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A propos du serment
(lectures d'Agamben)

Je l'ai découvert un peu par hasard, lui que je ne connaissais pas et dont j'ignorais jusqu'au nom : bluffé par son texte sur le serment, ému par sa réflexion sur le témoignage à propos d'Auschwitz ...

Le serment, je n'y avais pas songé au point de ne même pas l'évoquer dans la version initiale de ma morale. Il faut dire que dans mon esprit il était intimement associé à ces grandes messes fascistes où l'on prêtait serment de fidélité au chef et j'avais retenu la leçon rousseauiste selon laquelle on reconnaissait un état libre en ceci que l'on y obéissait à la loi parce que le chef y était lui-même soumis alors que dans toute tyrannie le chef est au dessus des lois au point que celui qui lui prête serment d'obéissance ne saurait en aucune manière demeurer libre, lui obéissant à lui, personnellement, et donc à ses intérêts particuliers.

Un peu hâtivement et donc sottement j'évacuais toute réflexion sur le serment oubliant qu'il est à la racine non tant du religieux que du langage lui-même.

Ce que sanctionne la malédiction, c'est la disparition de la correspondance entre les mots et les choses qui est en jeu dans le serment. Si l'on rompt le lien qui unit le langage et le monde, le nom de Dieu qui exprimait et garantissait cette connexion bien-disante, devient le nom de la malédiction, c'est-à-dire d'un mot qui a brisé sa relation véridique avec les chose (p 68)

Que la malédiction accompagnât toujours le serment, je n'y avais jamais pris garde ; elle en est pourtant le contrepoint exact. Mais que le serment fût le garant qui fasse se tenir ensemble les mots et les choses va bien au delà de l'engagement ou de la condamnation du mensonge.

Que je me mette à parler, que seulement j'entreprenne de penser - mais après tout Platon n'eut-il pas raison d'évoquer la pensée comme un dialogue intérieur ? - et, inévitablement j'incruste d'entre moi et les choses filtres, sas ou écrans que sont les concepts. Que je prenne seulement conscience ou que je tente de me former théorie de ce que je pense et je cesse immédiatement d'être du monde pour me placer devant lui dans une posture où je cesse d'avoir ma place assignée et qui m'interdit sans doute d'en avoir jamais. Celui que l'on forme ou qui se forme voit son parcours (éducation) demeurer toujours une excursion - voire un exode. Je ne sais si c'est une malédiction ou un bonheur - sans doute les deux à la fois mais un malheur assurément sitôt que le chemin éloigne définitivement et vous perd - mais je devine combien devenir homme, inéluctablement écarte, distend, sépare ce qui, au moins dans notre imaginaire avait été originellement uni. Je comprends soudainement pourquoi le latin nomme l'enfant infans - celui qui ne parle pas : l'âge de raison inexorablement l'égarera et il faudra tout le soin de la méthode pour empêcher que le chemin ne se solde par un exode.

On peut toujours, à l'instar de Nietzsche, scruter aux fondements de la morale la peur ou la vengeance de l'esprit faible qui n'invoquerait l'arrière-monde que pour se consoler, on ne fera pas pour autant taire cette voix intérieure - que Socrate nomme son démon - qui se refuse à être de ce monde, à n'être que de ce monde. Est-ce notre mégalomanie, cette incroyable présomption qui nous fait croire et espérer être autre et plus que ce que nous sommes, est-ce la conscience que nous possédons de notre mort ou est-ce simplement l'effet inexorable de cette conscience qui nous arrache au réel ? Tout ensemble peut-être mais un ensemble qui échafaude notre humanité. Sartre l'avait pensé à sa manière, nous sommes condamnés à nous trouver un sens - où il voyait notre liberté - plongés que nous étions dans l'absurde. On peut l'écrire ainsi - ce qui fit les heures de gloire de l'existentialiste - on peut tout aussi bien insister sur ce que ceci comporte de destinal. Quelque chose en nous répugne à n'être que cette bête tout juste affairée à satisfaire ses besoins au risque d'ailleurs de se contenter d'orner simplement de fioritures spirituelles nos appétences physiques, notre obsession de la possession. Pas plus qu'un autre je ne répugne à acquérir un bel objet, je n'arrive pas pour autant à y voir autre chose que truchement d'un plaisir que je sais transitoire. Je n'ai pas le goût de l'épure poussée à son extrême et m'interroge toujours un peu sur le non-dit des règles affolées d'extrême pauvreté où je soupçonne toujours plus la crainte de succomber à la tentation que le courage d'affronter le réel.

