Message à la jeunesse
décembre 1955
La jeunesse est impatiente et sévère dans ses jugements,
probablement plus en France qu'ailleurs, certainement aujourd'hui plus
qu'avant. Ce n'est pas moi qui vous en blâmerai, vous les jeunes, car vous
avez de fortes raisons d'être inquiets, d'être critiques. Je n'ignore pas
ces raisons. Mais je sais aussi qu'il dépend de vous que votre critique
demeure vaine et votre impatience stérile, ou qu'elles soient, l'une et
l'autre, et dès maintenant, des ferments d'énergie et d'action.
On dit souvent, selon une formule un peu banale, mais vraie, que vous êtes
le sang nouveau qui peut revivifier la nation. Si, demain, les
responsabilités doivent vous incomber, il n'est pas trop tôt pour en assumer
d'ores et déjà une part, et plus importante que vous ne croyez – mais il
faut le faire très vite. Sinon, un jour, vous trouverez écrasante la charge
des hypothèques que vous aurez laissé accumuler sur vous.
Cela arriverait immanquablement, si vous permettiez que se gaspille et se
perde la force vive dont vous disposez, si, prenant prétexte de ce que
l'État vous ignore ou vous néglige souvent, vous vous détourniez de la chose
publique, si vous vous désintéressiez de la conduite des affaires de ce
pays, c'est-à-dire du foyer où vous passerez votre vie entière, et où vous
serez demain heureux ou malheureux. Aussi, vous ne pouvez pas vous borner à
répéter : « À quoi bon ? » Vous devez vous employer dès maintenant à faire
changer ce qui doit être changé.
Vos problèmes s'identifient évidemment avec ceux d'une nation qui a le souci
de son avenir. C'est dans ce sens qu'on a pu dire qu'il n'y a pas de
question qui soit particulière à la jeunesse, mais il est tout aussi exact
de dire que la gravité d'une question se mesure à la façon dont elle affecte
la jeunesse.
Certes, les jeunes ne sont pas les seuls à avoir besoin de se loger. Mais le
cas des jeunes ménages qui ne trouvent pas de toit, ou des étudiants qui
n'ont pas de chambre le soir, pour travailler, n'est-il pas le plus
dramatique ?
Certes, le plein emploi et la paix sont des bienfaits indispensables à tous
les citoyens et de tous les âges, mais comment ne pas voir que la guerre met
en cause pour un jeune tout son destin, et le chômage tout son espoir.
Comment ne pas observer que ces calamités, qui peuvent ébrancher ou même
abattre des arbres adultes, sont pour de jeunes arbustes un arrachement par
la racine plus bouleversant, plus tragique, et surtout plus irréparable ?
Le gouvernement n'a pas le droit de l'ignorer. Puisque chacun des grands
problèmes de la communauté nationale atteint la jeunesse plus gravement et
plus profondément que quiconque, il importe qu'ils soient pris, étudiés,
résolus en pensant à elle, en pensant à vous, enfants de la guerre et de
l'après-guerre, à qui doit être épargné le retour de ce que nous avons connu
et subi. Oui, penser constamment à vous, c'est la seule manière de
construire toujours en fonction de futur, c'est la seule méthode pour être
certain de ne jamais sacrifier l'avenir au présent, ce qui est en définitive
le devoir suprême de l'homme d'État.
Une telle préoccupation, je dirais même une telle obsession, doit être
constamment celle des hommes publics. D'immenses tâches sont devant nous :
moderniser l'agriculture et l'industrie, mettre en valeur les pays
d'outre-mer, rénover l'enseignement, la justice, l'administration, la
défense nationale, lancer des grands travaux, développer la recherche
scientifique, clef du progrès de demain, exploiter les forces atomiques, que
sais-je encore – eh bien ! chaque fois que nous voudrons résoudre ces
problèmes difficiles et complexes en vue de l'intérêt véritable et profond
de la nation, de sa croissance, de son progrès, de sa puissance, chaque
fois, puisqu'il s'agit de l'avenir, c'est inévitablement dans le sens qui
profite le plus à la jeunesse que nous trouverons les solutions valables,
les seules qui ne trompent pas.
