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1961: la «controverse Fischer» secoue l’Allemagne G Offenstadt

La formule disant d’un livre qu’il a «l’effet d’une bombe» est particulièrement adaptée à celui de l’historien allemand Fritz Fischer. En 1961, ce professeur de l’université de Hambourg publie en Allemagne Les Buts de guerre de l’Allemagne impériale, 1914-1918. Bien que le parcours de Fischer ne soit pas celui d’un esprit critique –il fut même membre du Parti nazi–, il entend démontrer que l’impérialisme allemand est le principal responsable du déclenchement de la Première Guerre mondiale.

Selon l’historien, il y a continuité entre la politique allemande de la fin du XIXe siècle et les buts de guerre en 1914-1918 étudiés ici dans le détail: affaiblir la France, mettre à distance la Russie, dominer économiquement l’Europe centrale, faire de la Belgique un Etat vassal… Un des arguments clés de Fischer tient dans le «programme de septembre» (1914), un texte approuvé par le chancelier Theobald von Bethmann-Hollweg. Ce dernier, qui avait jusque-là l’image d’un modéré, semble dès lors le représentant d’un point de vue impérialiste et annexionniste.

Grand coupable

Plus tard, dans Krieg der Illusionen («La Guerre des illusions», Droste, 1969), Fischer radicalise le propos et insiste sur les problèmes économiques de l’Allemagne d’avant-guerre qui renforcent la marche vers l’affrontement. A contre-courant de tout l’effort allemand de l’entre-deux-guerres pour rééquilibrer les responsabilités, Fischer fait donc de son pays le grand coupable de l’hécatombe, portant «la part décisive de la responsabilité historique de la guerre mondiale». Dans la préface à l’édition française (1970), l’historien Jacques Droz considère que Fritz Fischer oblige les Allemands de son temps à une «révision déchirante», à reconnaître que les historiens de l’entre-deux-guerres ont facilité le terrain à Hitler en trompant l’opinion sur les «buts de guerre allemands», en fournissant des arguments à la dénonciation «démagogique» du traité de Versailles (1919).

Le Spiegel écrit alors: «C’est une mine posée sous la bonne conscience des Allemands» et l’on évoque même une «affaire Dreyfus» allemande. Fritz Fischer déclenche un véritable scandale, car ses thèses sortent de l’espace universitaire pour toucher un public bien plus large, jusqu’à mobiliser le gouvernement de Bonn, qui produit un contre-feu. C’est que l’enjeu tient à l’ensemble de l’histoire de l’Allemagne au XXe siècle, aux continuités de «Bismarck à Hitler».

En Allemagne, la polémique fut âpre et les adversaires de Fischer, souvent politiquement conservateurs, assuraient que la politique allemande fut essentiellement défensive, ou que la politique extérieure fut le moteur principal des décisions d’alors. Comme dans l’entre-deux-guerres, à vrai dire, le contexte politique éclaire aussi les arguments et les contre-arguments.

Les thèses de Fritz Fischer, bien reçues dans l’ambiance contestataire des années1960, se sont imposées à de nombreux historiens. Elles ont été infléchies par de nouvelles recherches, soulignant par exemple les différentes positions parmi les dirigeants allemands. Reste que Fischer s’appuie essentiellement sur les sources allemandes et on lui oppose encore que les responsabilités des autres pays se trouvent dans leurs propres documents, comme le soutient aujourd’hui l’historien australien Christopher Clark.

Griff nach der Weltmacht. Die Kriegszielpolitik des kaiserlichen Deutschland 1914-1918, de Fritz Fischer, Droste, 1961. Traduction française : Les Buts de guerre de l’Allemagne impériale 1914-1918, Editions de Trévise, 1970.