DavidPour autant ... Certes, j'aurais difficulté à me séparer de mes livres pour le rempart qu'ils m'offrent de la citadelle où je me sens bien vivre, ni ne déteste la fiabilité d'un ordinateur et d'un téléphone pour le lien qu'ils m'offrent, oui je me sais désormais trop user d'Internet pour ne pas devoir malaisément m'en passer, mais je ne parviens pas à oublier moins la répugnance que cette désolation ressentie à voir qu'autour de moi on se mit soudain , en tout cas ce fut subitement que je m'en aperçus, à ne s'enquérir désormais plus que de ces vétilles matérielles qui eussent dû seulement pourvoir à l'ornement. L'âge y contribue qui me pousse à ne me soucier plus que de connaissance et d'autrui où je vois l'essentiel qui peut sinon grandir au moins exhausser. Je n'ai pas le stoïcisme aisé et ne trie point mes désirs selon la grille de l'éternité : pourquoi non la quête du fugace, de l'évanescent ou de l'éphémère vaudrait-elle moins de gloire que l'ombrageuse espérance d'éternité ? Mais je ne sais rien qui m'augmente ou augmente l'autre que le connaissance quêtée et offerte, que l'amitié partagée, où j'entrevois tout du moins l'éclisse de grâce qui puisse encore m'échoir.

Comment ne pas songer, en énonçant n'être pas de ce monde, à la réponse faite à Pilate dans cette superbe confrontation, extrêmement détaillée par Jean ? On doit lire dans cet épisode évidemment la grande confrontation entre pouvoir spirituel et terrestre, entre le divin et l'humain. Épisode troublant autant parce qu'il signale combien le divin demeure hors de portée de l'humain, tant de son pouvoir, de sa compréhension que de son jugement, que pour l'étonnante occasion ratée que symbolise un Pilate écartelé entre le sentiment qu'il a d'un procès inique et des enjeux politiques qui le dépassent.

Deux mondes qu'on pourrait presque croire étrangers l'un à l'autre n'était la grâce d'un message offert, deux mondes qui ne sont liés l'un à l'autre que par le souci constant que le divin lui témoigne, séparés que par l'étroite finitude humaine. Le chemin vaut toujours du haut vers le bas mais toujours s'égare du bas vers le haut. Tout a l'air de se passer comme si l'humain était incapable de son propre chef d'accueillir le divin ou même seulement d'entr'apercevoir sous la lueur persistante au plus noir de la nuit la promesse de l'être. Brebis égarée d'entre toute, perdue plutôt qu'éperdue, presque seule s'il n'était ici et là quelque oreille encore pour scruter la voix qui prolonge l'ultime écho, l'homme, seul, s'engonce et s'enfonce et se heurte à la violence de son étroitesse. Sans doute Philon * a-t-il raison d'entendre la Parole divine comme un serment : elle prolonge l'acte créateur au moins autant que la promesse - elle est ce lien qui empêche ces deux mondes de tout-à-fait s'écarter l'un de l'autre et doit bien un peu se réverbérer, affaiblie mais tellement puissante encore, dans ce sentiment diffus mais persistant qui me fait être certain de ne pas me résumer ni réduire à cette matière dont je suis pétri.

Notre humanité se joue dans cet écartèlement ; je le sens ; je le sais. Et notre moralité s'y fonde. Je puis bien à certains moments, par dégoût ou dépit, contrefaire l'esprit pur et tenter de me retirer d'un monde dont la violence épaisse et la vulgarité lassante m'offense, je devine bien qu'alors une part de moi bée comme une plaie : impossible de se ficher totalement de ce côté-ci, insupportable de se vautrer de ce côté-là seulement. L'incertitude qui suscite toute interrogation morale trouve ici sa source.

Je cherchais d'entre les fondements de la morale, le principe qui faisait se tenir ensemble ce tout que l'on nomme les valeurs et crois toujours l'avoir trouvé dans la boucle que dessinent pesanteur et grâce parce que je sais qu'il ne peut s'agir que d'une dynamique. Comment faire tenir ensemble l'alpha et l'oméga, le principe et la fin, comment le monde d'en haut et celui d'en bas parviennent-ils à ne pas se déchirer définitivement, comment, autre manière de dire la même chose, Dieu parvient-il à ne pas détourner le regard ? Comment expliquer que, finalement, et en dépit de tout, nous conservions en nous l'idée, confuse assurément - pas même un concept - de ne renvoyer à nulle réalité et de ne comprendre que peu d'attributs, mais aussi tenace qu'une certitude, sentiment, oui, qu'il est devant nous un horizon face à quoi nous tenir ; nous maintenir ?

