Il y a 100 ans ....

R Dorgelès
Les croix de bois 1919,
p 149-151

 

Non, c’est affreux, la musique ne devrait pas jouer ça…

L’homme s’est effondré en tas, retenu au poteau, par ses poings liés. Le mouchoir, en bandeau, lui fait comme une couronne. Livide, l’aumônier dit une prière, les yeux fermés pour ne plus voir.

Jamais, même aux pires heures, on n’a senti la Mort présente comme aujourd’hui. On la devine, on la flaire, comme un chien qui va hurler. C’est un soldat, ce tas bleu ? Il doit être encore chaud.

Oh ! Etre obligé de voir ça, et garder, pour toujours dans sa mémoire, son ci de bête, ce cri atroce où l’on sentait la peur, l’horreur, la prière, tout ce que peut hurler un homme qui brusquement voit la mort là, devant lui. La Mort : un petit pieu de bois et huit hommes blêmes, l’arme au pied.

Ce long cri s’est enfoncé dans notre coeur à tous, comme un clou. Et soudain, dans ce râle affreux, qu’écoutait tout un régiment horrifiée, on a compris des mots, une supplication d’agonie : « Demandez pardon pour moi…Demandez pardon au colonel… »

Il s’est jeté par terre, pour mourir moins vite, et on l’a traîné au poteau par les bras, inerte, hurlant. Jusqu’au bout il a crié. On entendait : « Mes petits enfants…Mon colonel… » Son sanglot déchirait ce silence d’épouvante et les soldats tremblants n’avaient plus qu’une idée : » Oh ! vite…vite…que ça finisse. Qu’on tire, qu’on ne l’entende plus !... »

Le craquement tragique d’une salve. Un coup de feu, tout seul : le coup de grâce. C’était fini…

Il a fallu défiler devant son cadavre, après. La musique s’était mise à jouer Mourir pour la Patrie et les compagnies déboîtaient l’une après l’autre, le pas mou. Berthier serrait les dents, pour qu’on ne voie pas sa mâchoire trembler. Quand il a commandé : « En avant ! » Vieublé, qui pleurait, à grands coups de poitrine, comme un gosse, a quitté les rangs en jetant son fusil, puis il est tombé, pris d’une crise de nerfs.

En passant devant le poteau, on détournait la tête. Nous n’osions pas même nous regarder l’un l’autre, blafards, les yeux creux, comme si nous venions de faire un mauvais coup.

Voilà la porcherie où il a passé sa dernière nuit, si basse qu’il ne pouvait s’y tenir qu’à genoux. Il a dû entendre, sur la route, le pas cadencé des compagnies descendant à la prise d’armes. Aura-t-il compris ?

C’est dans la salle de bal du Café de la Poste qu’on l’a jugé hier soir. Il y avait encore les branches de sapin de notre dernier concert, les guirlandes tricolores en papier, et, sur l’estrade, la grande pancarte peinte par les musicos : « Ne pas s’en faire et laisser dire ».

Un petit caporal, nommé d’office, l’a défendu, gêné, piteux. Tout seul sur cette scène, les bras ballants, on aurait dit qu’il allait « en chanter une », et le commissaire du gouvernement a ri, derrière sa main gantée.

- Tu sais ce qu’il avait fait ?

- L’autre nuit, après l’attaque, on l’a désigné de patrouille. Comme il avait déjà marché la veille, il a refusé. Voilà…

- Tu le connaissais ?

- Oui, c’était un gars de Cotteville. Il avait deux gosses. Deux gosses : grands comme son poteau…