Bloc-Notes 2017
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Immaculé …

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C et D

          E                                          

 

Je sais d'aucuns être fascinés par ces espaces immaculés où l'homme paraît n'avoir jamais posé ses pas. Je n'en suis pas.

Ce m'est revenu à l'occasion de la ballade d'hier.

Oui bien sûr ces grandes étendues neigeuses ; oui, sans doute ces incroyables dunes ; oui des paysages lunaires à vous couper le souffle. Mais pourquoi donc cette étrange réticence ?

Je pourrai théoriser, bien sûr - l'envie ne m'en manque jamais - et rappeler combien ces espaces vierges sont presque toujours des promesses de conquête à moins que de colonisations impossibles - souvent agaçantes pour ceci et que l'on réduit à des prétextes esthétiques, faute de mieux ! Est-ce cela ?

En réalité, la trace plutôt, qui me vient de très loin, d'une angoisse enfantine. Quel âge avais-je ? Je ne sais - entre six et huit ans, sans doute - je me réveillai en sueur et tremblant ; n'ai ni crié ni hurlé faute de quoi j'eusse réveillé toute la maisonnée qui s'en serait souvenu ; n'ai rien confié et gardé cela pour moi, par honte du ridicule peut-être, ou crainte de déranger.

De quoi avais-je rêvé ? Oh de rien de bien particulier ! de rien justement ! J'étais en hauteur, un peu comme si je volais, et, au dessus de la ville que j'habitais alors, je pouvais percevoir toutes les rues, les maisons, pénétrer dans les chambres … Une figure du pouvoir absolu pourrait-on croire ; mais bien au contraire ! J'avais beau scruter attentivement, plonger mon regard dans tous les recoins possibles, fouiller dans les caves autant que les greniers : rien ! ce qui ne serait pas grave ! PERSONNE !

Cette angoisse qu'enfant j'avais été incapable de nommer, j'en perçois encore les ultimes échos. J'avais devant moi un monde que n'habitait personne ! Plus personne ! C'est peu de dire que ceci ne me fascina pas.

Mais ce qui me fit alors peur, je ne voudrais pas le réinterpréter rétrospectivement. Peur de la solitude ? de me retrouver subitement sans frère, sans parents, seul non pas même à errer dans un monde vidé, mais le survoler ? ou bien peur du néant . Je n'avais pas de mot pour comprendre ce qu'on nommera angoisse existentielle et aurais quelque cuistrerie à prétendre que c'en fût même si m'amuse qu'angoisse - qui signifie d'abord rétrécissement - se provoque devant l'ouverture éclaté de l'infini fût-il du néant ! D'où me vient mon goût immodéré pour la philosophie, la métaphysique, et, de plus en plus en vieillissant, pour ces questions ridicules qui font justement ironiser le commun ? De ce type d'expérience engoncée dans mon amnésie infantile ? Un peu, peut-être, même si je dois reconnaître que je fus un enfant plutôt craintif, et d'abord de tout ce qui dépassait les bornes, violait la mesure : espaces gigantesques, vacarmes tonitruants mais aussi silence trop pesant, ou passage trop exigu …

Je venais en tout cas, sans le savoir, de découvrir le

Un homme dans un cachot, ne sachant si son arrêt de mort est donné, n'ayant plus qu'une heure pour l'apprendre, cette heure suffisant, s'il sait qu'il est donné, pour le faire révoquer, il est contre nature qu'il emploie cette heure-là, non à s'informer si l’arrêt est donné, mais à jouer au piquet. Ainsi il est surnaturel que l'homme, etc. C'est un appesantissement de la main de Dieu
Ainsi non seulement le zèle de ceux qui le cherchent prouve Dieu, mais l'aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas
Pascal, Pensées, B 200

Pascal y voit une preuve de Dieu ! mais où ce diable d'homme ne la verrait-il pas ? j'y verrais plutôt l'une des interprétations possibles du l'homme est la mesure de toute chose du Protagoras. Combien faute d'une conscience pour le percevoir, il importait peu qu'il y ait de l'être ou non ; qu'être et néant s'équivalaient dans cette absence de conscience. Autrement dit, en parfait idéaliste que je n'étais pas, voici que je doutais que le monde existât ; qu'il y eût hors de ma perception et de ma pensée, une réalité qui subsistât et lui fût totalement étrangère. Je n'avais évidemment pas de mots pour le dire, mais voici qui ressemble outrageusement au solipsisme. L'histoire raconte assez bien comment Descartes se sort du doute et combien il lui faut, de méthode mais de volonté surtout, pour ne pas se perdre ; je n'oublie pourtant pas ce que lui aussi, perçoit : que le monde nous est donné d'égale manière, dans le rêve et l'état diurne. Et si, bigre, nous n'étions que les - piètres - personnages, - détestables - acteurs d'un bien mauvais rêve ; d'une épouvantable pièce de théâtre ?

