Il y a un siècle....

Sebastian Haffner.
Histoire d'un Allemand.

Souvenirs (1914 - 1933)

 

L'image que se font les Allemands de la bataille de la Marne est très différente de celle qui règne dans le reste du monde. Ailleurs, on se demande si le mérite de la victoire revient en premier lieu à Gallieni, à Joffre ou à Foch. En Allemagne, cette discussion est absolument sans objet, car on n'admet aucunement qu'il s'agit d'une victoire alliée. L'image gravée dans la tête des Allemands est celle d'une victoire allemande, contrecarrée par une série de fâcheux malentendus alors que la bataille était pratiquement décidée en faveur de l'Allemagne. Sans ces malentendus, non seulement la bataille aurait été gagnée, mais la guerre tout entière. Et ces malentendus ont engendré cette guerre d'extermination et de position, que les Allemands, il est vrai, auraient gagnée aussi, si ... et c'est là qu'interviennent d'autres légendes encore.

Cette image qu'ils ont eux-mêmes élaborée est une vraie torture pour les Allemands. Une épine dans leur chair.

Ils ne se demandent pas particulièrement qui porte la responsabilité de la guerre, alors que cette question joue un grand rôle dans d'autres pays.Tout au fond d'eux-mêmes, cela ne les ennuie pas d'en être responsable, même s'il est évidemment de bon ton de le nier en bloc. Ce qui les ennuie, ce qui les tourmente, ce n'est pas d'avoir provoqué la guerre : c'est de l'avoir perdue. Mais même si l'effondrement final - bien qu'on s'efforce évidemment de l'éluder, tantôt grâce à la légende du « coup de poignard dans le dos », tantôt grâce à celle qui prétend que l'Allemagne, se fiant aux quatorze points de Wilson, aurait volontairement déposé les armes pour être ensuite honteusement abusée -, même l'effondrement est un supplice moins douloureux que la défaite de la Marne. Car à l'époque, c'est ce qu'affirme l'histoire légendaire de l'Allemagne, la victoire finale, rapide et glorieuse, la victoire que l'on tenait déjà, fut manquée d'un cheveu à cause d'un malentendu, d'une confusion, d'un petit, tout petit défaut d'organisation. Et cela, c'est intolérable. Presque tous les Allemands ont en tête la carte où figure la position des armées les 5 et 6 septembre 1914, et presque tous ont déjà désespérément bricolé les lignes noires : juste ce changement de direction de la 2e armée - juste ce tout petit mouvement des troupes de réserves - et on gagnait la guerre ! Pourquoi ne l'a-t-on pas fait ? On se demande encore qui porte la responsabilité de l'ordre de repli, cet ordre inutile et fatal. Moltke, le colonel Hentsch, le général Bülow ... Et, conséquence inévitable de l'ensemble, on pense à tout effacer. Il faut reprendre la partie dans l'état où elle se trouvait, et cette fois la jouer comme il faut. Même « la paix honteuse de Versailles » exige moins impérieusement l'effacement et la revanche que cette bévue technique, cette bataille déjà gagnée et perdue par inadvertance.

. Arles, Actes Sud/Babel, 2004, pp. 407 - 409.