Elysées 2012

Crime, horreur, sottise et perversion

Comment qualifier autrement cette semaine entièrement marquée par les tueries de Montauban et Toulouse? Comment ne pas en parler mais aussi comment taire sa couverture médiatique qui aura montré toutes les dérives possibles autant en terme d'idéologie que de communication ?

Les faits

Ramené à l'essentiel : un jeune qui sombre sinon dans le terrorisme en tout cas dans le crime gratuit, systématique, fanatique. Que n'eût-on pas entendu ceci qui posait déjà assez de questions à la morale, à la République ... à nos certitudes ? Il est déjà tellement difficile de comprendre comment un jeune homme qui aura reçu une éducation somme toute ordinaire, dans les écoles de la république, a pu, sans que cela se voie véritablement, sans vraiment de signes annonciateurs, épouser une démarche qui allait le conduire aux meurtres ?

Le piège

Mais ce n'est pas cela que l'on aura entendu ni vu. Une complaisance sans aveu, plutôt, d'une meute de journalistes à l'affût du moindre événement, condamnés à meubler leurs flashes spéciaux en continu de la moindre rumeur contradictoire obtenue d'une source proche (1) ; meute massée à peu près comme les membres du RAID , offrant pendant une quarantaine d'heures cette image étrange et inquiétante de ces deux masses se renvoyant l'une à l'autre l'impatience d'en finir, l'espérance tragique d'une mort en direct - de préférence à l'heure des grands JT de la soirée. On peut s'interroger sur ces dispositifs désormais amplifiés par la prolifération des TV d'info en continu qui condamnent au voyeurisme le plus sordide, au vide sidéral de journalistes condamnés à meubler des interventions où il n'ont rien à dire où par exemple on va interviewer un habitant du quartier parlant de son voisin qui n'a rien vu ni entendu (sic!) parce que tout simplement il ne se passe rien, réduits à tout transformer en spectacle, en émotion brute et brutale à l'antipode exact de toute déontologie journalistique.

Mais ce n'est pas cela que l'on aura vu et entendu ! Le piège, sans doute accru par la réaction à chaud et sans recul , par quoi l'on donne tout l'espace à l'émotion, la peur et la colère : ces parents interviewés devant l'école, ne sachant pas si leur enfant était vivant, blessé ou tué, ne pouvant pas laisser éclater autre chose que leurs angoisse et colères ; ces commentaires incessants où l'on se targuait de toujours mentionner que l'école était juive, les enfants juifs ; les soldats assassinés issus de la diversité ... comme s'il n'était pas suffisant de mentionner que c'était des enfants, des soldats que l'on assassinait. Le piège savamment ourdi où l'on renforce les marqueurs d'un communautarisme que l'on est pourtant supposé dénoncer.

Bien sûr on aura entendu, et c'était son rôle de président, Sarkozy rendre hommage aux soldats, et rappeler que ces enfants que l'on avait assassinés étaient nos enfants, des enfants de la République et l'on peut estimer que de ce point de vue la nation ne se sera pas égarée, ne sera pas tombée dans le piège.

Perversion

Pour autant ce n'est pas cela que l'on aura entendu ni vu - en tout cas pas que cela. Sous le fallacieux prétexte de la dignité exigeant que l'on suspende la campagne électorale ne serait-ce que pour mimer l'unité de la Nation ... des images terribles, des propos indignes.

Image de ces candidats aux cérémonies de Montauban contrefaisant l'unité digne au nom de leur statut de candidat mais où la présence de Le Pen, aussi peu légitime, certes, que celle des autres, dessinait néanmoins l'ombre menaçante de toutes les stigmatisations, de toutes les haines peureuses et de toutes les récupérations politiciennes. Propos d'un président devant des enfants, leur expliquant certes l'acte insupportable mais jouant incontinent sur toutes les angoisses possibles en leur signalant que cela eût pu leur arriver à eux aussi.

Hypocrisie ? peut-être pas ! au nom de quoi remettrait-on en question la légitime indignation de ceux-ci ? Mais perverse dérive assurément qui d'abord laisse sous-entendre que politique serait chose sale qu'il faudrait suspendre dans de tels cas ; perversion encore dans la mesure où sitôt la reprise, la campagne aura rebondi sur l'inévitable thème de la sécurité, les flux migratoires que l'on devra maîtriser, et l'assimilation implicite souvent, explicite parfois, entre immigration et terrorisme.

Effets ?

Il y a quelque indignité à se poser la question des effets de cet événement sur la campagne électorale et de son issue ; pourtant, tous, se sont posé la question.

S'agit-il d'un de ces tournants, qui à l'instar de l'agression d'un vieillard en 2002, fera basculer la campagne et mettant en vedette le thème de l'insécurité où il est de bon ton de signaler que la gauche est en difficulté en tout cas en malaise ? Possible ! en tout cas la reprise en meeting de ce thème dès la reprise de la campagne montre assez bien que Sarkozy n'hésitera pas à capitaliser sur ce thème et chercher à renverser la tendance. C'est sans doute de bonne guerre ... mais une guerre sale. Sans doute la difficulté pour Hollande sera désormais de ne pas se laisser enfermer dans ce seul thème et il faut bien admettre que pour le moment il a perdu l'initiative des thèmes de campagne ce qui donne l'impression, sournoise depuis que les sondages révèlent une remontée de Sarkozy, que le camp Hollande est en difficulté, lui qui se sera depuis le début contenté de surfer sur la détestation Hollande.

