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C et D

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Synagogue de la Ghriba

A tout seigneur, tout honneur, il valait de commencer cette journée de visites par la synagogue. J'aime les lieux religieux, on le sait, et je ne répugne jamais à un détour pour dénicher les lointains échos d'une spiritualité perdue ou seulement discrète. Lieu curieux pourtant que celui-ci, que la légende emplit d'histoire et de traces à découvrir mais lieu évidé de toute autre tension que la rage de laisser trace. Au dehors, des vestiges de grandeur passée - cet olivier avouant combien le temps refuse de passer, ces locaux superbement entretenus mais vides désormais, initialement prévus pour accueillir pèlerins et étudiants qui ne viendront plus- et à l'intérieur, tout est là - lampes à huile et lecture psalmodiée, ex-voto en métal représentant maisons, vases et étoiles de David - pour inscrire la présence juive dans la durée. Comme si cette présence obsessionnellement réaffirmée dût se signer d'une absence cruelle. Ce lieu me parut évidé de toute présence …

Fus-je dans un de mes mauvais jours ? suis-je passé à côté d'une lueur ? Si j'ai ressenti tout ce qui ici se faisait musée des légendes diverses, des traditions et des rites ; si j'ai compris combien tout était orchestré pour faire vivre la légende de prêtres s'installant ici après la première destruction du Temple ; ou bien encore celle de cette jeune fille vivant seule dans une hutte de branchages et qui mourut, après l'incendie de celle-ci, sans que personne n'eût le courage de la secourir ; et ai deviné ce qui de puissance pouvait résonner dans la légende d'une pierre du Temple que les prêtres eussent emmenée et ensevelie ici ; ou encore souri des hantises de fécondité qu'on y orchestrait, pourquoi ce désarroi devant ce simulacre ?

Je ne connais pas de lieu sacré qui ne recèle quelque récit fastueux, légende ou miracle : pour que le réel apparaisse, il faut bien qu'il s'en cache quelque infime parcelle ; il ne saurait être de lumière sans ombre et je crois bien avoir appris de Thalès que c'est plutôt l'ombre qui donne sa réalité à la lumière que l'inverse. Mais, déçu en cela, je n'y perçus nulle présence comme ailleurs en telle crypte ou en telle synagogue désaffectée … Je n'ai pas eu la sensation que ce lieu fût habité ; fût encore vivant. Peut-être simplement ne suis-je pas sensible - ou ne le fus-je ce jour-là - à cette forme de spiritualité.

Tant pis pour moi.

 

(Hara Sghira) Erriadh

Ancien quartier juif, aujourd'hui quasiment déserté de ses habitants d'origine, il a cette particularité, outre des maisons superbement rénovées, d'avoir fait l'objet d'une opération de type street art qui allie assez joliment architecture traditionnelle et art contemporain.

J'avoue, plus que le quartier lui-même trop bien léché et qui semble vouloir ressembler à une opération immobilière réussie, j'avoue, oui, être assez sensible à ce jeu de blanc et de bleu qui offre un peu de vie à cette terre écrasée par le jaune sable si aride par ailleurs.

Alors, oui, se promener, sans autre idée que d'admirer de belles façades, parcourir ces dédales où, au moins, nulle voiture ne pénètre et traquer un peu d'ombre chaque fois que possible …

 

 

 

 

Bord de mer

Là, j'avoue, ce fut la belle et grande surprise de cette fin de matinée : surplombant la mer, une mosquée, certes désaffectée comme il semble y en avoir quelques unes, mais qui a conservé quelque chose de son altière fierté.

 

 

 

 

 

Chez le potier

Avant d'aller manger - mon pauvre estomac tout asséché et cruellement vide quoique légèrement replet commençait quand même à se manifester tout discrètement et ce d'autant plus qu'on m'avait eu fait l'article d'une guinguette au bord de la mer où l'on servait d'affriolants plats de poissons et de crevettes - un petit détour par le village des potiers. Yves le connaissait et me le présenta comme l'un des derniers potiers artisanaux. Lui aussi me connaissait - enfin il avait reconnu l'immonde barbu se faisant graver face humaine chez le barbier sur les photos qu'Yves avait malicieusement publiées !

