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Des causes de la guerre

Sortir de la caricature et de la diabolisation de l'adversaire, évidemment, mais d'abord et surtout correctement distinguer d'entre cause qui relève du registre de la compréhension et responsabilité qui relève de l'imputation tant politique que géopolitique. Et, du coup, insister sur le pluriel tant il semble évident que s'enchevêtrent ici comme sur la question de l'émancipation féminine, les registres idéologiques, sociaux, politiques, stratégiques mais encore économiques, scientifiques et techniques etc.

Mais encore distinguer soigneusement d'entre les causes immédiates, déclenchantes et les causes profondes

Évacuer d'abord la question de la responsabilité.

Responsabilité : une affaire de rétro-actions

Elle se pose toujours autour de la question : qui a commencé ? qui a provoqué l'autre ? en une sorte d'invective et d'imputation réciproque qui serait risible si elle n'avait entraîné tant de morts, de blessés, de vie gâchées et de destructions tant elle ressemble furieusement aux chicaneries de cours de récréation de notre enfance.

Être libre, disait Kant, c'est commencer absolument une série causale mais qui peut se vanter d'être à l'origine absolue d'une telle série ? En tout cas se dégager d'une telle responsabilité reviendra toujours à se déclarer soi-même déterminé - et donc innocent ! Ce n'est pas moi, c'est l'autre !

Première boucle de rétro-action : ce sera toujours la parole du vainqueur qui prévaudra. C'est lui qui, parce qu'à l'issue du conflit, en a les moyens tant militaires, politiques que diplomatiques, imputera la responsabilité au vaincu. On a ici un magnifique exemple d'effet rejaillissant sur la cause : en 39, c'est le Reich qui se déclarera victime de l'agression polonaise et montera même une mise en scène pour le laisser accroire ; sa défaite inversera le scénario ; c'est la France qui déclare la guerre à l'Allemagne mais se fera victime dès après la victoire de 45 ; à l'inverse Guillaume II, s'il déclare formellement la guerre à la France, se dispense de toute responsabilité sur son voisin russe coupable d'avoir décrété la mobilisation etc... Ceci ne doit pas laisser indifférent qui engage tout aussi bien le vocabulaire employé : le résistant sera d'abord, au yeux de Vichy comme de Berlin, un terroriste. Le vainqueur, toujours imprime sa marque morale.

Seconde boucle de rétro-action : chaque époque réinterprète toujours son passé, en raison de ses préoccupations, idéologie et perspective politique, chaque Nation en fonction de ses objectifs et perspectives politiques. Ici, encore, l'effet rejaillit sur la cause : le présent qui semble toujours le résultat du passé ne peut pas ne pas le réinterpréter, certes en fonction des ressources historiographiques éventuellement nouvelles, mais surtout de problématiques heuristiques, ou de postulats idéologiques - qui ne sont pas toujours des préjugés . L'expérience si particulière de la 2e guerre mondiale a inévitablement rejailli sur la façon dont on aura entendu la première : guerre perçue comme juste parce que luttant contre une évidente tyrannie totalitaire mais aussi contre le génocide - quoiqu'il ne fut sur le moment jamais conçu comme essentiel et servît lui aussi de justification a posteriori - le second conflit contribua à interpréter le premier comme le prototype même de la guerre stupide, inutile tout juste engendrée par un patriotisme étriqué et dangereux. Le contexte mondialisé actuel, le souci de construire une digue infranchissable contre la guerre en édifiant l'Union européenne - car, ne l'oublions jamais ce n'est pas l'Union Européenne qui empêche la guerre, c'est bien plutôt l'impossibilité même de faire la guerre qui produisit l'Union Européenne - fait qu'aujourd'hui, en Allemagne notamment, l'on est vivement intéressé par une relecture des causes de la guerre. (2)

Troisième boucle de rétro-action : si l'on suit la thèse de R Girard, c'est le fait même d'entrer en conflit qui conduit à un mimétisme mortifère entre les protagonistes Boucle parce que c'est en même temps leur ressemblance qui fut à l'origine de la confrontation. Il n'est qu'à confronter les photographies des mobilisations respectives, les photos de tranchées, de colonne de prisonniers, celles des femmes enrôlées dans les usines ou encore les cartes de propagandes pour comprendre que de ci ou de là on utilisa les mêmes arguments, les mêmes armes, et même les mêmes expédients économiques pour financer la guerre

Quatrième et énièmes boucles de rétro-action : parce que l'on se trouve évidemment dans un système complexe, il n'est pas un registre de la société qui ne fasse l'objet de telles boucles. De l'économie et de la finance qui ont participé à l'enclenchement de la guerre et sont totalement en tout cas durablement dévastées par elle(3) pour ne prendre que cet exemple qu'on peut étendre en réalité à toutes les sphères de la vie sociale, du social à l'idéologique ; des sciences aux techniques etc.

