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C et D

          E                                          

 

Intrusion encore

Fus-je prêt pour cette expérience inédite ? Et d'ailleurs quiconque le fut-il jamais ? J'entends encore l'effroi d'un Pascal, déchiré entre l'immodestie de l'infiniment petit et la balourdise de l'infiniment grand ; ou Montaigne encore s'offusquer de la boursouflure de qui n'est en fin de compte qu'éloïse dans le cours infini d'une nuict éternelle. Ces deux-là, mais leurs siècles, savaient combien peu dans l'être s'orchestrait de nécessité ; combien d'aléas, de circonvolutions, d'impasses et de ressacs en emberlificotaient l'improbable lignée. Qui croit tenir les rênes de sa destinée n'engourdit jamais ses doigts qu'autour de sa propre suffisance.

On m'aura beaucoup dit comment il me fallait regarder ou aborder l'autre ; m'ouvrir à la découverte de la radicale altérité comme si de n'être jamais sorti de moi-même j'eusse été impotent à vivre, regarder et juger. Ultime subside d'orgueil ? je ne sais … tout en espérant que non. Je l'avoue néanmoins, tout en conservant l'œil le plus aiguisé qu'il m'est encore possible et l'oreille à l'affût, je répugne aux conseils ; y résiste en tout cas. Non que j'eusse la prétention de tout savoir ou savoir-faire non plus que l'audace de supposer jamais en rabattre mieux ou plus que les autres … non simplement le désir d'affûter moi-même mes sens parce que je veux croire qu'il n'est pas de meilleurs apprentissages que ceux de ses propres doigts fussent-ils déjà gourds. On appelle ceci expérience même si je n'aime pas le mot : l'existence n'est pas test que l'on oserait au jeu de l'échec et de la réussite. Il serait tout aussi faux de prétendre avoir toujours réponse à tout, que faussement humble d'arguer tout ignorer. D'entre soi et le réel, il se peut avoir rencontre - et même dialogue - encore faut-il qu'aucun ne cède devant l'autre. Que l'expérience soit inédite, soit ! Pour autant je n'éprouve nulle culpabilité de n'être que ce que je suis, à mille lieux de tout. Pour autant je ne me sens droit en rien d'exciper de mon être pour en imposer au monde. Bref, la différence comme la singularité supposent une relation qui s'effondrerait sitôt que l'un ou l'autre, par modestie ou faiblesse, feindrait de se retirer ou effacer. Rien ne peut faire que je ne regarde, entende et comprenne avec mes yeux, oreilles et préjugés de vieil européen pétri de son histoire et de ses pensées.

Eh quoi ? qui est-il d'ailleurs celui qui s'aventure à m'indiquer le chemin et la manière de poser mes pieds sur le sentier sablonneux ? Qu'il soit grand ou petit, sage ou follement vaniteux, qu'il m'eût précédé en tout ou se fût seulement attardé sur des sentiers de traverse, que m'importe au fond ? Je suis malhabile à obéir ; rétif à entendre les voix qui s'entreprennent de s'interposer. J'aime les histoires, écoute avec passion les témoignages et éprouve un indicible respect pour les corps burinés par l'effort, les mains calleuses d'avoir trop œuvrer - et trop vite - les visages déchirés de rides : j'y devine le combat d'avec le temps et la résistance des pierres. Mais j'y vois des témoignages au sens où le grec dit martyr : qui porte sur son corps les signes de son chemin. Je suis enseignant depuis trop longtemps pour savoir que, aux tour de main, agilité des doigts conquise par interminables répétitions près, il n'est rien qui se transmette qui se réduirait à une technique. Quatre-vingt-dix pour cent de transpiration, dit-on ; oui, sans doute, mais que seuls embrasent les dix pour cent restants. Je pourrai toujours expliquer tel texte, tel poème, la métaphore sophistiquée, ou l'allusion tellement voilée qu'elle illumine toute la strophe … pour autant de ce savoir ne découle aucun savoir-faire ; rien ici ne s'apprend … se montre tout au plus. Non décidément, point de vanité ; bien au contraire ! En sais-je pour autant écrire des lignes qui vaillent ; parviens-je pour autant à cerner cette vérité dont j'aurai fait métier ? non évidemment ; la certitude tout au plus que des tréfonds de l'âme seulement peut éclore ce qui meut ; qui émeut.

J'attends de lui, de l'autre, non des sentences ; encore moins des leçons ; surtout pas des morales. J'espère de lui des histoires, des parcours, des chemins, surtout s'ils se perdent ou n'aboutissent qu'à des clairières désertées. Qu'il en faut, je le devine aujourd'hui, de longues heures de philosophies, d'amoncellement de pages raturées pour sentir enfin que rien ne se prouve qui ne s'éprouve préalablement ; qu'il n'est pas de plus belles idées que celles qui se racontent ; d'idées plus généreuses que le récit que l'autre vous en esquisse.

Rien ici ne doit être question de technique ou de méthode. Je ne veux pas venir au réel en suivant quelque recette d'un manuel de savoir vivre, visiter, découvrir. Ecoutez bien : l'éducation bourgeoise aura bien été capable d'inventer - et de les consigner - des règles de savoir-vivre ; elle ne sut jamais concevoir ou même imaginer de manuel du bon savoir exister !

