Bloc-Notes 2017
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Gauche ? Qu'est-ce qu'être de gauche ?

Cette réflexion que j'avais entamée, mais non achevée, il y a presque dix ans, je voudrais la reprendre ici

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1) Les trois leçons du 28 Août 89

J'aime assez ce que le terme - politiquement entendu - doit au hasard. Il daterait du 28 août 1789. Ce jour-là, dans la salle des Menus Plaisirs qu'occupe encore jusqu'en octobre cette assemblée toute neuve qu'est cette Assemblée Nationale érigée en Constituante, on discute de la place du Roi dans la nouvelle constitution et, notamment, du veto à lui accorder ou non. Dans cette salle qui n'est pas un hémicycle, et pour faciliter le décompte, les députés hostiles au veto se placent à gauche, ceux, favorables à droite.

Cette salle n'est pas rien : c'est celle où le 4 mai furent ouverts les États Généraux qui allaient si vite échapper au Roi et déboucher sur ce qu'il est convenu de nommer Révolution Française. Qu'elle s'appelât des Menus plaisirs est assez ironique quand on y songe tant elle symbolise en les réunissant un ordre ancien, encore fier et méprisant d'inégalités et une modernité qui bruisse encore et ne tardera pas à tonner.

En tête de la procession, apparaissait d'abord une masse d'homme,, vêtus de noir, le fort et profond bataillon des cinq cents cinquante députés du Tiers; sur ce nombre, plus de trois cents légistes, avocats ou magistrats, représentaient avec force l'avènement de la Loi. Modestes d'habits, fermes de marche et de regards, ils allaient encore sans distinction de partis, tous heureux de ce grand jour qu'ils avaient fait et qui était leur victoire.
La brillante petite troupe des députés de la Noblesse venait ensuite avec ses chapeaux à plumes, ses dentelles, ses paren1ents d'or, Les applaudissements qui avaient accueiili le Tiers, cessèrent tout à coup. Sur ces nobles, cependant, quarante environ semblaient de chauds amis du peuple, autant que les hommes du Tiers . .
Même silence pour le Clergé. Dans cet ordre, on voyait très distinctement deux ordres, une Noblesse, un Tiers-État : une trentaine de prélats, en rochets et robes violettes; à part, et séparée d'eux par un choeur de musiciens, l'humble troupe des deux cents curés, dans leurs noires robes de prêtres.
(…)
Ainsi, celte belle fête de paix, d'union, trahissait la guerre. On indiquait un jour à la France · pour s'unir et s'embrasser dans une pensée com- 1nune, et l'on faisait en 1nème temps ce qu'il fallait pC1ur la diviser. Rien qu'à voir celte diversité de costumes imposée aux députés : on trouvait réalisé le mot dur de Sieyès : " Trois ·ordres? Non! trois nations."
La Cour avait fait fouiller les vieux livres, pour y retrouver le détail odieux d'un cérémonial gothique, ces oppositions de classes, ces signes de distinction et de haine sociale qu'il eût fallu plutôt . enfouir. Des blasons, des figures, des symboles, après Voltaire, après Figaro! c'était tard. A vrai dire, ce n'était pas tant la manie des vieilleries qui avait guidé la Cour, mais bien le plaisir secret de mortifier, n'abaisser ces petites gens qui, aux élections, avaient fait les rois, de les rappeler à leurs basses origines •. , La faiblesse se jouait au dangereux amusement . d'humilier une dernière fois les forts.
Michelet Histoire de la Révolution p 178

