Bloc-Notes

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C'est le nom, on le sait, que Mauriac donna à sa série d'articles parus successivement dans l'Express puis au Figaro : l'écrivain se sera fait journaliste et ses chroniques accompagnent le long chemin de celui qui, fervent catholique, ne supportait pas la politique coloniale de la IVe au point de soutenir avec ferveur Mendès-France puis las des atermoiements de la gauche, si encline à faire la politique de la droite, n'aura cessé de voir en de Gaulle un sauveur et le soutint tout au long de ses onze années de règne.

L'exercice de manque pas de classe qui alterne jugements politiques, notes littéraires et scrupules moraux. Rapport étrange au politique, fait de regret mais de fascination : ce n'est pourtant pas le pouvoir qui l'intéresse mais plutôt ce qui, de l'histoire, peut à l'occasion relever de la tragédie. Il fait partie de cette génération qui a appris à lire l'histoire à partir de l'affaire Dreyfus et qui n'ignore pas combien l'étrange grandeur de l'histoire française demeure pétrie elle aussi de cette guerre civile larvée dont il observe scrupuleusement les ultimes ressacs. Il faut avouer que de la grande revanche pétainiste à l'impuissance incroyable d'une IVe qui illustra avec une paresseuse lâcheté ce que, pour la République, céder signifie, l'époque, bonne fille, se prêta volontiers à l'exercice.

J'aime assez, dois-je l'avouer, cette difficile posture qui le fit souvent jouer contre son camp : issu de ce que la bourgeoisie peut sécréter de plus traditionaliste et conservateur, il n'aura cessé de se sentir la fibre dreyfusarde ; catholique fervent qui ne manque jamais de noter la ferveur de telle messe de Pâques ou de Noël, il a le scrupule facile et la tentation rentrée comme si la culpabilité était la seule corde sur quoi il sût jouer et se jouer. Saltimbanque dans un cénacle de notables cossus, il contraste mais si peu en même temps d'avoir essuyé tous les honneurs.

Un respect profond pour Mendès-France qui demeurera après que l'épopée gaulliste les eut séparés : il savait distinguer les grands d'entre les ministricules. Frappant à ce titre de lire que les conjurations contre lui commencèrent, fomentées par ceux-là même qui le portèrent au pouvoir, au lendemain de son investiture comme si, en dépit de la gravité des événements rien n'importait plus que les délices du jeu de massacre parlementaire.

On comprend dès lors que l'épisode de Gaulle parût être résurrection - et il le fut à tous les niveaux, économique, social, politique et géopolitique, qui laissa souvenirs nostalgiques dont le pays depuis 74 ne s'est pas véritablement remis.

Il n'est sans doute pas de gloire sans mémorialiste de haut vol : Louis XIV eut Saint Simon ; Mauriac fut celui de de Gaulle. Mais la politique dévore tout et Mauriac le dut bien sentir encore qui dès 54 vit son œuvre romanesque achevée avec l'Agneau et ne publia plus que un adolescent d'autrefois qui m'aura laissé un grand souvenir. La veine était-elle épuisée ? les tensions intérieures se furent-elles apaisées ou bien l'écrivain vit-il dans l'épopée politique matière tragique bien plus riche que celle qu'il eût pu faire surgir de lui-même - ce qu'il concède dans cette interview accordée à l'occasion de la sortie du second tome des blocs-notes ?

Il y a assurément quelque chose d'émouvant dans ce noble vieillard qui, à sa façon, se croit fini, ultime surgeon d'une période enfouie, qui voit disparaître, un à un, tous ceux qui le formèrent ou accompagnèrent, qui n'a plus d'auteurs face à lui que ceux d'une génération qu'il ne comprend pas vraiment, qui assiste, angoissé, au déclin du sentiment religieux, et, aimablement réprobateur, à l'affirmation d'une sexualité se libérant ... C'est une autre histoire qui se déroule devant lui, dont il ne fait - presque - plus partie ; un siècle qui à sa manière craque sous les élans enthousiastes et naïfs d'une jeunesse protubérante. Oui, un homme qui cesse lentement d'être acteur pour n'être plus que témoin et qui, sans pourtant partir à la recherche des temps enfoui, se sent démuni devant une époque qui ne lui concède plus que la place de barbon moins ronchon d'ailleurs que moraliste.

Ce que 68 balayera c'est justement ceci : cette suprématie de gérontes mais était-il possible que le pays se transformant à vive allure pût demeurer ainsi gouverné par une génération désormais antique ? Le cycle, enclenché par la guerre de 14 ne s'achèvera pas de sitôt : si l'Europe rechigna à en prendre immédiatement la mesure au point de le payer d'une seconde guerre qui la laissa détruite et démunie, il s'avérera vite que plus aucun retour en arrière, plus aucun recours aux vieilles recettes, n'était plus de mise ou possible. Mauriac le fait entrevoir, à son corps défendant : ce n'est pas lui qui lentement se retirerait du monde dans une posture religieuse qui lui eût pourtant parfaitement convenu, c'est au contraire le monde qui, brutalement, s'éloigne de lui. On est, on naît d'un moment, qui vous pétrit ...

Vieillie, la génération du baby-boom se retrouve à peu près dans la même posture, nostalgique de réformes qui firent sa fortune, inquiète devant un monde et une génération qu'elle commence à ne plus comprendre. Elle aussi s'éloigne, oublieuse des leçons du passé, mais Hegel nous a appris qu'in ne les tira jamais, rétive ou impuissante à s'adapter encore.

Le politique actuel qui, alternativement, nous sembla vulgaire jusqu'à l'obscénité puis tristement anodin jusqu'à l'insipide, et ce en dépit des enjeux cruciaux qui pointent et menacent, aura mis à notre disposition des leviers trop lourds pour les hommes ordinaires - les ailes de géants empêchent décidément de marcher.