Intrusions

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Parce qu'on ne déplace jamais innocemment où l'on court toujours le risque sinon d'être dérangé - ce qui n'est pas bien grave - en tout cas celui d'importuner - ce qui l'est beaucoup plus.

Fin de partie ; retour à Paris ! avec un sentiment mitigé ; décidément.

S'il m'est arrivé autrefois, par forfanterie comme par sottise, d'exciper de l'inutilité des voyages arguant qu'on en verrait et apprendrait toujours plus dans les livres voire les photos que dans l'étroitesse de vue de nos sensibilités invalides et rationalités étriquées ! Oh je sais le trait était un peu forcé et camouflait assez mal mes propre paresse et éventuelles impossibilités … pour autant il serait bien candide de prétendre que, s'être simplement déplacé suffirait à vous rendre lucide ou plus sage.

Je plaide coupable mais ne veux pas me payer de mots : où l'aventure ? où la rencontre de l'autre ? de la différence ? de l'insolite … quand il n'est question que de faire le vide, que de cette vacuité dont se regorge le touriste ? que de consommer lieux ou rencontres ? Mais le touriste n'est obsédé que de lui-même, de son confort, de ses menus plaisirs, de ses amples vanités. Il n'a soin des lieux que pour les souvenirs qu'il en gardera - peut-être - pour les photos qu'il prendra sans toujours trop savoir qu'en faire une fois rentré - de préférence, en tout cas avec lui devant, ou sa famille au moins - signe peut-être, au travers ces selfies qui sont devenue monnaie courante de cet égocentrisme peut soucieux d'une altérité quelconque.

On m'avait promis un choc ! Pourquoi donc ? Pour cette chaleur à quoi lentement il faut s'habituer ce qui demeure possible à coup de plage ?

Pour ces paysages arides ?

Oui, certes, dès l'arrivée, ces couleurs sable que l'on repère dès le survol et que l'on retrouvera partout. Ce jaune sable, presque sale qui colle au point de même pouvoir ternir la mer, qui n'a rien du jaune doré des dunes magnifiques du désert - telles que les photos me les donnent à imaginer - mais tout de l'effort qui s'épuise, ou de la trace qui se perd. Oui, je l'avoue, rien ne m'est plus éloigné que ces espaces arides ou, pire, encore, désertés. Me font-ils peur ? non pas vraiment mais me dérangent pour leurs encombrants défis.

Comment n'y pas souffrir l'antique entêtement qui s'acharne à creuser terre à ensemencer ? Jamais plus qu'en ces lieux, je ne ressentis cette cruelle évidence - qui pourtant ne m'est pas familière et ne l'est pas plus pour nos proches tant en risquant de le devenir bientôt : notre présence au monde n'a strictement rien d'un axiome ! Si nos climats tempérés nous ont plutôt fait croire que l'effort fût à entreprendre plutôt d'entre nous mais que la terre fût néanmoins généreuse, ici, comme brûlure, claque l'éternité des sueurs, la profondeur des épuisements pourtant vite oubliés, vite effacés. Car le sable, efface, jusqu'au souvenir de nos pas.

 

 

Supposez un printemps perpétuel sur la terre ; supposez partout de l'eau, du bétail, des pâturages : supposez les hommes sortant des mains de la nature une fois dispersés parmi tout cela : je n'imagine pas comment ils auraient jamais renoncé à leur liberté primitive et quitté la vie naturelle, pour s'imposer sans nécessité l'esclavage, les travaux, les misères inséparables de l'état social. Celui qui voulut que l'homme fût sociable toucha du doigt l'axe du globe et l'inclina sur l'axe de l'univers. A ce léger mouvement, je vois changer la face de la terre et décider la vocation du genre humain : j'entends au loin les cris de joie d'une multitude insensée ; je vois édifier les palais et les villes ; je vois naître les arts, les lois, le commerce ; je vois les peuples se former, s'étendre, se dissoudre, se succéder comme les flots de la mer ; je vois les hommes, rassemblés sur quelques points de leur demeure pour s'y dévorer mutuellement, faire un affreux désert du reste du monde, digne monument de l'union sociale et de l'utilité des arts.
Rousseau

Rousseau l'avait entrevu : notre socialité, nos villes, monuments et bâtisses ne sont que le résultat d'une nature trop chiche que nous ne sûmes dominer qu'en nous alliant - quitte à déplacer ailleurs, entre nous, nos heurts et différends.

Ici, en cet endroit précis, où rien n'était à voir mais où tout était délaissé déjà, éclatait la terrible sentence : l'effort était vain ! l'a toujours été ; le restera.

Un effort doublement cerné ; toujours vaincu ; jamais tout-à-fait éteint pourtant.

