En route pour Médénine

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C et D

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8h, gare routière. Le bus se fait attendre. Il le pouvait sans conteste : arrivé à 9h, il se révélera déjà plein ! La solution de repli ? Le louage, partage d'un taxi à plusieurs… et nous voici partis via la voie romaine qui est l'un des deux points d'accès - avec les bacs - de l'île au continent. La route est plus longue par ici que par là mais elle offre à voir, d'abord, e long des côtes, de superbes oliveraies, aux arbres étonnamment alignés et à la terre visiblement entretenue avec d'autant plus de soin que la sécheresse rend ici tout fragile - arbres, terre comme hommes - puis, de plus en plus des espaces quasi vides, des terres de ce jaune sable que ne vient ponctuer presque aucune verdure - pas même palote - mais de temps en temps quelque agglomération.

Puis Médenine, grosse ville, siège du gouvernorat du même nom dont l’île de Djerba dépend, elle compte plus de 70 000 habitants. Ce me reste toujours une surprise que de voir ainsi grossir de grands centres urbains au milieu de ce qui me semble nulle part mais qui doit pourtant avoir un sens - des oueds, quelque oasis, un carrefour de routes ? - mais d'autant plus surprenant que dans de tel cas, la chaleur écrase et que vient s'y ajouter celle de la ville, étouffée de bruits, de vapeur d'essence.

Du côté du centre, marché, gare routière mais aussi centre artisanal et ce qu'il reste de ces ksour que la sottise, la négligence ou l'entêtement auront bien voulu épargner. Autour d'eux, les marchands qui s'en servent donc de boutiques, d'atelier ou de lieu de stockage. Et la visite du musée que la bienveillance de notre hôte avait organisée et qui nous fut occasion de bien intéressantes explications.

Il y a, dans cette organisation des différents espaces, mais aussi dans ces surfaces lisses à la teinte discrète, quelque chose d'à la fois plutôt rustique et superbement raffiné, qui donne la sensation de pénétrer le temps jusqu'en des recoins presque oubliés et pourtant d'y déceler un art de vivre finement ajusté à des conditions de vie difficiles où l'ingéniosité le dispute au goût le plus sûr. Je souris me regardant écrire ceci : de vieilles images et très anciennes leçons se télescopent ici.

Un instituteur, ancienne manière, a bien du, par ses récits rudimentaires pouvoir associer en mon esprit, grotte, roche, caverne et pré-histoire et donc presque encore barbarie … On ne dira jamais assez les traces de ces leçons, qui se résumaient à la fin, en une seule phrase qu'il faudrait bien réciter le lendemain si le malheur voulait que l'on fût interrogé. Un peu de sagesse et de philosophie - si peu - recul et prudence - pas mal, oui mais jamais assez, non vraiment - m'ont éclairé sur l'inanité naïves de ces enseignements d'autrefois. Mais je sais que ni une dose sévère d'anthropologie, ni plus même le remède de cheval qu'était supposé administrer l'ethnologie structurale ne nous épargneront totalement les rechutes d'ethnocentrisme, ni même notre endémique nombrilisme ; mais surtout n'effaceront les rémanences ultimes de ces leçons d'enfance qui baignent nos paysages les plus intimes. L'homme est la mesure de toutes choses, mais pas nécessairement au sens où l'entendait Protagoras. Même si je dois paraître sot de le répéter encore et toujours, il est peu de désarroi que cette évidence quand elle vous claque pour la première fois à la figure : on ne peut sortir de soi, ni de sa pensée ni de ses sensations, pour vérifier la validité de nos représentations. Ni plus sortir de soi que rentrer dans l'objet ; pénétrer dans la résistance dure de ce qui le constitue comme objet. Bref, nous voici condamnés à nous répéter ; sempiternellement : à tout regarder d'après nous-mêmes ; à tout juger d'après nos propres canons ; à tout ressentir d'après nos propres a priori et tout penser d'après nos propres catégories- c'est en tout cas ce que montre Kant. Il en va jusqu'à nos mots - notre propre langue - qui tournent en rond dans un incroyablement efficace cercle vicieux, eux qui ne se définissent qu’entre eux par itération, analogie ou approximation. Comme si toute connaissance ne procédait qu'en rabattant l'inconnu sur le déjà connu. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Je puis prendre la posture de l’éthologue et relever, en les notant scrupuleusement, tous les aspects de comportements, mœurs, pensée ou croyances ; ou bien, au contraire, - mais l'idéal aurait été que ce fût en complément - adopter celle du philosophe et mettre plutôt en évidence ce qui en tout ceci serait universel… qu'importe au fond parce que dans les deux cas c'est ce moi où je suis enfermé et enferré, ce moi au-delà de qui est le tout mais ne se pense rien, ce moi qui demeure l'horizon bouché, ou l'impasse comme on voudra.