Un régime politique, s'il méconnaît ces vérités essentielles, est un régime
qui se condamne, qui se suicide. Il ne mérite d'exister, de durer que s'il
est capable de construire l'avenir, que s'il sait s'orienter dans le sens du
progrès, autrement dit : que s'il répond aux besoins des générations qui
montent.
L'efficacité du régime républicain, du régime de liberté, ses chances de
survie et de prospérité dépendent donc des liens qu'il saura créer entre la
jeunesse et lui. Si notre République ne sait pas capter, canaliser, absorber
les ambitions et les espoirs de la jeunesse, elle périclitera, elle perdra
de plus en plus son sens et sa justification, elle se dissoudra ; mais si
elle sait s'y adapter, si elle est capable de comprendre l'espérance des
filles et des .garçons de France, d'épouser cette espérance, de la servir
dans chacune de ses décisions, alors elle n'aura rien à craindre des
aventuriers, des démagogues, des extrémistes, car elle sera toujours plus
forte et plus vivante, portée par sa jeunesse, ardemment défendue, et chaque
jour renouvelée par elle.
Malheureusement, il faut le reconnaître, les démocraties, lorsqu'elles sont
faibles, lorsqu'elles perdent leur sens profond et véritable, inclinent
parfois à ne considérer que l'immédiat ou le très proche. Les échéances à
plusieurs années de distance retiennent alors peu l'attention ; les hommes
politiques sont souvent accaparés par les difficultés qui surgissent au jour
le jour, ils croient que de la manière dont ils y feront face, ou encore de
la manière dont ils parviendront à les ajourner, dépendent les
applaudissements qu'ils recueilleront.
Cette attitude repose sur un jugement erroné à l'égard d'un pays comme le
nôtre, que son bon sens et sa maturité rendent apte à entendre toutes les
vérités. L'homme d'État doit le savoir et toujours peser l'incidence de
chacune de ses décisions sur le destin du pays ; il lui faut diriger son
regard plus loin que les obstacles quotidiens, vers ces horizons qui sont,
en vérité, les vôtres.
L'un des plus graves problèmes du temps présent fait bien toucher du doigt
que la question des rapports de la jeunesse et de l'État n'est pas une
question parmi d'autres, mais qu'elle est la question décisive et qu'elle
comprend toutes les autres. La population de notre pays, vous le savez, est
longtemps demeurée stationnaire. Les jeunes étaient à peine assez nombreux
pour assurer la relève des vieux. Parvenus à l'âge de prendre un métier, ils
voyaient s'offrir pratiquement autant d'emplois qu'il leur en fallait,
puisqu'à chaque jeune qui arrivait correspondait un ancien qui prenait sa
retraite. À condition de ne pas être trop exigeant, trop ambitieux, chacun,
tant bien que mal, trouvait sa place.
Les choses ont bien changé. Déjà l'accroissement des naissances se traduit
par une augmentation des effectifs scolaires ; en grande hâte, il a fallu,
il faut encore, construire plus d'écoles, et bientôt il va falloir donner
plus de logements et procurer plus de travail au flot grossissant des
adultes. C'est par centaines de milliers, c'est par millions que vont se
compter, au cours des dix années qui viennent, les maisons à bâtir et les
emplois à créer.
C'est une œuvre considérable. C'est une œuvre redoutable, mais combien
exaltante.
Pour qui sait en prendre la mesure, le rythme insuffisant des progrès
actuels de notre économie est une cause d'alarme. L'optimisme euphorique et
complaisant avec lequel on les considère trop souvent dans les milieux
officiels n'est pas de mise, mais bien plutôt le sentiment d'un devoir qui
n'est pas rempli envers ces jeunes, que la croisade contre le malthusianisme
de la population a appelés à la vie. Si le malthusianisme de l'économie
n'est pas combattu à son tour, un jour, ils pourront nous reprocher
l'inconséquence coupable qui les prédestinait à une existence médiocre et
sans horizon autre que le chômage, toujours présent ou toujours menaçant.
Mais, avant d'en arriver là, ou plutôt pour ne pas en arriver là, il faut
qu'eux-mêmes soutiennent leur propre cause, avec ceux qui la défendent. Sans
retard, la jeunesse se doit d'intervenir pour le plein emploi et l'expansion
économique, qui seuls assureront la sécurité et la dignité de son existence.