Absurde, oui ; infantile ? peut-être ! mais après tout, poussé au doute en ce qu'il peut avoir de plus radical, n'est ce pas ce qu'un Pyrrhon envisageât ? Que la distinction entre être et apparence, être et néant fût elle même fallacieuse ?

A bien regarder ce que disent Hegel, Marx, mais tellement d'autres finalement, les traces que nous laissons dans le monde ne sont que des preuves que nous nous donnons, cherchons surtout à nous donner, certes de notre puissance mais d'abord de notre existence. Que notre rapport au monde fût dialectique, ceci nous le savons bien, mais cela signifie qu'en fait de nature brute, pure et nette, il n'y eut jamais ; il n'y a plus ni n'existera plus jamais. A comprendre, depuis, combien habiter le monde, revient ainsi pour nous à le souiller, on devine que la fascination éprouvée risque bien d'être trouble. Celui qui le premier pose ses traces, clôture un champ, dit c'est à moi, celui-là ne fait pas qu'inventer la propriété, l'ordre social, celui-ci à sa manière se prend pour Dieu, ou usurpe sa place. C'est bien pour cette raison que dans tout politique, il y a un prêtre qui ne demande qu'à commander et imposer ; c'est peut-être pour cette raison que dans tout amateur de grands massifs alpins, en tout adepte de hautes cimes, se tapit un tyran, un dictateur. Gide l'avait vu : il avait raison.

Qui ne se souvient de ces traces, comme si ce fût la plus grande victoire de l'humanité et, après tout, ce le fut peut-être parce que celle-ci au moins ne fit pas de morts. Celui-là, il en était sûr, aura été le premier à laisser ainsi sa trace et quand même ce fut ici résultat d'une œuvre commune, néanmoins c'est son nom, sa trace que l'histoire retiendra.

J'aimerais pouvoir pourfendre en celui-ci le grand coupable de toutes les violences humaines et dire de lui, comme le fit Rousseau que ce n'était qu'un imposteur mais qu'il est surtout le père de toutes les misères humaines - ce qu'un Marx avalisera qui voudra l'abolition de la propriété privée comme condition préalable essentielle d'une société plus juste.

«Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez- 5 vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! »
Rousseau, Second discours

Mais je crains bien - et l'histoire dans son infinie patience nous en donne des signes répétés, péremptoires et désespérants - je crains, oui, que les zélateurs de pureté, les idolâtres d'immaculé, les contempteurs de souillure et les laudateurs de virginité ne soient pires encore. Si les premiers se prennent pour Dieu en voulant forger un monde qui eût un sens humain, les seconds s'érigent en prophètes, et, parlant à sa place, l'escamote bien vite, bien plus efficacement que s'ils avaient été déicides.

Alors oui, je puis bien regarder cette terre comme s'il se fût agi d'un Paradis Perdu mais de quelle culpabilité ne nous afflige-t-on pas, que rien ne vient racheter vraiment, pour mériter de l'avoir ainsi perdu ? Quel ange, dans la pénombre des temps si anciens qu'on les croit légendaires, aura à ce point désobéi quel Prométhée aura ainsi si présomptueusement fomenté l'idée de pouvoir berner Dieu, qu'il devienne désormais impossible de seulement imaginer que dieux et hommes vécussent encore ensemble.

Comme si le doigt pointé impuissant désormais d'être encore créateur mais seulement vengeur ; ou que la piété invariablement quittât les rives de l'humilité et de la contemplation pour se muer en arme massive de destruction.

le principe du mal réside dans la tension de la volonté, dans l'inaptitude au quié­tisme, dans la mégalomanie prométhéenne d'une race qui crève d'idéal, qui éclate sous ses convictions et qui, pour s'être complue à bafouer le doute et la paresse, - vices plus nobles que toutes ses vertus - s'est engagée dans une voie de perdition, dans l'histoire, dans ce mélange indécent de banalité et d'apocalypse... Les certi­tudes y abondent : supprimez-les, supprimez surtout leurs consé­quences : vous reconstituez le paradis.