Ressemblances

Le point commun de ce que les allemands nomment la Kriegsschuldfrage et qui a commencé très tôt, dès 1915 en l'occurrence par la publication de documents diplomatiques, c'est la tentative toujours symétrique de montrer que l'on a tout fait pour éviter le conflit et que malgré les apparences, c'est en réalité toujours en face que se situait la menace ayant tout enclenché. Le point commun est qu'il faut bien rallier les populations à l'idée de la guerre : stratégie de politique intérieure plus que disculpation au regard de l'histoire ?

Sans doute tant les réticences à l'endroit de la guerre étaient fortes, non seulement chez les socialistes européens qui représentaient alors partout une force ascendante mais même chez les modérés qui misaient tous, assis sur le positivisme dominant, plutôt sur le développement des sciences et des techniques et la croissance économique pour assurer la puissance de leurs pays.

Même si la Belle Époque n'est elle-même qu'une expression ambiguë reconstruisant a posteriori la nostalgie d'un paradis perdu, elle aura néanmoins représenté une assez longue période de paix, plutôt inédite en Europe, et, pour ce qui concerne les vingt dernières années (1898 - 1914) une période de prospérité, de progrès scientifique, technique et économique suscitant une confiance dans l'avenir et, pour tout dire, une certaine insouciance que l'on retrouve jusque dans les photos ou les discours de l'époque. Évidemment tous ne profitèrent pas de manière égale de la conjoncture ; bien sûr cette prospérité générale camoufla des disparités criantes dont la classe ouvrière mais aussi la paysannerie payèrent le prix fort, néanmoins la tendance était si forte semblant donner quelque gage à l'idée de progrès nécessaire et continu qu'il sembla bien à tous qu'avec prudence et patience, c'est-à-dire en évitant la guerre et en favorisant l'unité nationale, tous finiraient bien par recueillir les fruits de leur labeur. Politiquement, la République, en France, l'unité en Allemagne enfin réalisée après un siècle de divisions, semblaient pouvoir être le ciment d'une modernité enfin possible.

Il fallait bien à la fois convaincre que la guerre était inévitable et que l'on n'en fût pas le fauteur. Le Reich argua de son côté de la mobilisation russe qui lui fit encourir le risque de l'encerclement : il est vrai qu'aucune crainte ne fut plus grande que celle d'une guerre sur deux fronts dont la Triple Entente (Royaume Uni, France et Russie) représentait la menace parfaite. Cette dernière vit dans l'occupation du Luxembourg et de la Belgique, neutres, la preuve péremptoire d'une agression inqualifiable.

On remarquera surtout que l'argument, des deux côtés, ne vise jamais les causes profondes mais seulement celles immédiates qui prévalurent au déclenchement. L'argument est presque toujours d'ordre technique quand il s'agit de se justifier - on ne pouvait faire autrement - et de type moral quand il s'agit d'accuser.

Ainsi le chancelier allemand von Bethmann Hollweg :

Nous nous trouvons à présent en état de légitime défense, et nécessité fait loi. Nos troupes ont occupé le Luxembourg, peut-être déjà foulé le territoire belge. Messieurs, cela va à l'encontre des lois du droit international. Le tort – je parle franchement – le tort que nous commettons par cette action, nous le réparerons aussitôt que notre but militaire aura été atteint
Reichstag 4 Août 14

Ce que l'analyse de l"historien P Renouvin illustre bien dès 1925, c'est combien on aura tenté du côté français d'amplifier la responsabilité allemande ne serait-ce que pour justifier ses exigences de réparation ; combien aussi l'article 231 du traité de Versailles aura été mal interprété, qui n'établissait pas une faute morale mais une « base juridique nécessaire à l'établissement des réparations »

Ambivalences

C'est bien ici toute l'ambiguité de la notion de responsabilité qui rejaillit qui ne relève pas du registre scientifique de l'explication mais bien au contraire de celui moral ou juridique de l'imputation et de la condamnation pouvant à l'occasion servir de truchement à une action politique ou diplomatique.