Tant mieux ! Les cris rauques des ordres militaires matinaux ont assez tonitrué ; les grillages ont assez emprisonné de certitudes tous ceux qui n'espéraient qu'un ailleurs qui fût leur !

Je ne sais si c'est désormais de silence dont le monde a besoin ; mais de leçons sûrement non.

Apprend-on le premier regard de sa mère ? apprend-on à sourire ?

A aimer ?

Apprend-on sa propre humanité ? Que faisons-nous au reste, aux efforts ahanés, sinon l'inventer constamment, pour nous, pour l'autre. Je sais l'humain fragile, terrible à ses heures et détestable parfois. Mais quoi peut-on s'en écarter sans risquer le monstre, l'horreur plus ample encore ? sans renoncer à l'espoir.

 

J'ay honte de voir nos hommes, enivré de cette sotte humeur, de s'effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble être hors de leur élément, quand ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les étrangères. Retrouvent- ils un compatriote en Hongrie, ils festoient ceste aventure : les voila à se rallier, et à se recoudre ensemble ; à condamner tant de moeurs barbares qu'ils voient. Pourquoi non barbares, puis qu'elles ne sont françaises ? Encore sont ce les plus habiles, qui les ont reconnues, pour en médire : La plupart ne prennent l'aller que pour le venir. Ils voyagent couverts et resserrés, d'une prudence taciturne et incommunicable, se défendant de la contagion d'un air inconnu.
Montaigne, Essais Livre III – Chap. IX- De la Vanité

Aller à la rencontre de l'autre, dialoguer, s'ouvrir est d'abord affaire intime , d'artifices assurément non quand bien même fussent-ils habiles et acérés. Montaigne le savait : c'est d'abord de complexion de l'âme dont il s'agit, d'une disposition où l'on se met, d'une position que l'on adopte pour accueillir ce qui de l'être éclot. J'ai appris ceci au moins de la philosophie que rien, jamais, ne nous assure jamais de la réalité de nos perceptions, que nous ne sortons jamais de nous-mêmes, ni de nos sens, ni de notre intellection, encore moins de l'espace étroit de notre langage - de ne jamais le pouvoir tant nous sommes prisonniers en forteresse infranchissable. Qui me garantira que regardant, je ne fasse pas ployer le réel à mes propres normes, formes ne serait ce que pour le percevoir. Or, dans percevoir, comme dans expérience, je déniche ce per qui dit le sas, le filtre - la crise. Je ne sais qui de moi ou de l'autre, qui de moi ou du réel, filtre ainsi l'autre ; je sais seulement qu'il n'est de regard qu'à distance ; qu'il n'est d'altérité que par écart à soi ; qu'il n'est de relation que par cette transition ou ce filtre ; par cette transaction qui nous fait mimer le décentrement. Kant avait vu les catégories c'est-à-dire le jugement ; le procès. Il avait oublié l'essentiel : s'y infiltre le chemin, l'invention, l'imagination et le rêve ; le silence et la mémoire du silence.

Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés. 2Car on vous jugera du jugement dont vous jugez, et l'on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez.…
Mt, 7,1

J'ai appris au moins ceci : de ne pouvoir sortir de moi-même, qu'au moins j'aie le soin toujours de n'en rien imposer jamais ni surtout d'en exhausser le repère. Jamais autant qu'en ces jours, je n'aurai éprouvé, moins désir que besoin de me taire ; de laisser tout ceci infuser, pénétrer ; déformer.

Mes photos, à ce titre, ne prétendent rien ; encore moins à immortaliser … je ne vise pas le beau : je ne suis pas un artiste ! et ne sais d'ailleurs ce que c'est ce drôle d'objet le Beau ! Ce qui plaît universellement sans concept disait Kant ; oh oui, voici ce qui ne se pense même pas. Non mes photos, pour moi qui sais si mal voir, qui peine souvent à regarder, sont prolongement d'yeux affaiblis comme l'outil est prolongement du bras ou de la main. Ne disent pas plus, ne révèlent rien d'autre ; se contentent d'offrir trace un peu plus lisible de ce qui autrement m'eût échappé d'avoir fui si vite mais laissent entrevoir histoires, atmosphère, vérité cachée dont on ne saura jamais si c'est nous qui les y surajoutons ou si au contraire elles s'y trouvaient déjà, nichées, à l'abri de nos indiscrétion. Non ! qu'on ne me dise pas comment je dois croquer mes photos ! je n'en fais pas profession et ne mérite pas les sentences. Elles sont là, prises moins avec art qu'avec incontrôlable intuition, pour faire litière de mes rêves, de mes espérances ; des histoires simplement que j’ai souci de raconter.

Ce rai de lumière, ici, dans l'atelier du potier m'en aura sans doute plus suggéré sur l'homme, son métier et la nostalgie qu'il porte d'une tradition dont il se sait sans doute l'un des ultimes surgeons. Atelier en sous-sol, on aimerait presque écrire en souterrain : à la fois pour autoriser le travail de l'argile, la conservation des poteries réalisées, mais pourquoi ne pas le dire, se ménager atelier à température supportable.