Connaître, c'est "s'éclater vers"; s'arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n'est pas soi, là-bas, près de l'arbre et cependant hors de lui, car il m'échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu'il ne se peut diluer en moi : hors de lui, hors de moi.
Sartre

La conscience se voudrait fuite quelque chose comme un s'éclater vers l'objet - c'est d'ailleurs l'expression même qu'utilise Sartre. : elle demeure pourtant une des nombreuses variantes de l'enfermement. Et si la prudence, mais la rigueur de la preuve ou de la démonstration, la précision de l'observation, peuvent assurément nous prémunir contre certains de nos démons, aucun de ces atouts, aucun de ces efforts, rien de ces outils ou même de notre bonne volonté, ne nous assurera jamais de n'être pas tombé dans le piège si séduisant de notre propre centralité.

Vanité des vanités, dit l'Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité.
Quel avantage revient-il à l'homme de toute la peine qu'il se donne sous le soleil?
Une génération s'en va, une autre vient, et la terre subsiste toujours.
Le soleil se lève, le soleil se couche; il soupire après le lieu d'où il se lève de nouveau.
Le vent se dirige vers le midi, tourne vers le nord; puis il tourne encore, et reprend les mêmes circuits.
Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n'est point remplie; ils continuent à aller vers le lieu où ils se dirigent.
Toutes choses sont en travail au delà de ce qu'on peut dire; l'oeil ne se rassasie pas de voir, et l'oreille ne se lasse pas d'entendre.
Ce qui a été, c'est ce qui sera, et ce qui s'est fait, c'est ce qui se fera, il n'y a rien de nouveau sous le soleil.
S'il est une chose dont on dise: Vois ceci, c'est nouveau! cette chose existait déjà dans les siècles qui nous ont précédés.
On ne se souvient pas de ce qui est ancien; et ce qui arrivera dans la suite ne laissera pas de souvenir chez ceux qui vivront plus tard.
Ecc, 1,2-12

Il n'est, décidément, rien d'universel ; excepté peut-être le désir de s'y ériger ; l'ignoble prétention d'y être parvenu. Je souris de cette religion qui se veut catholique : vanité des vanités, il n'est en réalité que Dieu qui soit universel et parle d'universel. Toute religion de ce point de vue est vaine … mais d'abord blasphématoire. Qui parle, ou écrit, ne devrait jamais oublier de qui il usurpe la place, le sens, la parole … Qui parle ou écrit … devrait sans doute se taire. Mais j'aime trop jusqu'à l'ironie d'un Socrate qui, certes, avoue qu'il ne sait qu'une seule chose, c'est de ne rien savoir, mais qui prend tellement de temps, monopolise tellement la place des conversations pour le faire que c'en déduit, avec émotion mais humour aussi, les si sablonneuses fondations de la pensée.

La vanité d'écrire qui est aussi celle de supposer que quiconque d'autre puisse en tirer quelque miel. Vanité ! encore !

Alors, oui, je l'avoue, là, en regardant ces édifices, qui pour certains ne sont pas si anciens, j'ai été surpris, non par la beauté de la chose - j'ai juste assez de culture, de patience et de patience pour savoir accueillir le beau quand il daigne se présenter - non plus par la fonctionnalité - pourquoi l'eussé-je été ? - mais simplement par l'altérité qui, ce matin-là, me parut entière.

Certes, cette altérité était toute relative, puisqu'elle se définissait par rapport à moi et mon pauvre petit univers mais au moins se pointait-elle avec suffisamment de netteté pour élargir, un petit peu mais avec grande joie, cet univers cloisonné.

C'est déjà cela, non ?

Après le musée, visite au Centre artisanal, tout neuf, non encore suffisamment occupé et c'est dommage, mais où la rencontre fut joyeuse d'une charmante jeune femme, enthousiaste de nous présenter ses créations, de nous parler de ses projets, de ses ambitions. Trois jeunes femmes, réunies ce jour là dans cet atelier, où l'on devinait à la fois la fierté de participer à une œuvre qu'on s'était définie préalablement, le manifeste bon goût dans le choix des motifs même si, évidemment, il importe d'abord de proposer à la clientèle visée, ce qui peut lui plaire et qu'elle est susceptible de désirer. Une clientèle d'abord moyenne gamme nous dit-on ! soit il faut bien commencer ! mais une clientèle plutôt haut de gamme qu'on voudrait bientôt pouvoir atteindre.