Qui mieux que Michelet pour décrire l'humiliation, jusqu'à la vêture imposée, faite au Tiers-Etat et le piège que représentait la réunion par ordre ? Qui mieux pour dire à la fois la sottise de la Cour qui s'arc-boute sur ses privilèges et la soudaine audace, devant tant d'humiliations, qui conduira tout droit au Serment du Jeu de Paume et à l'admirable Nous sommes ici par la volonté du peuple et n'en sortirons que par la force des baïonnettes de Mirabeau ? mais aussi et dans la même salle à la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen mais encore le 4 Août à l'abolition des privilèges. Mais qui mieux encore pour deviner que cette Assemblée, pour nationale qu'elle se voulût, par sa composition même, demeurait l'héritière d'un passé dont elle portait encore les chaînes autant que les inégalités. Ce 28 Août, et les jours qui suivirent, l'Assemblée se déchire sur le veto à accorder ou non, suspensif ou absolu : se dessine ici une ligne de fracture qui ne s'effacera plus. A ce moment, entre les monarchistes, certes constitutionnels mais attachés néanmoins fortement à l'ordre ancien, et ceux qui se nommeront patriotes et qui devinèrent bien qu'ici se jouait non seulement la nature du régime à fonder mais le principe même de la souveraineté populaire, le fossé se creusait qui restera infranchissable. Un Mirabeau, par exemple, représentera parfaitement cette position qui cherchait toujours un point d'équilibre entre la souveraineté populaire et la monarchie qui pour cela soutint le veto absolu:

C’est à cette réconciliation, si l’on me passe ce mot, à cette synthèse de la démocratie et de la royauté, à cette instauration d’une démocratie royale que Mirabeau, pendant ses deux années d’action publique, voua tout son labeur qui était immense et son génie. » Jean Jaurès

A l'opposé, Robespierre s'y opposera vigoureusement, fondant les premiers éléments d'une théorie de la nation fondée sur la souveraineté du Peuple. Il avait parfaitement compris, dans ce discours qu'il ne prononcera pas, que ce qui se jouait ici, avec le veto, était la perpétuation d'un ordre ancien où la représentation du peuple, nécessairement morcelée se verrait chapeautée par la volonté d'un seul qui se hisserait au dessus de la loi. Il sait que Nation et peuple sont des abstractions ou plutôt des principes. On ne met rien au-delà des principes !

Cette Assemblée était mûre pour la dissolution. Née avant la grande révolution qui venait de s'opérer, elle était profondén1ent hétérogène, inorganique, comme le chaos de l'ancien régime d'où elle sortit. Malgré le nom d'Assemblée nationale dont la baptisa Sieyès, elle restait féodale, elle n'était autre chose que les anciens États generaux. Des siècles avaient passé sur elle, .du 5 mai au 31 août. Élue dans la forme antique et selon le Droit barbare, elle représentait deux ou trois cent mille nobles ou prêtres autant que la nation. En les réunissant à soi, le Tiers s'était affaibli et énervé. A chaque instant, sans même le bien sentir, il composait avec eux. Il ne prenait guère de mesures qui ne fussent des moyens termes, bâtards, impuissants, dangereux. les privilégiés qui travaillaient au dehors avec la Cour pour défaire la Révolution, l'entravaient plus sùrement encore au sein de l'Assemblée même.
Cette Assemblée, toute pleine qu'elle était de talents, de luniières, n'en était pas moins monstrueuse, par l'incurable désaccord de ses éléments. Qu'elle fécondité, quelle génération peut-on espérer d'un monstre?
Voilà ce que disait le bon sens, la froide raison. les modérés, qui sembleraient devoir conserver une vue plus nette, rnoins trouble, ne virent rien ici. La passion vit mieux, chose étrange ! elle sentit que tout était danger, obstacle, dans cette situation double, et elle s'efforça d'en sortir. Mais comme passion et violence, elle inspirait une défiance infinie, rencontrait des obstacles immenses; elle redoublait de violence pour les surmonter, et ce redoublement créait de nouveaux obstacles. le monstre du temps, je veux dire la discorde des deux principes, leur impuissance à créer rien de vital, il faut, pour le bien sentir, le voir en un homme. L'unité de la personne, la haute unité de facultés qu'on appelle le génie, ne servent de rien, si, dans cet homme et ce génie, les idées se battent entre elles, si les principes et les doctrines ont en lui leur guerre acharnée.
ibid

