Il y a 100 ans ....

Pierre Drieu la Rochelle,
La Comédie de Charleroi (1934),
« Le chien de l’écriture », chapitre IV.

 

Il y a quelques années, comme je revenais d’un long séjour aux Etats-Unis, je vis dans une rue de Paris l’annonce d’un film sur Verdun. On en donnait la primeur à l’Opéra, dans une soirée de gala. Je ne vais pas souvent à l’Opéra et encore moins à des soirées de gala, et je me méfiais de la sincérité de ce « tableau d’histoire ». Pourtant, une espèce d’inquiétude avait remué en moi et je regrettais de repartir si tôt de Paris, avant que le film fût passât dans un cinéma. Mais je reçus pour cette soirée une invitation qui me venait d’un ancien camarade, devenu gros bonnet dans le commerce des visions. Je me décidai à en profiter.

Comme je le craignais, mes nerfs furent d’abord rebroussés au contact de cette humanité qui n’est jamais si laide que dans ces orgies de vanité à bon marché où des milliers d’invitations lancées au hasard rassemblent pêle-mêle les ministres et les concierges, les parvenus et les resquilleurs, les célébrités éphémères et les ratés avides de faux-semblant, les légitimes et les illégitimes, les gardes municipaux, les pickpockets, les ouvreuses, tant de gens laids, mal habillés, secrètement sales, ivres de la plus fade tisane d’amour-propre.

Je regrettais amèrement d’être venu là, mais je réprimai mon envie de fuir. Assis dans mon fauteuil, je fermai les yeux et j’attendis.

Puis l’ombre noya cette foule déplaisante et je rouvris les yeux. Je revis ces lieux où j’avais tant souffert et où la souffrance m’avait fait connaître certaines extrémités de moi-même.

[…] Cependant, le film se déroulait, vrai ou faux, incomplet et émouvant. Il y a toujours quelque chose de blessant et d’enivrant pour quelqu’un qui a connu un lieu ou un être dans son moment le plus tragique d’en retrouver l’image inattendue et incroyable au hasard du commerce littéraire, journalistique ou cinématographique. Quelle surprise et quelle horreur, par exemple, pour qui a connu un grand homme, de tomber un beau matin sur un article nécrologique qui, ligne à ligne, efface tous les traits vivants qu’il a connus. Il en est ainsi de ce qui a touché à un grand événement. L’oeuvre d’art la plus réussie est une déception pour qui a tenu dans ses mains la misérable vérité ; elle peut pourtant lui apporter une ivresse favorable à ses chers souvenirs.

Les faubourgs, les routes, les forts, les troupes surprises, les premiers renforts. L’exode des paysans. Les chefs. Et enfin, figurés grossièrement, ces Allemands auxquels nous pensions si peu, Robinsons voisins, comme nous engloutis dans la tourmente.

Après un quart d’heure d’enlisement complet dans le souvenir, je revins un peu à l’actualité de ma vie, à la réalité de mon corps, survivant qui se retrouvait là, échoué au rivage, dans un fauteuil et spectateur de son ancien supplice, car cet homme qui court, qui soudain se prosterne et sa vautre, qui se redresse humble et sournois sous les fléaux, c’est moi. Et c’est moi aussi qui suis là, en habit, parmi des hommes et des femmes en décolleté, si nets, si intacts. Qui étais-je ? Que suis-je devenu ? Et quels sont ces êtres autour de moi dont je remarque peu à peu le voisinage, à cause de ce silence extraordinaire dont ils m’entourent. Rien de surprenant comme les humains quand ils deviennent profondément, gravement silencieux.

Comprennent-ils ? Savent-ils ? Se rappellent-ils ? Réfléchissent-ils ? Ces femmes ont-elles jamais deviné ? Ces hommes, s’ils y furent, peuvent-ils raconter ?