Je comprends bien le projet - il a sa logique économique ! mais quoi ? les pauvres ne méritent pas de s'habiller correctement ? sont-ils condamnés au médiocre, au laid ? Sans doute est-ce moi qui joue un mauvais refrain, ou pire encore, une litanie trop facile et démagogique … peut-être. Mais je retrouve ici la même propension que celle de mes étudiants qui dans leurs projets de création - qui je sont pourtant que des simulations - n'imaginent jamais de cibler autre chose qu'une clientèle aisée, haut de gamme etc.

J'aime en tout cas assez ce constant télescopage entre artisanat - qui évidemment se veut traditionnel - et mode de communication - Internet, Facebook surtout - qui s'est très vite emparé de ce que la modernité aura offert.

Voici d'ailleurs qui est constant ici, dans les rues comme sur les plages : des habits traditionnels pour les femmes ; des voiles évidemment pour nombre d'entre elles, des burkinis sur les plages, des femmes se baignant couvertes, tout habillées, souvent mais à côté de cela ordinateurs, téléphones portables etc …

Preuve s'il en est que l'outil ne fait pas tout ; qu'une mutation sociale, qu'une révolution peut sans doute, à l'occasion, s'en nourrir ; certainement pas s'y résumer. Rien de ce que nous nommons Renaissance n'eût été possible sans l'imprimerie mais cette dernière n'aurait jamais pu enfanter seule tout ce qui, des arts, des sciences, des techniques nouvelles, des échanges commerciaux et financiers, des religions étaient en train de changer. Ce que nous n'arrivons même pas à définir - après l'avoir nommé post-modernité, ère post-industrielle puis défini à partir d'une de ses caractéristiques, la mondialisation - n'aura évidemment pas été possible dans l'ordinateur puis Internet … il n'empêche qu'il fallut bien aussi des consciences promptes à définir des ambitions à la hauteur de ces nouveaux moyens, des projets prêts à utiliser ces outils ; des rêves empressés de les dépasser.

Ici comme partout, comme de tout temps, modernité et traditions se côtoient, se conjuguent, se scrutent, s'épient, se méfient et pourtant s'enrichissent. Plus ou moins vite ; avec plus ou moins de bonheur. Ceci, en revanche est une question de lecture. Tant je crains que le tragique ne soit au rendez-vous ; de toute manière !

Ah, j'allais oublier : à l'entrée du Centre, un calendrier solaire à quoi notre hôte semblait particulièrement tenir pour l'avoir étudié

 

 

 

 

Et ici dans ces espaces organisés par le musée, chacune de ces ouvertures qui ouvrent vers des lieux d'exposition, présente objets, habillements, ustensiles de la vie courante comme exceptionnelle (fête, mariage) outils d'artisans (ferronniers, tisserands erc) mais aussi des lieux de vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur le retour

Nous aurons rejoint l'île par l'autre route et par les bacs. J'avoue bien aimer : il n'est qu'un bac pour illustrer combien une île est détachée, à part ; ailleurs. La voie romaine remplit le même rôle - elle réunit - mais efface la distance et, au fond, nie l'insularité. Ici, cette route qui subitement s'interrompt, ces voitures qui patientent en file : comment mieux illustrer ce que le bras de mer pourtant patiemment illustre : le continent d'un côté ; l'île de l'autre. Qui se baignent et ne se baignent pas dans le même fleuve.

J'aime les passeurs ! J'avais adoré la Servante du Passeur d'E Wiechert … Cette histoire toute simple d'un homme simple poursuivant des rêves simples - une famille, des enfants, une femme donc ; un peu d'amour quoi ! - cette histoire d'un homme d'allure si brute, si revêche, cet homme si taciturne qui cache finalement un cœur tendre et pur. On ne côtoie pas impunément les deux rives ni ne relie l'inconciliable sans à la fin, en son corps, porter les traces discordantes de l'être.