Michelet, derechef, ne s'y trompa point, qui comprit combien cette Assemblée, déchirée, s'alla choisir un truchement quel crut de compromis - le veto suspensif - mais qui la ramenait, loin en arrière, à ses origines mêmes. Passés les premiers jours d'enthousiasme, presque étonnée sans doute de sa témérité et du vaste mouvement de générosité et d'enthousiasme qui semblait défier tous les intérêts particuliers et les égoïsmes de castes, après les jours un peu fous, presque miraculeux où le politique jouxta de si près le sacré, voici revenir et peser les jours ordinaires où chacun se reprenant, s'interposaient différences, opposition et inégalité.

Voici la première leçon de ce jour : on ne peut rester longtemps sur la ligne ; toujours il faut ou bien la franchir ou bien revenir en arrière. Je ne sais si cette leçon peut s'appliquer à ce fameux état de grâce dont bénéficieraient nos présidents nouvellement élus - qui semble à nouveau fonctionner ce coup-ci - mais certitude il y a que ces moments sont fugaces et ne se peuvent prolonger que tant que l'action est encore suspendue. Sitôt les prémisses achevées, sitôt les rituels d'inauguration exécutés, l'histoire enfin démarre, qui oblige à choisir et donc s'opposer, qui vous fait tomber de ce côté-ci ou de là. Deux jours à peine séparent l'adoption définitive de la déclaration des droits de l'homme de la discussion sur le veto. Décidément la grâce se va jamais sans pesanteur.

Voici la seconde leçon de ce jour-là : la ligne qui sépare la gauche de la droite n'est pas affaire d'espace mais de temps. Elle est affaire d'ensemencement. Elle est le moment de la bifurcation ; l'essence même de la croisée Faut-il appeler ce moment du beau nom d'épochè par quoi Husserl après les sceptiques désignait la suspension du jugement comme si cette suspension qui vaut comme une parenthèse mais en même temps un interdit de l'acte était la condition même de la pensée ? Comment oublier que les latins comme les grecs, au reste, n'entamaient jamais de grand actes sans consulter préalablement les augures. Sans nul doute ne cherchaient-ils pas une bénédiction des dieux, qui ressemblerait par trop à une approche chrétienne, mais à s'assurer plutôt que leurs projets ne contrevinssent point à l'ordonnancement que les dieux avaient préparé pour le monde. Prométhée, en bravant Zeus, avait seulement tenté de préserver pour les hommes une place que Zeus leur déniait : c'était avouer, sans le dire, que toute action, quoiqu'on veuille ou fasse, de toute manière signalait une incroyable rébellion ou le risquait en tout cas. Jusqu'où ne pas aller trop loin dans ce monde qui craignait par dessus tout la démesure ? L'augure, de son bâton, dessinait un espace dans le ciel, espace sacré, séparé du monde profane, où précisément les signes envoyés par les dieux se pouvaient lire. Cet espace, le latin, héritier en ceci des étrusques, le nommait templum. Mot étrange dont le radical signifie séparer découper et qui donnera tout aussi bien temps que temple. Comment comprendre ceci sinon que cette antique partition relève, sinon du sacré en tout cas du principe ? Au même titre qu'il n'est pas d'action qui ne suppose en préalable une évaluation ni de savoir rigoureux qui ne s'appuie sur quelques principes, par définition posés et non prouvés, de la même manière l'action politique n'est possible, n'a de sens et ne se peut déployer qu'après ou que sur fond de cette partition. Elle n'empêche évidemment pas, qu'à l'occasion - souvent de crise - les deux bords puissent collaborer pour atteindre des objectifs limités mais communs ; que, par principe en régime républicain, l'intérêt général offre une assise suffisante pour que chaque bord puisse ensemble mais concurremment, participer à la vie de la Nation. Mais elle interdit que le ni de droite ni de gauche puisse avoir un sens. Regardons bien : quand il s'agit de donner consistance aux États Généraux et conférer quelque pouvoir à cette Assemblée pour sortir de la crise grave que traverse la monarchie, ils sont tous ensemble, quitte d'ailleurs à outrepasser son mandat initial et à faire en réalité un véritable coup d’État ; réunis, de tous les bords et de manière à la fois surprenante et follement enthousiaste, pour bousculer l'ordre ancien en votant les droits de l'homme et l'abolition des privilèges ; mais dès qu’il s'agit de rentrer dans le dur, c'est-à-dire de construire l'avenir, de l'instituer ou plus exactement de le constituer, alors réapparaît la ligne séminale ; alors ils se séparent et s'opposent.