Tout ici semble de guingois et prêt à s'effondrer et les étais eux-mêmes épuisés de supporter un sol qui menace de tout engouffrer menacent eux aussi de rompre ...

Pourtant, victorieuse d'on ne sait quel boyau oublié, rescapée d'on n'imagine quelle sinuosité, cette lumière tendue comme un avenir, raide comme une promesse qui dessine au sol un point, puis deux, puis trois offrant ainsi à la terre cette union antique avec le ciel dont nul n'ignore, nulle part, qu'elle est promesse d'être.

Combien d'histoires pourrais-je raconter sur cette rescapée des ténèbres ! combien de mythes à seulement éveiller qui collent au rayon comme l'imaginaire au réel.

Oui, c'est ceci ; tout juste ; très exactement que je cherche à dire, à proclamer comme s'il s'agissait d'un mot de passe verrouillant l'entrée de la caverne. Combien en aurai-je rêvé de cet anachorète, dos voûté sur quelque grimoire poussiéreux, qu'éclairait à peine un cierge épuisé, barbu comme seuls savent l'être les sages ou les grands pénitents ; taciturne, maussade comme seuls peuvent l'être ceux qui se sont retirés du brouhaha des hommes. Je l'ai toujours vu comme un juste, un de ceux qui par ses silence et assiduité réunis parvenaient à rendre le monde sinon vivable en tout cas supportable. Voici, la vulgarité brutale de l'objet incroyablement revêt dentelle de lumière, s'orne d'imaginaire. Grâce à lui ! grâce à cette éclisse de lumière.

Ne nous y trompons pas : c'est par cet enrobage que la vérité tient au réel ; que le réel conserve pour un petit moment encore l'épaisseur de la vie. Notre imaginaire a supposé l'acte créateur initial comme un tumulte tempétueux bousculant tout sur son passage, écartant les ombres invinciblement ou comme un vacarme assourdissant déchirant subitement le silence des éternités. Sans doute, venu de nulle part, mais pourquoi pas d'un dieu, presque sans bruit et sans signe avant-coureur, oui, sûrement, avec cette modestie qui épargne à la grâce toute pesanteur qui l'entraverait ou, pire encore, l'enlaidirait, l'acte suprême - celui qui d'un doigt fixe la direction ou anime - ressemble-t-il à ce filet de lumière qui par sa fragilité feinte est hommage à l'effort ; par son invincibilité signe l'être en sa majesté comme en sa promesse.

Jamais de lumière sans ombre, nous le savons tous. Ici, de manière presque miraculeuse, le juste équilibre d'une ombre qui ne dévore pas tout espoir ; d'une lumière qui n'écrase rien. Elles s'épousent l'une l'autre avec un doigté remarquable qui autorisera ici l'art même du potier.

Eus-je tort d'y voir ceci ? Qui aurait l'outrecuidance de le prétendre ? la cuistrerie de barrer l'accès à mes propres sensations ? Je sais, et je crois l'avoir su toujours, que quelque pas que l'on avance, quelque ligne que l'on écrive ou quelque métier que l'on exerce, non seulement ils n'inventent rien, n'innovent jamais et parviennent au mieux à répéter ce qui toujours ponctue le temps ; mais surtout n'y réussissent qu'à condition de tremper leur vigueur au plus intime. Il n'est pas d'autre chemin ; ni d'autre cime qui vaille.

Me lassent comme jamais, et m'inquiètent toujours plus ceux qui sempiternellement savent et s'empressent de leçon donner. Il n'est pas, dans les rais de l'être, de recettes pour ainsi fuser si droit et ne rien détruire pourtant ! la lumière elle-même hésite entre corpuscule et onde : elle fait bien.

Qu'y puis-je si, en ce potier, narrant ses prochaines réalisations, ou regrettant de n'avoir aucun jeune à qui transmettre son art, je vois plutôt la perpétuation d'un geste métaphysique plutôt que l'ultime réquisit d'un artisanat en voie de disparition ?

Que regardons-nous ? que voyons-nous ? nous qui promenons nos yeux avec la paresse de nos certitude et la précision vengeresse de nos outils ? En réalité nous ne parvenons jamais qu'à recouvrir êtres et choses, d'histoires - les nôtres, celles de notre culture, ou bien des récits plus anciens encore dont les grecs n'eurent pas tort les nommant mythes, de les supposer si anciens que sans doute ils furent racontés d'abord par les dieux.

Je veux de ce que je parviens encore à entendre et voir, ne retenir que la part d'enchantement qui m'élève ; non pas oublier mais enrober la rugosité de l'objet qui me blesse de cette couche de rêve, d'imaginaire ou d'inquiétude qui nous le rend désirable. Je ne puis l'oublier : jamais la raison n'aura fait agir quiconque.

Le réel ne s'éploie que les yeux clos ! Les miens se referment lentement …

Ne jamais laisser personne persifler son imaginaire