Et n'ai jamais oublié qu'à l'entrée des Enfers, pour passer le Styx qui sépare le monde des vivants de celui des morts il y a tout aussi contradictoires, d'un côté Cerbère, de l'autre Charon. Cerbère, l'horrible chien à trois têtes. Représentant chacune passé, présent ou futir ou bien encore naissance, jeunesse et vieillesse, chacune de ces têtes n'a de goût que pour les vivants : ainsi Cerbère laisse-t-il passer les morts mais empêchent-ils les âmes qui en fomenteraient le projet fou de s'enfuir des Enfers. Encore faut-il, préalablement, pour enter faire quelque offrande au passeur. Charon, quant à lui, vieillard laid, irascible, intraitable ne laissait ersonne passer qui n'eût payé son voyage et ce sera par faiblesse qu'il finira par laisser passer des vivants : Persée, Orphée, Psyché ; ce qu'il paiera d'un an d'enchaînement. Lieu inaccessible, où l'on ne se rend jamais volontiers, d'où l'on ne revient jamais, l'Enfer qui rassemble toutes nos phobies et en révèle sans doute bien plus encore que nos amours, est cet espace entouré d'eau - une île donc, fût-elle gigantesque - puisque Le Styx affluent de la haine et qui en fait le tour, le Phlégéthon rivière de flammes, l'Achéron le fleuve du chagrin, le Cocyte torrent des lamentations et le Léthé ruisseau de l'oubli, convergeaient au centre du monde souterrain vers un vaste marais.

Il est des passages douloureux - et ceux que propose Charon le sont, évidemment - mais ils le sont parce que sans retour autorisé. Le passeur, lui, fait se rejoindre les deux rives, les deux lèvres de nos blessures, les pulsions folles et ambivalentes de nos âmes. Lui fait l'aller et le retour. C'est que donc, c'est possible ! Mais à quel prix ? Oublier, ne jamais se retourner faute de quoi l'on perd tout. Mais qui, parmi nous, rêverait de partir, de voyager sans espoir de retour - à moins d'y être contraint ? C'est qu'ici encore, il n'est pas de destination sans point de départ et notre pauvre petit moi braille et brame pour qu'on ne l'efface pas, ne l'oublie pas ; ne le force pas à se taire. De quel prix, de quelle infamie, de quelles souffrances n'a-t-on pas accablé ceux qui eurent le malheur de n'avoir pas de terre ?

Il m'arrive de songer qu'il n'est qu'un voyage qui soit heureux, définitivement, parce qu'il autorise tous les retours, tous les regards en arrière - n'est-ce pas ce que dit précisément le mot respect ? - c'est celui du savoir qui se donne sans qu'on le perde ; qui se transmet sans que tout à fait l'on puisse l'oublier ; qui appelle l'autre sans jamais le nier. Et j'ai toujours aimé mon métier pour ceci : d'esquisser le parcours d'un passeur d'âmes …

L'Ecclésiaste s'est efforcé de trouver des paroles agréables; et ce qui a été écrit avec droiture, ce sont des paroles de vérité.
Les paroles des sages sont comme des aiguillons; et, rassemblées en un recueil, elles sont comme des clous plantés, données par un seul maître.
Du reste, mon fils, tire instruction de ces choses; on ne finirait pas, si l'on voulait faire un grand nombre de livres, et beaucoup d'étude est une fatigue pour le corps.
12.14

Las, même ce passage-ci menace d'être douloureux. Ce que dit l'Ecclésiaste. Même le chemin de la sagesse est trompeur ; même celui-ci est douloureux et il n'est pas certain qu'on puisse revenir jamais en arrière : ce que l'on sait, ou croit savoir, vous transforme sans qu'on y puisse grand chose. Gain ou perte ? Labeur en tout cas qui épuise autant qu'il met en joie … autant mais pas aussi souvent.

Il me reste l'idée que ce voyage vaut l'effort nonobstant … Pas de retour ? Oui et alors ? Et pourtant, si le trajet était circulaire ? et si, sans qu'on s'en rende compte nous ne faisions jamais que ce que fait le passeur : interminablement la même route ?

Une île peut-elle renoncer jamais à cet écart qui la définit ? Sûrement non. Ponts et tunnels réunissent et j'avoue avoir toujours préféré cet effort à la stupide vindicte des murs. Mais ces derniers ne séparent jamais longtemps ; mais ceux-là ne rassemblent jamais totalement ; n'uniformisent en tout cas jamais.

Je me dis parfois que l'histoire ne s'écrit jamais au centre mais plutôt sur les marges voire à l'écart. Même Rome n'était pas au centre de son Empire qui avait compris bien avant tous combien ce centre est un point imaginaire - ou abstrait - et qu'à tout prendre mieux vaut le taire ; l'enterrer. Ce centre-ci vers quoi se calculent toutes les distances, vers quoi mènent tous les chemins ne sera jamais qu'un point géométrique n'occupant nul espace. Elle était là, blanche, pure et triomphante ; mais elle passe très vite et bientôt on ne l'entendra plus. Enterrée vivante : elle eut tout juste le temps, contrainte, de donner naissance aux jumeaux ; d'être la source d'une histoire millénaire. Rhéa Silva.

 

 

 

 

Sur le chemin du retour, des oliveraies encore et puis à l'endroit d'un port romain, des falaises somptueuses