Le clivage droite/gauche n'est pas anecdotique ; il est principiel. Axiomatique. Cette ligne est d'inauguration.

Gouverner c'est choisir affirmait en son temps Mendès-France : choisir revient invariablement, entre deux ou plusieurs termes, à en adopter un et en délaisser d'autres. L'action ne relève pas de la synthèse mais de l'analyse ; du découpage. Qui gouverne, d'entre tous les compossibles, opte pour celui qui lui semble le meilleur dans le meilleur des mondes possibles. C'est toute la gloire de la République, héritière en ceci de la démocratie athénienne, de n'ignorer jamais que ses choix ne s'appuient jamais sur une vérité absolue ou un dogme révélé et que la gouvernance ainsi, loin d'être affaire de compétence ou de sagesse, relève plutôt de l'analyse, nécessairement faillible en tout cas controversée, relève de la volonté.

Voici la troisième leçon de ce jour-ci : cette ligne est affaire de passion, non de raison. Et c'est pour cela qu'elle est consubstantiellement politique. Il ne faut pas s'y méprendre : l'essence même du politique, et ce même dans sa version grecque, pourtant tragique, relève sinon de la rébellion en tout cas du refus. Vouloir organiser la cité équivaut, quoiqu'on fasse ou dise, à récuser l'ordre naturel des choses, à aménager un espace protecteur, fragile sans doute, au sein de l’embrouillamini féroce de la nécessité. Que l'on croie pouvoir penser la cité comme un monde idéal ou simplement la concevoir comme l'ordre le moins mauvais possible n'y change rien. Fonder et organiser la cité, vouloir la faire vivre, relève de la même séparation - que le sillon tracé par Romulus illustre parfaitement.

Il est mille et une façon de rendre compte de cette rébellion - même si on consultant les augures on ne ménage la prudence, préalablement, de vérifier que l'on n'offense pas trop les dieux :

Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l'une ou à l'autre, de chercher si l'éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d'une mutation morale. Mais en tant qu'il y a homme, il y a d'une part travail et de l'autre négation par interdits de l'animalité de l'homme
Bataille, L'érotisme, p 238

Pas de raison, parce que rien de l'ordre de la preuve ne vient corroborer ni l’exigence de liberté ni l'espérance de puissance - encore moins les justifier. Derrière, du désir, tout simplement, désir d'être, assurément, et de se perpétuer et, sans doute, quelque chose de l'ordre d'un profond sentiment d'injustice devant ce déséquilibre qui lui est imposé, lui si faible face aux puissances déferlantes du monde et des dieux. Demeure en réalité un mystère : comment cette si longue patience du peuple s'est-elle transformée en si vaste colère ? comment ses représentants, parfois étonnés de leur propre audace, sont parvenus à renverser la table ?

