Il y a 100 ans ....

Margaret MacMillan : « La discussion sur les causes de la Grande Guerre ne prendra sans doute jamais fin »

Le centenaire de la première guerre mondiale ravive les interrogations sur son déclenchement. Le Monde.fr, en partenariat avec la Mission du centenaire, publie un extrait de Vers la Grande Guerre, comment l'Europe a renoncé à la paix, de l'historienne canadienne Margaret MacMillan, à l'occasion de sa sortie en France.

Ce livre suit les pas de l’Europe jusqu’en 1914 et examine les moments où le nombre d’options possibles s’est réduit. Il y eut par exemple la décision française de rechercher une alliance défensive avec la Russie pour faire face à l’Allemagne, il y eut la décision allemande, vers la fin des années 1890, d’entamer une course à l’armement naval avec la Grande-Bretagne. La Grande-Bretagne améliora ses relations avec la France, puis avec la Russie. Un autre moment-clef vint en 1905-1906, quand l’Allemagne tenta de briser la nouvelle Entente cordiale lors de la première crise marocaine. Cette tentative se retourna contre elle ; les deux nouveaux alliés s’en trouvèrent rapprochés et entamèrent des négociations militaires secrètes qui renforcèrent encore les liens entre la Grande-Bretagne et la France. Les graves crises que l’Europe connut ensuite – la crise bosniaque de 1908, la seconde crise marocaine en 1911, et les guerres balkaniques de 1912 et 1913 – ajoutèrent encore aux rancunes, aux soupçons et aux souvenirs qui façonnaient les relations entre les puissances. Tel est le contexte dans lequel les décisions furent prises en 1914.

Il est possible de rompre avec le passé pour repartir à zéro. Après tout, au début des années 1970, Nixon et Mao décidèrent que leurs deux pays avaient tout à gagner s’ils mettaient un terme à vingt ans d’hostilité. Les amitiés changent, les alliances peuvent être brisées. Après tout, c’est ce que fit l’Italie au début de la Grande Guerre quand elle refusa de combattre aux côtés de ses partenaires de la Triple Alliance, l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne, mais à mesure que les années passent et que s’accumulent les obligations réciproques et les liens entre personnes, cela devient plus difficile. L’un des principaux arguments employés en 1914 par les partisans d’une intervention britannique était que la Grande-Bretagne avait invité la France à compter sur son aide et que l’honneur interdisait de revenir sur cet engagement. Il y eut néanmoins des tentatives, jusqu’en 1913, pour briser le système des alliances. L’Allemagne et la Russie parlaient de temps à autre de régler leurs désaccords, tout comme la Grande-Bretagne et l’Allemagne, la Russie et l’Autriche-Hongrie, la France et l’Allemagne. Par inertie, à cause du souvenir des affrontements passés ou par peur de la trahison, ces tentatives ne débouchèrent sur rien.

 

Malgré tout, nous en revenons finalement à ces quelques personnages, généraux, hommes politiques ou têtes couronnées, qui avaient à l’été 1914 le pouvoir et l’autorité de dire oui ou non. Oui ou non à la mobilisation des armées, oui ou non au compromis, oui ou non à l’exécution de plans déjà tracés par les militaires. Le contexte est crucial pour comprendre pourquoi ils étaient ce qu’ils étaient et pourquoi ils agirent comme ils agirent ; on ne peut cependant minimiser le rôle des personnalités individuelles. Le chancelier allemand, Theobald von Bethmann-Hollweg, venait de perdre son épouse bien-aimée. Cela ajouta-t-il au fatalisme avec lequel il envisageait l’éclatement de la guerre ? Le tsar Nicolas II était fondamentalement de tempérament faible. Il lui était sans doute plus difficile de résister aux généraux qui souhaitaient une mobilisation russe immédiate. Franz Conrad von Hötzendorf, chef d’état-major des armées austro-hongroises, voulait la gloire pour son pays, mais aussi pour lui-même, afin de pouvoir épouser une divorcée.

Quand elle arriva, la guerre fut si terrible qu’on se mit alors à chercher les coupables, et qu’on les cherche encore. Par la propagande et la publication de documents judicieusement choisis, chaque pays belligérant proclama sa propre innocence en pointant les autres du doigt. La gauche accusa le capitalisme ou les fabricants et marchands d’armes, les « marchands de mort » ; la droite accusa la gauche, les Juifs, ou les deux. Lors de la Conférence de la Paix, à Paris en 1919, les vainqueurs parlèrent de faire comparaître les coupables – le Kaiser, quelques-uns de ses généraux et diplomates – mais l’idée ne se concrétisa pas. La question de la responsabilité était centrale parce que si l’Allemagne était responsable, il était juste qu’elle paie des réparations. Si elle ne l’était pas – c’était bien sûr l’opinion générale en Allemagne et, de plus en plus, dans le monde anglophone –, alors les réparations et autres pénalités infligées à l’Allemagne étaient profondément injustes et illégales. Dans l’entre-deux-guerres, la vision dominante devint celle que résumait ainsi David Lloyd George : « Les nations avaient basculé dans le chaudron bouillonnant de la guerre sans la moindre trace d’appréhension ou de désarroi. » La Grande Guerre n’était la faute de personne, ou c’était la faute de tout le monde. Après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs historiens allemands courageux, entraînés par Fritz Fischer, se penchèrent à nouveau sur les archives pour affirmer que l’Allemagne était bien coupable et qu’il existait une continuité sinistre entre les intentions du dernier gouvernement allemand avant la Grande Guerre et les objectifs de Hitler. Leurs propos ont à leur tour été contestés, et le débat se poursuit.

La discussion ne prendra sans doute jamais fin, et je pense pour ma part que certaines puissances et leurs dirigeants étaient plus coupables que d’autres. L’Autriche-Hongrie résolue à détruire la Serbie, l’Allemagne qui soutint l’Autriche-Hongrie jusqu’au bout, la Russie impatiente de mobiliser, toutes les trois me semblent les plus grandes responsables du conflit. Ni la France ni la Grande-Bretagne ne voulaient la guerre, mais elles auraient peut-être pu faire davantage pour l’éviter. Finalement, la question la plus intéressante me semble être la suivante : à l’été 1914, comment l’Europe en est-elle arrivée au point où la guerre était plus vraisemblable que la paix ? Que croyaient faire les décideurs ? Pourquoi n’ont-ils pas reculé à temps comme ils l’avaient déjà fait auparavant ? Autrement dit, pourquoi la paix échoua-t-elle ?