Il y a 100 ans ....

R Dorgelès,
Les croix de bois, chap XVI, 1919,

 

Il arriva à Paris avec seulement sept francs en poche, mais, le matin même, il était embauché pour le lendemain dans une maison de Levallois. Pour la première fois depuis qu’il avait repris le veston de civil, il se sentit heureux. Quinze francs par jour ! Il supputait tout ce qu’il allait avoir de bien-être, de bonheur, pour ses quinze francs.

C’était son tour maintenant de « se la couler douce ». Il allait se faire de bons copains – des gars qui seraient allés au front comme lui – il dénicherait un petit bistrot convenable pour manger à midi, il trouverait une chambre pas trop loin, pour pouvoir se lever tard. Déjà, en traversant les ateliers, il avait remarqué des ouvrières, une surtout, qui riait en relevant ses cheveux d’une main noircie par la potée. Cela le faisait sourire de penser à elle.

- C’est du sérieux, ces poules-là…Ça sait tenir une maison.

Il suivait son petit rêve, les yeux distraits, quand une auto remplir de grues et d’uniformes chics faillir le renverser. D’un recul brusque, il évita le capot.

- Embusqué ! lui cria celui qui était au volant.

Sulphart fit mine de s’élancer, mais il se contenta de montrer le poing à la voiture, en hurlant des injures dont les passants seuls purent bénéficier.

L’insulte reçue lui pesa sur le coeur pendant tout le déjeuner, et, pour la faire descendre, il reprit trois fois du vieux marc avec son café. Alors, ragaillardi, il alla faire un tour sur les boulevards. A la porte d’un journal où le communiqué était affiché, des gens discutaient.

- On devrait faire une grande offensive, disait d’une voix courte un gros monsieur aux yeux en boule.

- Avec ta viande, lui cria Sulphart dans le nez.

Tous ces civils qui osaient parler de la guerre le mettaient hors de lui, mais il ne détestait pas moins ceux qui n’en parlaient pas, et qu’il accusait d’égoïsme.

En flânant devant les boutiques, il aperçut à la devanture d’un bureau de tabac, un tableau superbe, en couleurs, qui l’arrêta émerveillé. Formé d’une douzaine de cartes postales assemblées, ce chefd’oeuvre représentait une femme géante, en cuirasse d’argent, qui tenait une palme d’une main, une torche de l’autre et semblait conduire une farandole où l’on reconnaissait des soldats gris, des soldats verts, des soldats kaki. Le soldat français, crut-il remarquer, lui ressemblait comme un frère, et cela le flatta infiniment. Il entra et demanda à la marchande :

- Combien votre truc ?

- Trois francs, dit la patronne.

Sulphart fit la grimace en pensant qu’il ne lui restait que trente-huit sous.

- J’en voudrais seulement une, celle du bas, insista-t-il…Où qu’il y a un poilu qui me ressemble.

La buraliste haussa les épaules.

- On ne détaille pas, répondit-elle sèchement.

Sulphart sentit qu’il devenait tout rouge. Et d’un coup rageur, frappant le comptoir de sa main mutilée, il gronda : « - Et ma main, moi, je ne l’ai pas détaillée ? »

La marchande cligna simplement des yeux, comme si ces cris lui faisaient mal, mais sans lever la tête, et elle continua à peser du tabac à priser.

- Enfin, dit Sulphart en s’adressant à un monsieur qui choisissait des cigares, s’il y en a qui reviennent du front, ils doivent comprendre que je l’aie à la caille.

Le client fit un vague signe de tête, se retourna et prit du feu, à larges bouffées. Les consommateurs, à côté, regardaient le fond de leur verre et le garçon, pour ne rien entendre, avait ouvert un journal. Sulphart les ayant regardé tous, comprit et haussa les épaules, déjà résigné.

- Ça va bien, dit-il, jetant trente sous sur le comptoir. Tenez, donnez-moi un paquet de cigarettes jaunes, ça fait longtemps que je n’ai fumé que du gros.