Manifestement le tournant de la campagne que l'on aura tant attendu en février semble se produire maintenant ; tardivement puisqu'à moins d'un mois de l'échéance du premier tour. Cette élection, dont nous avions écrit à de multiples reprises qu'elle serait celle des surprises, l'aura été assurément à la fois par la lenteur avec laquelle les tendances se précisent, la difficulté à mettre en avant des thèmes conducteurs, mais aussi par la surprise de la campagne Mélenchon qui atteste une demande de radicalité.

L'angoisse d'un tel événement c'est aussi qu'il permet à Le Pen de rentrer par la fenêtre quand on croyait l'avoir chassée par la porte. Mélenchon a fait son travail contre le FN et sa fallacieuse dédiabolisation. Il n'est pas impossible qu'il lui faille se remettre à l'ouvrage. On désespère, et cela est une faute politique, d'attendre qu'Hollande prenne sa part du travail d'autant que Sarkozy sans vergogne droitise encore plus ses propositions...

Perplexité

Pour autant, la perplexité dont témoignent les politiques face à un tel événement peut aussi être considérée en bonne part tant il est difficile de lui donner, sans trop déraper, un sens :

- individuel ? C'est au fond, tout le problème du fanatisme qui nous échappera toujours dans la mesure même où il est insuffisant de ne le voir assis que sur les passions ou l'ignorance quand au contraire il s'assied, aussi et peut-être surtout, sur l'engagement à cause qui vous dépasse, qui en soi ne manque pas de dignité mais autorise toutes les dérives. (3) Comment oublier que la raison est prompte à tout, jusque et y compris à justifier par de savantes constructions intellectuelles, ses propres excès, ses propres lâchetés, ses propres biais sournois ? Comment ne pas songer à ce que Arendt énonçait à propos de la mise au pas en 33 qui avait, selon elle, plus touché les intellectuels que les autres, et illustrait en tout cas combien la raison peut être prise à son propre piège ?

Ces intellectuels ont été piégés par leurs propres théories

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Comment oublier que les solutions classiques où un Voltaire pouvait espérer qu'un peu de philosophie pouvait tempérer tout cela et permettre d'en appeler à la tolérance sont obérées par la faillite même de cette raison corrodée comme de l'intérieur ? oublier la réponse cartésienne qui avait su mentionner avec clarté qu'à côté de la raison qui déduit, il y a la volonté, libre et infiniment libre, qui juge et si souvent au delà de ses moyens ? Oublier qu'en même temps, nous n'avons d'autre protection que cette raison faillible et le souci si fragile de la prudence ?

- social ? C'est en réalité tout le problème d'une classe politique désormais dangereusement éloignée des réalités concrètes, de la banlieue notamment, mais plus généralement des classes populaires ; tellement éloignée qu'elle a peine à en mesurer les difficultés, les tensions, les tentations. La logique libérale qui accroît les inégalités, dilate aussi les distances, boursoufle les incompréhensions.

nous avons un problème de sensibilité sur ces questions. Nos dirigeants qui ne vivent pas dans les territoires ou les milieux qui peuvent produire ce genre de profil. Ça crée un angle mort (4)

- policier ? Le vieux rêve d'une société transparente ? Même s'il n'est pas tout à fait faux de rappeler qu'aucun système de renseignement ne peut garantir de tout voir et reste plus à l'aise de dénicher les dérives de groupes que celles d'individus, il n'en reste pas moins qu'une police de proximité, celle qui fut précisément démantelée par Sarkozy, eût peut-être été mieux à même sinon de repérer en tout cas d'anticiper de tels basculements .

Assurément nos politiques hésitent entre la tentation de réduire ceci à un épisode individuel ou à en faire le symbole éminemment révélateur des dangers et des fractures de notre société. Et, selon les cas, à tenter de recentrer la campagne du côté du social et de l'économique, ou au contraire à la dévier du côté de la sécurité, de la frontière et de la question de l'immigration.

Ce qui désigne à l'envi combien le supposé dépassement du clivage droite/gauche est un leurre, la plus fabuleuse duperie politique de ces dernières années. Aux tripes républicaines, l'on verra toujours les uns brandir des solutions politiques et sociales quand les autres, arcboutés sur les peurs et les haines fourbiront les armes de la fermeture, de la frontière et du rejet.

On pourra toujours, avec Mélenchon, pour une fois bien optimiste, estimer que ce coup-ci la République a tenu ! il n'en reste pas moins que de tels événements nous mettent en face de nos propres choix, espérances et craintes ... et que ce n'est pas toujours joli à voir.


1) sur la couverture médiatique de cet événement on pourra lire notamment :

- les fausses promesses de l'info en continu

- la mort en direct

- Arrêts sur image

2) Il n'est qu'à lire la Une du Monde daté du 24 Mars :

Fait divers
ou fait politique ?

 

3) Comment ne pas repenser à ce très beau petit texte d'Alain ?

Préjugé. Ce qui est jugé d’avance, c’est-à-dire avant qu’on se soit instruit. Le préjugé fait qu’on s’instruit mal. Le préjugé peut venir des passions; la haine aime à préjugermal; il peut venir de l’orgueil, qui conseille de ne point changer d’avis; ou bien de la coutume qui ramène toujours aux anciennes formules; ou bien de la paresse, qui n’aime point chercher ni examiner. Mais le principal appui du préjugé est l’idée juste d’après laquelle il n’est point de vérité qui subsiste sans serment à soi; d’où l’on vient à considérer toute opinion nouvelle comme une manœuvre contre l‘esprit. Le préjugé ainsi appuyé sur de nobles passions, c’est le fanatisme.

mais aussi à celui-ci de Cioran, déjà cité .

4) Razzye Hammadi, ancien président du MJS : lire