Ce peut sembler étonnant mais je crois bien que l'analogie est plus profonde qu'il y paraît d'entre le mystère cosmologique et les abysses métaphysiques et morales. Je puis bien entendre un monde en expansion infinie, je n'arrive pas à imaginer que celle-ci puisse perdurer sans s'écraser un jour en un Big Crunch si une puissance ne maintenait force suffisante pour que l'expansion ne soit pas à la fin arrêtée par la gravitation. Le système ne peut qu'être ouvert, et ne peut se prolonger que soutenu par une puissance qui en assure la dynamique. Oh, bien sûr, la question des origines de l'univers dépassent aisément notre entendement mais ce n'est pas elle que je vise : plutôt celle du lien, sans cesse renouvelé qui fait ce monde tenir ensemble où se jouent solidité et solidarité. On peut bien entendu lire le Big Bang comme la métaphore de l'ultime écho de la Parole créatrice, mais les métaphores théologiques des hypothèses scientifiques valent peu. Mais ce monde se tient et maintient un peu comme si le lux fiat des origines valait serment. Philon * décidément a raison au moins autant que Parménide : il n'est pas d'autre voie que d'admettre que l'être est ; l'être est ainsi engagement de l'être - promesse autant que serment. Le lien est assuré d'entre la Parole et l'être - à jamais.

Au même titre, quelque chose en moi m'interdit de m"évaporer ou de me retirer. C'est du même mouvement dont il s'agit : je ne puis ni fuir à l'infini ni véritablement me rétracter. Quelque chose en moi dans un double mouvement de compensation, dans une boucle de rétroaction peut-être, m'à la fois attire et repousse: ni totalement d'ici, mais jamais vraiment ailleurs. Quelle énergie faut-il pour que le monde ne se rétracte pas à la fin en un magma informe ? Quelle force me projette ainsi à l'écart toujours, de moi-même ; du monde ? Quelle force s'entête-t-elle pour ainsi systématiquement me pousser sur le bas-côté sans m'y précipiter jamais ?

Je vois dans la différence le fondement ultime de la morale. D'avec le monde ; d'avec l'autre ; d'avec soi-même. A la fois menaçante et pour autant ardemment désirée ; en même temps promesse et tension de tous nos liens. On peut chercher l'origine de la conscience morale ici ou là, dans cette voix intérieure, innée mais confuse, ou bien dans l'habitude prise de se conformer aux normes venues de l'extérieur, toujours on risque de rabattre la moralité sur le droit et de manquer l'essentiel. Il n'est de conscience morale que par l'écart entre ce qui est, ce que l'on est, et ce ou celui que nous supposons devoir être.

Je vois donc dans ce qui maintient cet écart le signe le plus profondément ancré de notre moralité : ce ne peut être seulement la conscience que nous avons qui crée, certes, la distance, mais pas le désir de le réduire. Tel est le rôle du serment qui est l'engagement que l'on se donne de faire autant que possible correspondre mot et chose. Le serment est à la racine et c'est bien pour cela qu'il relève de la grâce : il en est la mécanique même. Il n'y a pas d'équilibre, seulement une oscillation perpétuelle autour d'un point rêvé, jamais atteint. L'inertie serait mortelle. Il faut bien qu'à la fois quelque chose m'entraîne vers le bas, m'empèse mais m'entraîne aussitôt, me pousse et me tire d'un même tenant. Il faut bien qu'il y ait un écart pour le pouvoir réduire ; il faut bien le désir du lien pour qu'il ne se distende pas à l'infini ... L'humanité de l'homme réside dans cette tension, non pas du désir, pas même du rêve, mais de cet étrange dialogue que nourrissent pesanteur et grâce.

Comprendre celui-ci, son impérieuse nécessité, c'est entendre l'écho le plus profond de la moralité.

Que serions-nous si nous n'étions gouvernés que par la pesanteur ?

Il est, au moins, un exemple, aux antipodes de toute moralité, conçu, prémédité et réalisé dans les camps. Et ce ne saurait être un hasard. Ce qu'il y a de crime contre l'humain doit bien pouvoir sinon se comprendre, en tout cas s'approcher, chez ceux-là qu'on appelait les musulmans : ceux-ci, qui par définition ne témoignèrent jamais ; ceux qui, comme on dit, passèrent de l'autre côté, oui, ont quelque chose à dire sur le règne total de la pesanteur. Quelques uns pourtant témoignèrent ! Est-ce un hasard s'ils occupent la majeure partie de l'analyse d'Agamben sur l'impossible témoignage ?

