Il y a 100 ans ....

Alain, Mars ou la guerre jugée (1921),
p. 426-428, « De la joie et du sacrifice ».

 

On a assez écrit, dans ces années de malheur, sur la joie des héros et des mères. N’imaginez pas que je vais croire tout cela. Les mots ne sont pas difficiles à assembler, et un homme peut bien expliquer les choses belles qu’il a accomplies par des raisons entièrement surhumaines. L’exemple des autres l’y pousse, et aussi la tradition religieuse, selon laquelle il n’est de bonheur que dans la souffrance. J’écris ces mots, le bonheur dans la souffrance, mais je ne crois pas après cela avoir exprimé quelque chose. Le moindre bout de doctrine exige plus de soins, et que l’on sorte un peu du langage usité, quand ce ne serait que pour tenir l’esprit en garde. Et je ne puis m’empêcher de penser que ces développements religieux, comme vous en trouverez assez, et des mieux faits, dans les entretiens de Paul Desjardins, sont trop indéterminés, trop aisément maniables, trop facilement pliés aux situations, pour qu’on y soupçonne quelque idée cachée. L’idée cachée étonne toujours un peu, et heurte souvent le bon sens, surtout dans la brève expression première. Au lieu que les couplets sur la joie des hommes avant l’assaut, et sur la joie des mères qui voudraient avoir d’autres enfants à offrir, et sur les victimes expiatoires, etc., cela s’arrange trop bien. Si je veux discerner le vrai de la chose, il faut que je mette en pièces d’abord ces discours trop bien faits, où tout tend à une même fin, qui est de mériter sans contestation la palme civique et l’éloge unanime. Certes je crois bien aussi qu’il y a une joie quasi divine dans toute victoire sur soi, et principalement dans toute victoire sur la peur ; j’en ai même éprouvé quelque chose. Et dans le feu du combat, peut-être est-il bon tout au moins de ne rien dire qui détonne dans cette espèce de liturgie. Mais j’écris pour les temps de paix. Et je vois assez le danger de cette espèce d’ivresse que l’on se donne, et bien aisément en imagination, et qui dispose les coeurs à diviniser le massacre, la colère, la vengeance. Encore n’ai-je pas grand-chose à dire peut-être aux jeunes qui s’élancent déjà. Mais je ne supporte point qu’un public de faibles les excite encore et les jette à ces terribles aventures. Et là-dessus je voudrais que vous considériez une maxime assez simple, c’est qu’il est permis sans doute et louable de faire bon marché de sa propre vie, mais non pas de la vie des autres. Je n’en dirai pas plus là-dessus ; si cette parole ne fait pas rougir un vieillard, une femme, un pulmonique, c’est qu’ils ont juré de ne pas l’entendre.

Venons à la question même en posant que le sacrifice de soi éclaire la vie d’un bonheur inouï, il reste toujours à se demander si l’on doit se jeter sans réflexion sur ce bonheur-là ; car c’est toujours une espèce de gourmandise, qu’il faut pourtant modérer aussi. Vous dires, pour voiler l’horreur de la guerre, que vous y êtes et que vous êtes heureux d’y être. Belle raison ! Dire « je suis heureux », cela ne termine rien. Cela est de morale élémentaire, et familier à chacun.