disparut au fond du véhicule. Deux hommes, aussitôt, y montèrent. Un sergent de ville grimpa près du cocher. Puis l’on perçut nettement le bruit de la portière. Alors, tandis que le cheval démarrait, et que la voiture, encadrée par un peloton d’agents cyclistes, s’engageait, en tintant, vers la Bourse, une soudaine, une sourde et houleuse rumeur couvrit la sonnerie grêle du timbre, et, s’élevant de partout à la fois, délivra enfin des centaines de poitrines oppressées : « Vive Jaurès !... Vive Jaurès !... Vive Jaurès !... »

« Tâchons maintenant d’aller jusqu’à L’Huma », souffla Jacques.

Mais, autour d’eux, la foule semblait avoir pris racine. Les yeux restaient obstinément tournés vers le mystère de cette façade obscure, gardée par la police.

« Jaurès, mort… », balbutia Jacques. Il répéta, après une pause : « Jaurès, mort…Je ne parviens pas à imaginer, à mesurer les conséquences… »

Peu à peu, les rangs tassés se desserraient ; il devenait possible de se déplacer.

« Venez. »

Comment atteindre la rue du Croissant ? Inutile de songer à fendre le barrage qui gardait le carrefour ; non plus que de rejoindre les grands boulevards par la rue Montmartre.

« Tournons l’obstacle, dit Jacques, la rue Feydeau et le passage Vivienne ! »

Ils sortaient à peine du passage et débouchaient dans la cohue du boulevard Montmartre, lorsqu’une irrésistible poussée de foule les bouscula, les entraîna.

Ils tombaient en pleine manifestation : une colonne de jeunes patriotes, brandissant des drapeaux et gueulant La Marseillaise, dévalait du boulevard Poissonnière, en une coulée qui occupait toute la largeur de la voie, et refoulait tout devant elle.

« A bas l’Allemagne !... Mort au Kaiser !...A Berlin !... »