Il y a 100 ans ....

L Aragon
Pour expliquer ce que j'étais,
1942
p 34-37

 

Mais enfin j’étais de ceux qui achevèrent leurs années de collège après la Marne, et qui eurent les grandes révélations de l’adolescence finissante pour les distraire et les accaparer dans cette guerre qui s’installait, qui virent la double face de la vie réelle avec ses mensonges officiels, l’écoeurante et fausse image d’Epinal que démentaient les permissionnaires, et la noce organisée de l’arrière ; j’étais de ceux qui applaudissaient les jambes de Mlle Pierly, montrant la première jupe courte dans la revue 1915 de Rip au Théâtre-Antoine, et le C’est la guerre-guerre-guerre – Trou-du-cul-champignon-tabatière qui faisait vers la même époque le scandale de la réouverture de l’Olympia ; j’étais de ceux qui sachant qu’ils allaient partir à leur tour et ne croyant pas à l’avenir, à la vie qui continue, entendaient s’en payer leur saoul de jeunesse, et vomissaient les homélies patriotiques et le bourrage de crânes, les poncifs de la guerre, la tartufferie de ces gens d’âge et de raison qu’ils voyaient à l’arrière s’envoyant les femmes jeunes de ces jeunes hommes absents ; j’étais de ceux qui, au fond, attendaient avec une certaine impatience l’heure du départ, pour être un homme comme les autres, avec les autres, mais qui cachaient ce goût peut-être d’une aventure derrière le langage sceptique, bafoueur, méprisant, qu’ils tenaient des embusqués ; de ceux-là enfin, dont beaucoup moururent, mais pour qui cette guerre-là quoi qu’on fît, n’était pas, ne pouvait pas être leur guerre. Parce que cette guerre-là, on voyait trop de quoi elle était faite. C’était une guerre des vieux, pour des raisons qui avaient exalté les vieux, qui ne touchaient pas les jeunes, et c’étaient les jeunes qui la faisaient pour les vieux.

Tout ceci dit comme nous le sentions. Je ne prends pas aujourd’hui, tant s’en faut, à mon actif d’homme, ce qu’enfant ou presque je pensais avec d’autres enfants. Dépourvus que nous étions de toute idéologie cohérente. Ne voyant guère plus loin que notre famille, nos couchages, nos goûts. Guère plus loin que le bout de notre nez.

A vrai dire, je ne voulais pas parler ici de la guerre, de leur guerre. J’y ai été tardivement, mais assez pour en connaître quelques sales coins. Mes camarades se moquaient de moi, peu après l’armistice, parce que j’en avais rapporté la croix de guerre. Moi-même, j’en avais assez honte.

Il faut dire que cette guerre était déjà devenue une guerre victorieuse. Et une victoire, avec ce que cela comporte de revues de fin d’année, de liquidation des stocks américains, et d’énorme bordel international, cela n’est pas du tout fait pour exalter les jeunes gens de la sorte que j’ai plus ou moins décrite. Il y avait une nausée de tout cela, que nous étendions à la guerre elle-même ; et nous pensions que puisqu’elle était finie, il fallait qu’elle le fût complètement, qu’on n’en parlât plus. D’autant qu’il y avait une exploitation commerciale de la guerre par la littérature, un faux air sacré donné à tout ce que quiconque y avait mis les pieds en disait, écrivît-il avec ces pieds-là… Enfin, je m’enorgueillissais que dans mon premier roman, écrit pour une part au Chemin des Dames, il n’y eût qu’une plaisanterie de deux lignes pour indiquer que l’auteur savait qu’il y avait eu une guerre en France, en ce temps-là. Pour nous engager dans cette voie, il faut ajouter l’indignation que de tels sentiments provoquaient, quand le massacre était encore chaud. Nous y voyions la preuve par la bêtise universelle du bien-fondé de notre défi