C'est bien aussi tout le dilemme encouru par toute justice politique :

- Doit-on juger sur les intentions ? on sait que l'on retrouve sur la cheminée de la salle des fêtes du Haut Koenigsbourg - que Guillaume II avait fait restaurer - l'inscription Je n'ai pas voulu cela (Ich habe es nicht gewollt) datant de 1917. Quoiqu'elle ne soit probablement pas de lui, il n'est pas impossible qu'elle représente en partie son état d'esprit et, en tout cas figure assez bien le problème posé par le délit d'intention. Guillaume II n'est assurément pas le seul à n'avoir pas prévu l'ampleur qu'allait prendre cette guerre et il est fort probable - mais du côté français ne pensait-on pas aussi en finir avant Noël ? - qu'il imagina enclencher une guerre de type 1870. Peut-on lui imputer un enchaînement inextricable de chaînes causales que nul n'avait anticipé ? lui reprocher l'intention en soi légitime d'asseoir la puissance de son pays ? A tout prendre peut-on oublier que la volonté incline toujours dans le sens du bien et du mieux ? qu'il suffirait d'ailleurs de ne pas se poser la question de ses intentions pour paraître toujours innocent. En réalité, quelles qu'elles soient, les intentions demeurent insaisissables et ce n'est sûrement pas un hasard si ce sera plutôt sur les actes que l'on cherchera à se déterminer. Ce n'est sûrement pas un hasard non plus si on chercha dès lors, du côté français, à trouver des preuves, antérieures à 14, qui mettraient en évidence un plan impérialiste évident qui fût la preuve de la préparation allemande à la guerre. Et dans les buts de guerre les preuves péremptoires d'un impérialisme insatiable qui ne se fût contenté ni de quelques colonies africaines de plus ni de l'annexion du Luxembourg mais eût visé à l'affaiblissement durable de la Russie comme de la France et à son hégémonie en Europe.

- doit-on au contraire juger plutôt sur les actes ? On cherchera ainsi dans le plan Schlieffen, mais aussi dans ma mise en évidence d'atrocités commises durant l'occupation de la Belgique, voire dans le pillage d'églises, les preuves d'une barbarie que l'on voudrait incontestable et qui soulignerait l'infraction systématique au code d'honneur, au code militaire voire aux Conventions de Genève renouvelées en 1906. Même s'il est vrai que la politique est l'art de gérer l'imprévisible, il semble assez évident que les politiques ont une obligation de moyens, assurément pas de résultats, et qu'il est assez cohérent que dès 89 en France par exemple, on chercha à distinguer la responsabilité politique de la responsabilité pénale. Sauf manquements graves aux codes militaires et humanitaires, même embryonnaires à cette époque pour ces derniers - on imagine mal une condamnation autre que politique tant il est douteux à la fois d'imputer à l'un les actes de tous et, surtout, on l'a vu, des actes et conséquences qui n'étaient pas prévisibles. A l'inverse, une responsabilité collective a toutes les allures d'un coup d'épée dans l'eau : si tous sont coupables, personne ne l'est.
C'est assez désigner qu'en dépit de la tentation toujours forte de diaboliser l'adversaire et de l'ériger en monstre sanguinaire et tyrannique, l'imputation en responsabilité déborde toujours le cas d'in individu et que sa dimension morale reste à peu près totalement insaisissable. Et que, derechef, Renouvin a raison en affirmant qu'il faut aller chercher du côté des causes profondes et certainement pas seulement du côté des circonstances et des événements ponctuels.

Est-il si étonnant, d'ailleurs, que l'on cherchât, en France par exemple, à remettre en question le rôle d'un Poincaré : c'est le cas notamment de H Guillemin qui n'hésite pas à souligner le rôle trouble qu'il joua à l'égard de la Russie dont il encouragea les dispositions, à seule fin intérieure de résoudre le problème que lui posait la montée de la gauche et avec elle la remise en cause probable de la loi des trois ans ainsi que l'instauration de l'impôt sur le revenu ? Même si l'explication semble un peu juste, il faut reconnaître qu'en France, au moins autant qu'en Allemagne, la guerre ne semblait plus une perspective si négative que cela, en tout cas semblait plus que jamais probable à quoi il fallait se préparer. Elle entrait dans le domaine des possibles.

Mais, décidément, la question des responsabilités fait trop partie des dispositifs politiques et des plaidoyers pro domo pour qu'on puisse la retenir. Et quitte trop peu la sphère du subjectif pour qu'on puisse lui accorder quelque valeur. Elle fait seulement partie du paysage, dont il faut bien tenir compte, ne serait ce que parce qu'elle brouille la nécessaire objectivité avec laquelle il faudrait pouvoir aborder la question. On ne peut pas ne pas se souvenir combien cette question empoisonna la République de Weimar ni combien la légende du coup de poignard dans le dos fit le lit du nazisme.

Que, dans les années 60 l'ouvrage de Fischer pût encore faire si vive polémique montre assez bien qu'il faut s'en écarter. Que la question ainsi posée ne peut pas ne pas se poser à chaque génération qui tentera de réécrire son passé.

suite

 

 


1) la manière si différente dont on aura par exemple célébré en France le bi-centenaire de la Révolution par rapport au centenaire est particulièrement éloquente

2) lire notamment : Les nouvelles thèses sur les causes de la Grande Guerre passionnent l’Allemagne

3) lire notamment Comment les belligérants ont financé 1914-1918