Détruire un homme c'est difficile, presque autant que le créer: cela n'a été ni aisé ni rapide, mais vous y êtes arrivés, Allemands. Nous voici dociles devant vous, vous n'avez plus rien à craindre de nous: ni les actes de révolte, ni les paroles de défi, ni même un regard qui vous juge.
Primo Levi, Si c'est un homme, p 160

Il me faudra y revenir ... Chez ces hommes qui n'en étaient déjà presque plus, qui n'eurent ni assez de force ni assez de rêves - mais fut ce de ceci dont il s'agissait ? - pour maintenir un quelconque écart, il y a, assurément, quelque chose à entendre, même pas un cri, pas même un feulement, un silence qui hurle nos désirs d'humanité.

Mais que serions-nous si nous n'étions gouvernés que par la grâce ?

Chez ces grands mystiques - comment ne pas songer à Maître Eckart ? - il y a une telle obstination à approcher le divin et à s'imaginer pouvoir dépasser l'humain, une telle tentation à être comme aspiré par une lumière qui pourtant les confond, qu'on peut se demander si à leur tour, ils n'auront pas, eux-aussi, nié l'humain.

la vision de St Augustib Carpaccio J'ai beau regarder, je ne vois chez St Augustin, ici, à côté de la vision qui l'aveugle et de la dévotion qui l'occupe, qu'étalage de livres, de lettres et d'écritoires qui ne semblent ici que pour le retenir d'être totalement absorbé par sa vision, que pour l'empeser d'humanité.

C'est bien la seconde figure à entendre

Alors oui, mais alors seulement, on pourra comprendre ce qui se joue d'essentiel dans le serment qui n'est autre que ce fonds, le plus archaïque, qui nous fait écouter et donc obéir.


Note que Dieu ne jure sur rien d'autre-il n'est rien qui lui soit supérieur - que sur lui-même, puisqu'il est le meilleur de tous. Certains disent cependant que jurer ne lui convient pas car le serment se fait en vue de la confiance fpisteos eneka] et Dieu seul est sûr [pistos] [ ... ] Le fait est que les paroles de Dieu sont des serments [hoi logoi tou theou eisin horkoi], des lois divines et des normes sacro-saintes. La preuve de sa force est que ce qu'il dit arrive [an eipei ginetai], ce qui est la caractéristique la plus propre du serment. Il s'ensuit que ce qu'il dit, toutes les paroles de Dieu, sont des serments confirmés par leur accomplissement dans les actes [erg on apotelesmasi]. On dit que le serment est un témoignage [martyria] de Dieu sur les choses dont on dispute. Mais au cas où Dieu jurerait, il témoignerait pour lui-même, ce qui est absurde, 'puisque celui qui rend témoignage et celui pour lequel on témoigne doivent être différents [ ... ] Si nous entendions de manière juste l'expression "j'ai juré sur moi-même", nous mettrions fin à ces sophismes. Peut-être en est-il ainsi: aucun de ceux qui peuvent offrir une garantie fpistoun dynatai] ne peut le faire avec sûreté par rapport à Dieu, puisqu'il n'a révélé sa nature à personne, mais l'a tenue secrète à tout le genre humain [ .. '.]. Lui seul peut donc faire des affirmations sur lui-même, car lui seul connaît exactement et sans se tromper sa propre nature. Dans la mesure où Dieu seul peut s'engager sur lui-même et sur ses actions, c'est à raison, alors, qu'il jura sur lui-même, en se faisant le garant de soi [ omnye kath' heautou pistoumenos heauton] et personne d'autre n'aurait pu le faire. C'est pourquoi l'on devrait tenir pour impies ceux qui disent qu'ils jurent sur Dieu : personne en réalité ne jure sur lui, car m~l ne peut avoir connaissance de sa nature. Nous devons nous contenter de pouvoir jurer sur son nom, c'est-à-dire sur le mot qui en est l'interprète [tou hermeneos logou]. Celui-ci est le Dieu pour les êtres imparfaits, alors que le Dieu des parfaits et des sages est le premier. Aussi Moïse, rempli d'étonnement par l'excès de l'inengendré, a-t-il dit: "tu jureras sur son nom" et non sur lui. La créature engendrée ne peut donner foi et témoignage qu'avec la parole de Dieu : Dieu lui-même est en revanche la foi fpistis] et le témoignage le plus fort de lui-même.
Philon d'Alexandrie, Legum allegoriae (204-208)