Il faudrait sans doute reprendre toute une théorie de la colère [1] tant cette dernière, plutôt entendue comme passion délétère, peut à l'occasion, contenir quelque valeur positive : après tout la sainte colère divine n'est-elle pas prélude à la fois au châtiment mais à l'Alliance - et donc à la Loi ? Aristote pointe le calme comme le juste milieu entre l'apathie - le trop peu - et la colère - le trop - et l'on sait que sa morale est celle du juste milieu si caractéristique de la pensée grecque hantée par la crainte de l’hybris. Le peuple, résigné, soumis plus qu'apathique d'ailleurs, sort de son silence quand dans le cadre de la procédure préparatoire, on le sollicite via les cahiers de doléances. A ce moment précis, il est calme encore ainsi que le seront ses représentants dans les premiers jours qui suivront le 4 mai : en témoigne cette longue procession d'hommes en noir tranchant si cruellement avec les cohortes colorées et chamarrées de la noblesse et du Clergé. Ce qui est clair en tout cas, c'est que sous la colère, pointe l'indignation, celle suscitée par l'inégalité et le mépris - la non-reconnaissance de soi.

Quand on regarde la succession des événements des mois de mai-juin 89, c'est bien ce qu'on peut observer : le mépris affiché de la Cour pour les représentants du Tiers État, le subterfuge trop visible du vote par ordre plutôt que par tête, la fermeture de la salle des Menus Plaisirs qui conduira au Serment du Jeu de Paume, le refus enfin de quitter la salle et l'auto-affirmation du Tiers comme Assemblée Nationale, sont autant de réponses à ce mépris ; autant de signes d'une indignation qui, presque contrainte et forcée, pousse à l'acte. Ce qu'on observe pour les représentants élus vaut d'ailleurs identiquement pour le peuple qui intervient, à chaque fois - en juillet, en septembre… - moins par impatience que par crainte que, les choses traînant, les élus ne se fassent berner par la Cour.

Alors oui ! sans doute cette Assemblée fut elle déchirée entre des passions contraires - ce que la démission de certains députés devant la tournure que prenaient les événements atteste : ce sont les fondements même de la République qui se jouent ici avec une Assemblée qui proclame, contre le principe du mandat impératif qui régissait l'ordonnancement des États Généraux, qu'elle tient son pouvoir de la Nation tout entière et non des électeurs pris individuellement, inventant par la même le principe de la souveraineté nationale. Entre le souci de réorganiser l’État de manière plus rationnelle et plus juste, où beaucoup pouvaient se reconnaître, et l'aventure que représentait une souveraineté qui n'émanait pas plus de Dieu que du Roi, oui, il y avait un gouffre et l'on peut comprendre que certains s'y furent déchirés. Michelet voit en Mirabeau l'exemple même de ce dilemme qui lui firent à la fois être le fer de lance de ces premières journée et devenir le conseiller occulte de la Cour.

Mais en fait, on le constate, l’intellect ne meut pas sans le désir
Aristote, De l'âme, III, 10, 433a23-24

Ici encore, il peut valoir de revenir à Aristote qui dans sa théorie du désir distingue entre épithumia, thumos et boulèsis. Ici, encore, ce moyen terme entre le désir aveugle et la délibération que l'on peut traduire par impulsion, courage : il a parfaitement vu combien la raison est incapable seule de produire un quelconque mouvement quand à l'inverse le désir est impropre à susciter une quelconque réflexion. Le thumos intervient ainsi comme médiateur entre ce qui désire sans penser et ce qui calcule sans mouvoir. Ce qui est à l'œuvre dans ces journées, et, plus généralement dans ce clivage dont nous cherchons à rendre compte, c'est précisément cette médiation, nécessairement brouillonne, contradictoire, entre une pulsion forte que vient relayer une indignation devant le déni de reconnaissance et la raison délibérante mais impuissante.

