Il y a 100 ans ....

Aragon,
Aurélien (1944),
p. 27 à 30.

 

Il y avait un vers de Racine que ça lui remettait dans la tête, un vers qui l’avait hanté pendant la guerre, dans les tranchées, et plus tard démobilisé. Un vers qu’il ne trouvait même pas un beau vers, ou enfin dont la beauté lui semblait douteuse, inexplicable, mais qui l’avait obsédé, qui l’obsédait encore :

Je demeurai longtemps errant dans Césarée…

En général, les vers, lui… Mais celui-ci revenait et revenait. Pourquoi ? C’est ce qu’il ne s’expliquait pas. […]

Je demeurai longtemps errant dans Césarée…

Ça devait être une ville aux voies larges, très vide et silencieuse. Une ville frappée d’un malheur. Quelque chose comme une défaite. Désertée. Une ville pour les hommes de trente ans qui n’ont plus de coeur à rien. Une ville de pierre à parcourir la nuit sans croire à l’aube. Aurélien voyait des chiens s’enfuir derrière des colonnes, surpris à dépecer une charogne. Des épées abandonnées, des armures. Les restes d’un combat sans honneur.

Bizarre qu’il se sentît si peu un vainqueur. Peut-être d’avoir voyagé au Tyrol et dans le Salzkammergut, d’avoir vu Vienne à cet instant quand le Danube charriait des suicides, et la chute des monnaies donnait un vertige hideux aux touristes. Il semblait à Aurélien, non qu’il se le formulât, mais comme ça, d’instinct, qu’il avait été battu, là, bien battu par la vie. Il avait beau se dire : mais non, voyons, nous sommes les vainqueurs…

Il ne s’était jamais tout à fait remis de la guerre.

Elle l’avait prise avant qu’il eût vécu. Il était de cette classe qui avait fait trois ans, et qui se sentait libérable quand survint août 1914. Près de huit ans sous les drapeaux… Il n’avait pas été un jeune homme précoce. La caserne l’avait trouvé pas très différent du collégien débarqué de sa famille au Quartier Latin à l’automne de 1909. La guerre l’avait enlevé à la caserne et le rendait à la vie après ces années interminables dans le provisoire, l’habitude du provisoire. Et pas plus les dangers que des filles faites pour cela n’avaient vraiment marqué ce coeur. Il n’avait ni aimé ni vécu. Il n’était pas mort, c’était déjà quelque chose, et parfois il regardait ses longs bras maigres, ses jambes d’épervier, son corps jeune, son corps intact, et il frissonnait, rétrospectivement, à l’idée des mutilés, ses camarades, ceux qu’on voyait dans les rues, ceux qui n’y viendraient plus.

Cela faisait bientôt trois ans qu’il était libre, qu’on ne lui demandait plus rien, qu’il n’avait qu’à se débrouiller, qu’on ne lui préparait plus sa pitance tous les jours avec celle d’autres gens, moyennant quoi il ne saluait plus personne. Il venait d’avoir trente-deux ans, oui, ça les avait comptés en juin. Un grand garçon. Il ne pouvait pas tout à fait se prendre au sérieux et penser : un homme. Il se reprenait à regretter la guerre. Enfin, pas la guerre. Le temps de la guerre. Il ne s’en était jamais remis. Il n’avait jamais retrouvé le rythme de la vie. Il continuait l’au-jour-le-jour d’alors. Malgré lui. Depuis près de trois ans, il remettait au lendemain l’heure des décisions. Il se représentait son avenir, après cette heure-là, se déroulant à une allure tout autre, plus vive, harcelante. Il aimait à se le représenter ainsi. Mais pas plus. Trente ans. La vie pas commencée. Qu’attendait-il ? Il ne savait faire autrement que flâner. Il flânait.