Sans doute, la mode est-elle aujourd'hui d'inscrire ces objectifs, ou plutôt
ces mots, dans tous les programmes politiques. Mais une chose est
d'approcher un peu du but en se laissant porter par quelque brise favorable
et de se contenter de demi-succès, toujours médiocres, précaires et
fragiles, et une autre chose est de poursuivre l'objectif de toute son
énergie, et, s'il le faut, contre vents et marées, contre les routines, les
mauvaises habitudes et les intérêts installés. Entre une politique statique,
qui peut tout juste louvoyer, et une politique dynamique, qui veut
passionnément conquérir l'avenir, comment la jeunesse hésiterait-elle ?
Dans vos colères et dans vos enthousiasmes, vous disposez d'un capital
d'énergie qui peut et doit servir la cause du mouvement et du progrès. C'est
de vous qu'il s'agit, chaque fois qu'un sacrifice présent est demandé pour
un plus grand bien ultérieur, chaque fois qu'un privilège hérité du passé
est combattu, parce qu'il hypothèque l'avenir, chaque fois que sont en jeu
le développement et l'amélioration de la production générale, ou la
substitution d'une activité utile à une autre qui ne l'était pas, chaque
fois que la santé et les forces vives de la nation sont défendues contre le
gaspillage, la maladie, le chômage, l'alcoolisme, le taudis, ou le mauvais
emploi de vos ressources, ou encore l'affaiblissement par une politique
bornée de cette Union française qui demeure l'une de nos grandes espérances.
Vous trouverez, croyez-moi, des appuis croissants dans un pays qui,
heureusement, est en train de prendre conscience des réalités comme des
possibilités, et où apparaissent, un peu partout, une vigueur toute fraîche,
un désir de rénovation, une curiosité ardente, et l'ambition de réformer,
d'améliorer, d'aérer, d'élargir. Ce climat, je ne crains pas d'affirmer
qu'il est dû au renversement de la courbe de la natalité, à la proportion
croissante, à l'action grandissante des jeunes, que le statisticien avait
déjà décelés, et que l'homme politique commence à constater et à ressentir.
Car il n'est pas besoin d'attendre que les enfants soient en âge de voter
pour que leur influence sur la vie nationale se manifeste. L'homme qui a des
enfants, et dont la préoccupation principale est irrésistiblement celle de
leur avenir, cet homme est déjà un homme différent. Il réagit, il pense, il
travaille d'une autre manière, avec une autre ardeur que celui dont la
perspective est limitée à son propre sort. Ainsi, la fécondité nouvelle de
la nation a déjà stimulé la vitalité de la génération qui est à la barre.
Ainsi vous agissez déjà, sans même vous en rendre compte, par la
responsabilité vivifiante que vous placez sur les épaules de ceux qui vous
précèdent, et par les espoirs que vous suscitez en eux.
Mais cela ne suffit pas. Jeunes hommes et jeunes femmes de France, vous
devez intervenir et agir par vous-mêmes. Organisez-vous, groupez-vous, pour
faire entendre votre voix, participez aux mouvements de jeunesse,
animez-les, poussez-les à exercer sur les pouvoirs publics une pression
continue, afin de faire triompher les décisions que dicte le sens de
l'intérêt collectif !
Et ce n'est pas tout encore. N'hésitez pas à prendre part à la vie
politique, qui sans votre inspiration risquera toujours de retomber dans les
vieilles ornières...
Ayez constamment présente à l'esprit la relation étroite et quotidienne qui
existe, et qui maintenant existera de plus en plus, entre vos
préoccupations, vos soucis, vos besoins, et l'action d'un grand État, qui,
après tant d'épreuves, veut se refaire, veut se redresser. Comprenez le rôle
que vous pouvez jouer, la contribution dans la marche en avant que vous
pouvez apporter. Décidez dès aujourd'hui de peser de toutes vos forces sur
la destinée nationale, préparez de vos propres mains l'avenir plus heureux
et plus juste auquel vous avez droit. Soyez enfin, au sens le plus riche de
ce mot, des citoyens !
Pierre Mendès France
décembre 1955
Extrait de « Gouverner, c'est choisir » Éditions Julliard