Me revient en mémoire ce texte de Prévert dit par Reggiani : cruelle litanie d'une classe ouvrière sempiternellement exploitée, écartelée entre le macabre refrain de ses défaites et une espérance qui ne veut pourtant pas s'éteindre. Sommet sans doute de nos errances comme de nos illusions : ces années 30, en France notamment, coincées entre deux guerres, minées par le chômage et la misère, furent pourtant en même temps celles des joies d'un Front Populaire qui parvint, même fugacement, à raviver la flamme.

Personne n'oubliera ces images, de la joie arrachée aux misères : elles viennent de trop profondes rêveries pour ne pas s'ériger en emblèmes ; elles sont tellement tristes de bientôt devoir se fracasser contre la haine apocalyptique. Elles sont trompeuses, pourtant ; ou, au moins, révélatrices de notre myopie. Et ceci deux fois.

Elles ont prolongé l'idée, fausse en soi, qu'il eût suffi de bonne volonté de raison et d'une sage démocratie pour que s'estompent les injustices et se renoue le dialogue. Pourtant, pas loin, déjà, les rugissements rauques de l'horreur morbide.

Mais elles nous font oublier que la première lutte, perpétuelle, jamais vraiment gagnée mais jamais tout-à-fait perdue non plus, demeure celle que nous menons contre la nature - celle-ci même que nous refusons, à qui nous dénions le droit de nous compter si avaricieusement les moyens de notre survie, celle que nous transformons, certes, mais que nous détruisons sans que de longtemps elle n'en gémisse avant de regimber au point de désormais nous menacer à nouveau ; celle avec qui nous ne savons entretenir de relations que destructrices, dominatrices et si souvent dégradantes oublieux que nous sommes que, nous fils indignes, si peu soucieux, si stupidement imbus de nos illusoires puissances, en sommes si aisément expulsés ! que la vie, pour possible qu'elle soit, presque partout, n'en demeure pas moins improbable et fragile.

Il en va ici, un peu comme avec la métaphore de la bouteille à moitié vide : je puis m'enthousiasmer devant les trésors d'ingéniosité concentrés ici pour faire vivre ici et travailler, et se réjouir et se plaindre, et s'aimer et se disputer sans doute en même temps familles, amis ou simples voisins ; mais à l'inverse ne parviens pas à ne pas m'attrister devant ces traces si rapidement effacées, enfouies comme si de résonance des siècles enfuis, il n'en était plus de loin en loin que murmure inaudible … si vite inaudible ; ou bien que nos mains écorchées eussent en vain gratté la terre tant nos puits creusés, nos maisons échafaudées, nos œuvres peintes ou gravées vite disparussent tels nos pas hâtivement recouverts de sable ; comme si de nous rien ne devait subsister ou que nous n'eussions pas même existé ; jamais.

Oui, décidément, si choc il y eut, il tint non tant dans la différence que dans cette vacuité paradoxale … si vulgairement contradictoire. Moins dans le désert que dans le déserté ; moins dans la vacuité que dans l'évidé.

La terrible vanité de nos existence si fragiles. Et cette horrible certitude que si quelque chose de nous devait jamais subsister, si quelque chose de nos agissement pouvait avoir quelque effet, il résiderait plutôt dans la nuisance délétère ; dans la destruction inéluctable. La planète se remet si mal de nos affairements.

Sans doute avons-nous perdu en Europe ces soixante dernières années les sensations d'une vie plus tragique qu'il ne nous paraît ; d'une vie trop généreuse même si toujours exigeante de luttes et d'objectifs ; sans doute, de ne m'être jamais heurté à rien d'autre que moi-même ai-je pu croire que j'aurais été à la fois mon obstacle et mon seul promontoire, oublieux des terres qui me soutinrent et m'interdirent de m'abîmer, des lacs qui m'empêchèrent de m'altérer. Je sais demain tonitruer qui nous jettera dans les ressacs de nos invraisemblables vanités et ne m'habitue pas à ce destin qui nous est fait d'invariablement enlaidir le monde. Il m'arrive de songer que parler revient encore à en rajouter au vacarme ambiant mais que se taire fût une faute impardonnable ; qu'il n'est pas une de nos actions qui n'anticipent le cataclysme mais que se réfugier dans le cloître de quelque prière fût une lâcheté pitoyable.

Voici première leçon qui vaut ce qu'elle peut ; qui souligne combien toute existence est intrusion souvent inutile ; aisément vulgaire ; systématiquement désastreuse. Ne pas être serait sans doute préférable ; alors, au moins, de ses ridicules ratiocinations et maladroites manœuvres, tenter de ne pas empeser le monde plus qu'il n'est supportable.

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