Il y a 100 ans ....

R Radiguet
Le diable au corps
1923,
p 171,172

 

Je n’avais plus à essuyer de scènes de famille. Je reprenais les bonnes conversations avec mon père, le soir, devant le feu. En un an, j’étais devenu un étranger pour mes soeurs. Elles se réapprivoisaient, se réhabituaient à moi. Je prenais la plus petite sur mes genoux, et, profitant de la pénombre, la serrais avec une telle violence, qu’elle se débattait, mi-riante, mi-pleurante. Je pensais à mon enfant, mais j’étais triste. Il me semblait impossible d’avoir pour lui une tendresse plus forte. Etais-je mûr pour qu’un bébé me fût autre chose que frère ou soeur ?

Mon père me conseillait des distractions. Ces conseils-là sont engendrés par le carlem. Qu’vais-je à faire, sauf ce que je ne ferais plus ? Au bruit de la sonnette, au passage d’une voiture, je tressaillais. Je guettais dans ma prison les moindres signes de délivrance.

A force de guetter des bruits qui pouvaient annoncer quelque chose, mes oreilles, un jour, entendirent des cloches. C’étaient celles de l’armistice.

Pour moi, l’armistice signifiait le retour de Jacques. Déjà, je le voyais au chevet de Marthe, sans qu’il me fût possible d’agir. J’étais éperdu.

Mon père revint à Paris. Il voulait que j’y retournasse avec lui. « On ne manque pas une fête pareille ». Je n’osais refuser. Je craignais de paraître un monstre. Puis, somme toute, dans ma frénésie de malheur, il ne me déplaisait pas d’aller voir la joie des autres.

Avouerais-je qu’elle ne m’inspirât pas grande envie. Je me sentais seul capable d’éprouver les sentiments qu’on prête à la foule. Je cherchais le patriotisme. Mon injustice, peut-être, ne me montrait que l’allégresse d’un congé inattendu : les cafés ouverts plus tard, le droit pour les militaires d’embrasser les midinettes. Ce spectacle, dont j’avais pensé qu’il m’affligerait, qu’il me rendrait jaloux, ou même qu’il me distrairait par la contagion d’un sentiment sublime, m’ennuya comme une Sainte-Catherine.