Digne en son allure comme fier de son métier : celui-là n'a nul besoin de paillettes, de termes abscons ou de regard ourlé de suffisance pour faire comprendre que son art, précieux, fouaille dans les entrailles de notre mémoire ÷ mais ne manque pas moins de disparaître pour autant.

C'est la troisième fois que j’entends ceci - témoignage d'une société en train de changer brusquement ce à quoi les anciens se résolvent mal. Car le propos est toujours associé à une remarque, même pas grevée de reproches, tout juste empesée de sourde angoisse, sur cette jeune génération qui ne veut pas prendre le relais, préfère partir, rêvant de gagner plus et surtout plus vite et facilement que ces cohortes d'artisans qui de leur geste lent parvinrent seulement à survivre.

Vraie mutation ou bien seulement vaine répétition de la querelle des anciens et des modernes ? Comment savoir ? On sent bien - et on me le confirme - que quelque chose de l'équilibre ancestral est en train de rompre ; pourtant, je ne connais pas d'époque ni de cité qui n'eût pourfendu ses jeunes, toujours trop pressés, trop paresseux, trop rêveurs ! Non plus que de jeunes qui ne se soient impatientés et n'aient rêvé pour eux comme pour les leurs, d'avenir plus soyeux. L'envie bien sûr de faire des comparaisons - mais elles sont toujours vaines et sottes - tant assurément les mutations demeurent toujours trop vives, trop rapides, trop douloureuses. Je ne puis pas ne pas rester rêveur devant ces cultures - la nôtre dite occidentale en premier - qui en moins d'un siècle en finirent avec l'agriculture, bientôt l'industrie, sans même compter le balayage des services. Ce n'est assurément pas la première fois dans l'histoire qu'une période balaye ainsi le passé ni avec tant d'efficacité ni tant de rapidité ; est-ce la première fois que ce faisant elle ignore le monde par lequel elle remplacera les ruines ?

Douloureuses, toujours, ces crises dont on oublie trop qu'elles sont passage, sas ; tamis ! Elles se marquent par ceci que nul retour en arrière n'est jamais possible ; par ceci que nul bond en avant n'est jamais interdit ! Sans doute ne les voit-on jamais survenir ; ne sont-elles éclatantes qu'après coup : telle est la loi du genre. L'histoire n'est pas science à prévoir ! En est-il d'ailleurs ?

Difficile de n'être pas nostalgique devant la perpétuité de ces gestes d'artisans, non ?

Alors, oui, avec ceux du tisserand, du vannier, les gestes du potier. Son tour ! son tour de main. Oui, bien sûr, voici geste bien plus qu'antique ; métaphysique. La Genèse le dit : c'est bien de la glaise que Dieu forma l'homme. Et ce jour, malicieusement, le potier nous le rappela : en son geste, s'articule le miracle de toute création. Mais philosophique tout autant : c'est du potier qu'Aristote tire sa théorie des quatre causes ; sa distinction entre matière et forme. Je la justifie en ceci la fierté du potier : sa glaise informe n'est rien encore ; n'est pas en acte et demeure pure virtualité. Seule l'idée qui met la matière en forme lui permet d'être en acte. C'est la pensée qui actualise. Cet homme-ci le sent parfaitement et le chante de l'extrémité de chacun de ses doigts agiles.. La diversité n'est jamais que combinatoire : qui sait mêler est créateur ou prince du hasard ; qui sait concevoir cette réunion touche au plus près le logos. Il est un espace où le λόγος embrase en même temps être et pensée : sans doute est-ce celui des dieux ; peut-être celui des potiers !

Restent ces ateliers, en grande partie souterrains, sans doute à la fois pour se préserver de la chaleur et favoriser le séchage de l'argile : ils confèrent à ce métier quelque chose de presque magique ; de légendaire en tout cas. En ces antres où domine la pénombre, on imagine quelque anachorète penché sur un vieux grimoire, ou un sulfureux alchimiste tentant pour la centième fois ce mélange qui lui ferait enfin accéder au grand'œuvre ! Tout menace de s'écrouler et pourtant non ! comme si les rais de lumière, bien plus que les étais de bois, avaient cette puissance de retenir la pesanteur.