Une lecture trop rapide identifierait aisément l'épithumia au peuple, la boulèsis à l'Assemblée, et le thumos à ces héros qui en son sein mettent en mouvement le grand élan de la transformation sociale. Ce pourrait au reste être aisément la lecture bourgeoise, en tout cas monarchienne, des événements qui considère assez facilement le peuple comme une masse brute et brutale qui aurait besoin d'être éclairée par la raison ou la foi, guidée et tempérée par le Roi, la foi et l'Assemblée. Ce serait trop simple mais il ne faudra jamais compter pour peu l'effroi suscité par les journées de juillet et de septembre et, plus tard, par les septembriseurs de 92 [3] Marx n'eut pas tout-à-fait tort de voir dans 89 une révolution bourgeoise : le Tiers État mêlant paysans, artisans et bourgeoisie constitua à l'évidence une masse encore indistincte face aux deux autres ordres. En son sein, ces forces contraires, pour quelques mois collaboreront avant de se distinguer, disputer ; opposer. Leur point commun fut néanmoins de croire, même pour les plus à gauche d'entre eux, pensons notamment à Robespierre, qu'une révolution politique suffirait. L'avenir, les révolutions industrielles notamment, contribueront à faire émerger un prolétariat qui bien vite s'opposera à la bourgeoisie.

En réalité, cette indistinction originaire, portée par les structures même de l'Ancien Régime, était par sa confusion même, la promesse d'un avenir. Cette épithumia - ce désir - débouche certes sur une colère mais surtout sur une indignation qui, parce qu'elle cherchera la reconnaissance et donc l'égalité, voudra se maintenir à l'intersection, au point médian ; en appellera logiquement à la loi pour autant que celle-ci précisément cherche toujours le point d'équilibre entre les protagonistes.

Nous disons donc que rien ne s'est fait sans être soutenu par l'intérêt de ceux qui y ont collaboré. Cet intérêt, nous l'appelons passion lorsque refoulant tous les autres intérêts ou buts, l'individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins. En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion.
Hegel, La raison dans l'histoire

Michelet a-t-il lu Hegel ? il l'aurait pu en tout cas ! A sa manière il dit l'enchevêtrement de la raison, de la nécessité et des passions qui caractérise l'histoire. Cette passion, intersection entre l'individuel et le collectif, entre le particulier et l'universel, est le bras armé de l'Idée, du sens de l'histoire.

Le courage, l'indignation, c'est ce qui va permettre de sortir de l'indistinction, de la contrariété des pulsions, et permettre via la délibération, l'action. Je ne tiens pas pour rien que la Boulè fut précisément le nom de l'Assemblée à Athènes. Les questions morales ou politiques ne se posent que parce qu'il y a incertitude ou confusion ; on ne se pose jamais de questions morales que parce qu'il y a ambivalence ; rien de l'histoire romaine n'était possible tant qu'on ne sortirait pas de l'invraisemblable ambiguïté des augures et Romulus trancha, fendit en deux - sens premier de clivage - l'espace en traçant le sillon et il ne faut pas tenir pour négligeable que ceci se fit, sous le coup de la colère, de la mise à mort de Rémus.

Sous les remparts, sous tous les rites de fondation, une colère, une mise à mort - au moins symbolique. Quand tel est le cas, quand peut avoir lieu la transaction politique, alors elle porte le nom de ce clivage.

Autant demeure détestable l'expression peuple de gauche pour ce qu'elle pourfend l'unité principielle de la Nation, autant il ne saurait sûrement pas être un hasard que l'on se proclamât être de gauche ou de droite : s'y joue une démarche d'identité - au sens d'une appartenance que l'on revendiquerait - une histoire dont on se revendique et qui vous définirait, d'une culture à hauteur de quoi l'on se voudrait hisser.

Comment dire mieux la passion originaire ?


1)La revue Esprit a consacré son numéro de Mars Avril 2016 à la colère/ On y trouve notamment, dans la section 2 Une passion philosophique, les textes suivants :

M Hénaff Une passion venue de loin

O Renaut La colère du juste

JL Schlegel Dies iræ

F Lordon Entretiens

à quoi il faut rajouter, paru dans la même revue

2) P Ricœur, Aristote, de la colère à la justice et à l'amitié politique

3) j'ai consacré quelques pages déjà au peuple que l'on trouvera :