Cioran avait raison qui prétendait que nul n'y échappait sauf peut-être les sceptiques, les fainéants ou les esthètes ! J'ai sans doute de l'estime pour tous ceux qui désirent préserver leur espace de toute souillure et sans ont-ils raison chaque fois qu'ils tenteront d'en réduire la marque et l'empesage. Mais cruellement tort chaque fois qu'ils espéreront en supprimer toute possibilité. J'ignore si c'est pour son plus grand malheur, mais l'homme n'est homme qu'en étant négateur, prédateur ; je ne sais si le récit de la Genèse est celui d'un péché héréditaire ; je sais juste ce qu'il y a d'héréditaire dans le choix qu'il lui faut sans cesse reconduire, au risque, de génération en génération, de se tromper, d'errer et de se nier : c'est affaire ici de manducation. Fruits ou animaux, l'homme ingère, digère, assimile - écoutons le mot : rend identique à lui - se soumet le monde. Tragédie, peut-être ; destin sans doute, cet être-là ne subsiste que de détruire et tuer ; à charge pour lui de ne le faire qu'à la juste mesure de la nécessité.

Mais l'histoire fait le partage entre ce qui se détruit et qui le détruit. Il faudrait être niais pour oublier combien la nature peut sécréter, elle aussi, de massacres - que l'on nomme ceci chaîne alimentaire n'y change rien - la philosophie a fait depuis longtemps justice de ce faux couple antinomique nature/culture.

Il n'est point de paradis perdu ! Et ceci s'entend doublement : ce paradis sait à l'occasion revêtir toutes les apparences de l'enfer. De ne l'avoir jamais connu, nous ne saurions le perdre jamais. Au reste, il nous perd au moins autant que nous ne le perdrions. Point n'est besoin d'imaginer une quelconque révolte des anges non plus qu'exciper d'une malignité des hommes. Il suffit peut-être de se souvenir de ce qu'Anaximandre suggérait : vivre est déjà injuste ce qui justifie cette nécessité qui nous fait peut-être vivre mais surtout disparaître. Sophocle ne dira pas autre chose qui caractérise le fond grec du tragique : assurément vaudrait-il ne pas être né ; mais qu'au moins on meure le plus tôt possible.

C'est à ceci, plutôt qu'à la beauté immaculée, que me fit songer cette bande de terre où me claqua comme une gifle d'être de trop, d'être intrus. Bien sûr je n'étais pas seul ; certes cette jeunesse ivre de bonne volonté qui se dévoua si promptement à vider l'îlot de tous ces détritus que la négligence et le hasard auront portés là ; mais décidément cette théorie de parasols avait quelque chose de profondément inélégant et injuriait même discrètement le silence maussade des lieux.

Alors oui ce cauchemar d'enfance : parce que, du vide absolu à cette cohorte dépareillée ; du néant à la pesante tentation d'être, de l'inexorable dégradation à l'éclosion entêtée il n'est peut-être pas si grande différence qu'on imagine parce que la vie est autant enthousiasmante que blessante, la mort autant terrifiante que libératrice. Qu'il est des espaces où l'ambivalence de l'être éclate.

Ce ne fut pas d'être immaculé que ce lieu me dérangea. Mais d'être l'intégrale de nos paradoxes.

 


Lorsqu'on se refuse à admettre le caractère interchangeable des idées, le sang coule... Sous les résolutions fermes se dresse un poignard ; les yeux enflammés présagent le meurtre. Jamais esprit hésitant, atteint d'hamlétisme, ne fut pernicieux : le principe du mal réside dans la tension de la volonté, dans l'inaptitude au quié­tisme, dans la mégalomanie prométhéenne d'une race qui crève d'idéal, qui éclate sous ses convictions et qui, pour s'être complue à bafouer le doute et la paresse, - vices plus nobles que toutes ses vertus - s'est engagée dans une voie de perdition, dans l'histoire, dans ce mélange indécent de banalité et d'apocalypse... Les certi­tudes y abondent : supprimez-les, supprimez surtout leurs consé­ quences : vous reconstituez le paradis. Qu'est-ce que la Chute sinon la poursuite d'une vérité et l'assurance de l'avoir trouvée, la passion pour un dogme, l'établissement dans un dogme ? Le fanatisme en résulte, - tare capitale qui donne à l'homme le goût de l'efficacité, de la prophétie, de la terreur, - lèpre lyrique par laquelle il contamine les âmes, les soumet, les broie ou les exalte... N'y échappent que les sceptiques (ou les fainéants et les esthètes), parce qu'ils ne proposent rien, parce que -vrais bienfaiteurs de l'humanité - ils en détruisent les partis pris et en analysent le délire. Je me sens plus en sûreté auprès d'un Pyrrhon que d'un saint Paul, pour la raison qu'une sagesse à boutades est plus douce qu'une sainteté déchaînée.


Cioran