Là, j'avoue, moins pour les poteries que pour les lieux, je fus bluffé. La sensation de transgresser un lieu secret ou de montrer ce que jamais homme ne devrait voir.

Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !
Rimbaud

Comme si à l'ombre triomphante, les lueurs dussent mesurer leur place, ou que des entrailles Héphaïstos manigançât encore quelque insupportable maléfice qu'il fût dangereux de dévoiler, comme si surtout les lumières seules triompheraient jamais, capables de métamorphoser la malédiction en destin.

 

 

Déserté

On a beau s'extasier devant les figures du désert, elles font peur. Des terres trop arides, de la rocaille que ne vient recouvrir nulle verdure fût-elle symbolique prennent toujours pour moi des allures de grandes catastrophes, moi qui suis plutôt habitué à la grasse verdure des prés : j'ai toujours supposé que nos paysages intérieurs étaient faits de ces bribes d'enfance. Mais que ces mêmes rocailles donnent à voir une présence humaine mais disparue, ceci franchement m'angoisse. C'est pourtant ce que j'ai vu sur le site de ce village, abandonné mais pas forcément depuis très longtemps, où subsistent encore tous les éléments d'une vie sociale et économique mais … personne.

Deux images, concurremment, se succèdent en mon esprit.

Celle de Tchernobyl, ville entièrement vidée de ses habitants où rien n'est pourtant détruit, où l'ennemi rôde d'autant plus inquiétant qu'invisible. C'est, là comme ici, l'absence de toute menace visible ou de traces tangibles de destruction qui effraie. Comme si quelque malédiction célèste s'était en ces terres abattue.

Celle plus rassurante, en mes lectures comme en ses images, du Regain de Pagnol. Celles de ce village de Haute-Provence, quasi déserté puisque n'y demeuraient que trois habitants mais que l'oracle d'une vieille femme, restée au village, fera renaître. Même fatalisme devant ce progrès qui fait les jeunes rejoindre la ville, et quitter la terre ; même nostalgie devant l'effritement d'un ordre qu'on avait cru éternel ; même culte de la terre qui seule nourrit quand l'uniforme urbain, lui, n'apprendrait qu'à se soumettre ; même refus obstiné de se soumettre à l'air du temps.

En même temps, comment ne pas voir l'ingéniosité dont on sut faire preuve face à la rareté de l'eau : ces palmiers sagement plantés mais à l'ombre desquels on cultivait tous ces légumes qui avaient besoin d'un peu de fraîcheur, ces puits où l'on allait si profond arracher ce que la terre spontanément vous refusait. Je comprends qu'on puisse trouver beaux ces paysages ; j'entrevois bien ce qu'on peut y lire d'histoire, d’anthropologie, de culture ; je devine le culte de la terre qui s'ensuit ; et la mystique souvent sulfureuse qu'en en peut tirer ; qu'on en a tiré. Il est vrai qu'on ne eut être résolument hors sol mais pourtant nous ne saurions nous résumer à nos pseudo-racines. Je ne connais pas de conflit, pas de guerre, pas d'animosité ni de haine qui n'eussent la terre pour prétexte. Des crises climatiques à venir, j'augure celles à venir. Vide ou aride, elle m'inquiète ; trop occupée et riche, elle me fait peur … je n'ai décidément pas le culte de la terre ni même l'âme du propriétaire et demeure sans doute trop urbain pour y incliner spontanément. Sans être errant pour autant, je n'ai pas de royaume ni n'en désire.

Aussi étranges qu'ils soient, ces lieux désertés m'indisposent plus encore que s'ils avaient été déserts.

 

 

 

 

Je dois bien avoir oublié, ici et là, quelques traces de cette journée : ces restes d'un temple punique - à moins que ce ne soit une sépulture - ou encore cette autre mosquée abandonnée