Il y a 100 ans ....

Les nouvelles thèses sur les causes de la Grande Guerre passionnent l’Allemagne
Par Joachim Käppner (Süddeutsche Zeitung)

L’Allemagne a été la grande perdante de la première guerre mondiale. Battue, contrainte d’accepter en 1919 l’humiliant traité de Versailles, elle dut assumer la responsabilité de la guerre et toutes ses conséquences. En Allemagne, après la rupture de civilisation que fut l’époque nazie, après la Shoah et la guerre d’extermination, après Oradour et Lidice, on a, bien entendu, plus de difficultés avec le souvenir de cette guerre lointaine.

Cela vaut aussi pour cette année du centenaire de 1914, où l’Allemagne officielle se montre beaucoup plus réservée. C’est dans la commémoration d’événements comme le débarquement de Normandie en 1944, célébré en commun avec les Américains et les Alliés, que les politiciens allemands se sentent le mieux. Car, dans ce domaine, les Allemands ont fort heureusement trouvé leur rôle : celui d’une nation partageant valeurs et alliances avec les ennemis et libérateurs de jadis, un pays qui envoie même des soldats en mission de paix pour protéger ces idéaux et ces libertés que leurs grands-pères avaient jadis foulés aux pieds.

Mais quel est leur rapport avec 1914 ? Ce fut une guerre d’une inconcevable cruauté, où la haine des idéologies n’est cependant pas intervenue. Même les armées allemandes se sont comportées d’une manière infiniment plus civile que celles d’Hitler. Que les ouvriers et les soldats se soient débarrassés de leur joug en 1918 pour mettre un terme à la guerre pourrait même être un motif de fierté républicaine ; mais l’hommage à ses propres combattants de la liberté n’a jamais été le fort de la pensée historique allemande.

Or voilà que cent ans après le déclenchement de la guerre, une nouvelle génération vient secouer l’ancienne image de cette guerre et de ses responsables, notamment l’Australien Christopher Clark, avec le livre Les Somnambules (Flammarion, 2013), et le professeur de sciences politiques berlinois Herfried Münkler. Comme d’autres auteurs, ils apportent beaucoup de nuances à la question de la faute et se placent au-delà des simples modèles d’explication. A lire leurs travaux, tous les participants portent une part de responsabilité dans l’explosion meurtrière de ce mélange fait de politique classique, d’oppositions intérieures, de prises de décision opaques, par exemple au sein des appareils diplomatiques, que fut le déclenchement de la guerre en 1914.

Que l’Allemagne ne soit pas la seule à porter la responsabilité n’implique pas qu’elle n’en ait pas eu, contrairement à ce qu’affirmaient les apologistes conservateurs jusque dans les années 1970. Si l’Allemagne avait seulement été « catapultée dans la guerre » en 1914 à la suite de circonstances malheureuses, il était d’autant plus facile de présenter la dictature nationale-socialiste et la guerre d’extermination comme un « accident de parcours de l’histoire allemande ». C’est l’historien hambourgeois Fritz Fischer, qui, en 1961, avec le livre Griff nach der Weltmacht (« La quête du pouvoir mondial »), a réduit à néant cette explication commode. Sa thèse fondamentale : l’Etat autoritaire du Reich avait voulu à tout prix que l’Allemagne accède au rang de puissance mondiale ; c’était, selon lui, la seule possibilité d’expliquer les événements de 1914. Paradoxalement, Fischer était un ancien nazi.

Le souvenir de 1914 est resté ainsi un espace d’incertitude historique. Que doit-on souligner à l’occasion de ce centenaire ? Que nous nous réjouissons d’entendre des historiens nous dire qu’outre l’Allemagne, la politique belliqueuse de l’empire des tsars et le revanchisme nourri par les diplomates français depuis 1871 ont aussi joué un rôle ? Ce serait idiot, pour rester poli.

Le 3 août, Joachim Gauck commémorera tous les morts avec le président François Hollande, en Alsace. Peut-être le mieux serait-il, pour le président allemand comme pour tous les hommes politiques du pays, de faire preuve de modestie. Non, 1914 n’a pas été 1939, les armées de l’Allemagne impériale ne se sont pas abattues dans un mélange de haine, de cupidité et de folie sur un monde qui ne rêvait que de paix. Mais, il y a cent ans, l’Allemagne a suffisamment contribué au déclenchement de la guerre pour s’exercer aujourd’hui à l’humilité.

La seule leçon à tirer de l’horreur est de ne pas négliger les institutions de l’Union comme le veut aujourd’hui la mode, de concevoir l’Europe commune non pas comme une formule creuse, mais comme une patrie : exercer la solidarité avec les membres faibles et ne pas calomnier les Etats ayant adhéré récemment en en faisant des couvées de pique-assiettes.

Comme le rappelle l’historien Jörn Leonhard, 1918 a « ouvert la boîte de Pandore ». Xénophobie, revanchisme, conflits frontaliers, idéologies totalitaires, irrationalisme politique en ont été la conséquence et ont fait oublier cette vieille Europe si bien agencée de la Belle Epoque, avec ses frontières ouvertes, sa vie culturelle débordante et sa foi optimiste dans le progrès. En 1914, cette Europe-là s’est effondrée en l’espace de quelques semaines.

Y penser constamment : tel est aussi le message des historiens actuels, dont le propos, contrairement à celui de leurs prédécesseurs, n’est nullement de répartir la culpabilité selon leurs penchants, leur nation ou leur idéologie. La première guerre mondiale peut remonter à un siècle et être aussi éloignée, pour de jeunes lecteurs, que les légions du roi hun Attila, sa signification nous est tout de même beaucoup plus proche. « Depuis la fin de la guerre froide, le système de stabilité globale bipolaire a laissé place à une structure de forces beaucoup plus complexe et plus imprévisible », écrit Clark – un fait qui, selon lui, « invite littéralement à la comparaison avec la situation en Europe en 1914 ».

C’est clairement un appel à entretenir les institutions communes de l’Europe, car elles seules assurent un règlement pacifique des conflits. Pour l’Allemagne, cela implique de faire preuve de prudence à une époque où le prestige de l’UE est plus faible que jamais, cela suppose de ne pas susciter d’angoisses face à une domination réelle ou supposée au centre de l’Europe. Et cela impose de conserver mesure et modération en politique extérieure.

Traduit de l'allemand par Olivier Mannoni