Il y a 100 ans ....

M Proust
A la recherche du temps perdu, 1927,
III, Pléiade, p 772-773

 

Tels les Verdurin donnaient des dîners (puis bientôt Madame Verdurin seule, car M. Verdurin mourut à quelque temps de là) et M. de Charlus allait à ses plaisirs, sans guère songer que les Allemands fussent – immobilisés, il est vrai par une sanglante barrière toujours renouvelée – à une heure d’automobile de Paris. Les Verdurin y pensaient pourtant, dira-t-on, puisqu’ils avaient un salon politique où on discutait chaque soir de la situation, non seulement des armées, mais des flottes. Ils pensaient en effet à ces hécatombes de régiments anéantis, de passagers engloutis ; mais une opération inverse multiplie à tel point ce qui concerne notre bien-être et divise par un chiffre tellement formidable ce qui ne le concerne pas, que la mort de millions d’inconnus nous chatouille à peine et presque moins désagréablement qu’un courant d’air. Mme Verdurin, souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait fini par obtenir de Cottard une ordonnance qui lui permit de s’en faire faire dans certains restaurants dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d’un général. Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au lait, et donnant des pichenettes à son journal pour qu’il pût se tenir grand ouvert sans qu’elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait : « Quelle horreur ! Cela dépasse en horreur les plus affreuses tragédies. » Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième, car tout en faisant, la bouche pleine, ces réflexions désolées, l’air qui surnageait sur sa figure, amené là probablement par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d’une douce satisfaction.

Quant à M. de Charlus, son cas était un peu différent, mais pire encore, car il allait plus loin que de ne pas souhaiter passionnément la victoire de la France, il souhaitait plutôt, sans se l’avouer, que l’Allemagne sinon triomphât, du moins ne fût pas écrasée comme tout le monde le souhaitait. La cause en était que dans ces querelles les grands ensembles d’individus appelés nations se comportent euxmêmes dans une certaine mesure comme des individus. La logique qui les conduit est tout intérieure, et perpétuellement refondue par la passion, comme celle des gens affrontés dans une querelle amoureuse ou domestique, comme la querelle d’un fils avec son père, d’une cuisinière avec sa patronne, d’une femme avec son mari. Celle qui a tort croit cependant avoir raison – comme c’était le cas pour l’Allemagne – et celle qui a raison donne parfois de son bon droit des arguments qui ne lui paraissent irréfutables que parce qu’ils répondent à sa passion. Dans ces querelles d’individus, pour être convaincu du bon droit de n’importe laquelle des parties, le plus sûr est d’être cette partie-là, un spectateur ne l’approuvera jamais aussi complètement. Or, dans les nations, l’individu, s’il fait vraiment partie de la nation, n’est qu’une cellule de l’individu-nation. Le bourrage de crâne est un mot vide de sens. Eût-on dit aux Français qu’ils allaient être battus qu’aucun Français ne se fût plus désespéré que si on lui avait dit qu’il allait être tué par les berthas. Le véritable bourrage de crâne, on se le fait à soi-même par l’espérance, qui est une figure de l’instinct de conservation d’une nation, si l’on est vraiment membre vivant de cette nation.