Bloc-Notes 2017
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Diner sur bitume

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Cela fait partie de ses rites, assurément : manger une brick à l'œuf chez Ishak et c'eût été grand manquement que d'y déroger. Et belle erreur ! La chose est délicieuse, grasse à souhait, goûteuse à volonté. Mais je crois bien qu'elle pèse surtout pour ces bribes d'enfance qui ne s'en veulent détacher.

Il en est toujours ainsi des rituels : chacun s'y retrouve même quand ce n'est pas le sien. Parce qu'il scande un chemin tracé, prolonge une mélopée enfouie, promet - oui c'est cela surtout - une mémoire à notre avenir.

Pour lui, c'est ceci ; pour moi, que ces bricks rappellent, ce furent ces saucisses tout juste enrobées d'un pain rond destiné moins à être mangé qu'à tenir la chose, qui se vendaient presque à chaque coin de rue et qui ont lentement disparu des paysages de mon enfance. On mangeait dans la rue autrefois mais si cela semble être encore le cas dans les rues new-yorkaises, ces petits stands ont désormais disparu hormis les marrons de la St Nicolas ou le vin chaud des marchés de Noël.

S Haffner dans son Histoire d'un Allemand, souligne que les événements politiques, même marquants, n'atteignent que très rarement et très peu la sphère privée ; qu'il y a révolution, rupture, à proprement parler événement historique quand a lieu cette irruption du global dans les replis intimes de la famille, du privé, de l'individu. Pour lui - et combien cela est-il incontestable et, au reste, universel - tel fut le cas du 30 janvier 1933. Ce qui m'intrigue c'est combien il en va de même du rite. L'âme n'y reste pas imperméable, non plus à celui-là qu'à celui-ci. Volontiers anodin en ses allures premières, redoutablement incisif pour les morsures qu'il laisse.

C'est cela qui me touche dans ces petits gestes qui, décidément, nous dépassent. On croit les respecter, par fidélité à ce qu'on imagine ses racines ou, pire encore, son identité, ou même seulement par habitude. Mais non ce n'est pas nous qui perpétuons le rituel ; ce n'est pas nous qui le faisons revivre ! c'est lui tout au contraire qui nous meut.

Les voix mouraient une à une le long du poème inachevé

Pourquoi songer maintenant aux dernières lignes du Dernier des Justes de Schwartz-Bart ? A cette phrase surtout ? Pas par morbidité ou obsession, non surtout pas ! Pour que seulement le poème jamais ne s'achève. Le rite est ce poème, et ce poème est vie ou amour de l'être, comme on voudra - religions et métaphysiques en disputeront à l'infini et ceci est bonne chose qui en constitue le contrepoint - mais cela n'a d'importance que pour qui veut l'entendre. Pour nous qui, successivement, déclinons sans rien pouvoir faire d'autre que pousser notre souffle jusqu'à l'écho, pour nous qui ne sommes en fin de compte que de maigrelettes et si fragiles notes sur l'incroyable portée d'un cantique dont nous ignorons presque tout sinon l'auteur, le rituel est ce rythme qui accomplit l'antique promesse ; qui, surtout, nous autorise à honorer la nôtre.

Le diable se niche dans les détails dit l'adage. Certes ! mais l'être aussi ! Et je ne déteste pas que les grandes luttes eschatologiques y prennent arène.

Il n'est pas si aisé de vivre ! et si, parfois, l'on parvient à exister avec pas trop d'indignités, qu'il y faut d'attachement, d'entêtement, d'arrachement, pour habiter l'être ne serait ce qu'un instant. Et je comprends soudain l'immense portée du royaume de prêtres !

Alors va pour les bricks à l'œuf ! Va, cela vaut bien mes bretzels, mon Kugelhopf ou mes Anisbredala, non ?