Il y a 100 ans ....

L'Allemagne, une nouvelle grande puissance en 1914

Le nouvel empire allemand, proclamé en janvier 1871 et soumis à l'autorité de la Prusse, est devenu en 1914 la première puissance économique et militaire européenne, devançant la Grande-Bretagne et la France dans de nombreux domaines. Ce IIe Reich, qui rassemble vingt-cinq royaumes et principautés d'Allemagne du Nord, l'Alsace, une partie de la Lorraine et de la Pologne, compte environ 42 millions d'habitants en 1871, et 70 millions en 1913.

Le taux de croissance de son produit intérieur brut est plus élevé que celui des autres pays européens (plus de 2 % en moyenne) et la part des investissements dans celui-ci (près de 20 % au début du siècle) y est deux fois plus élevée qu'en Grande-Bretagne (Histoire des faits économiques, de Jacques Brasseul, Armand Colin, 1998).

Son agriculture, stimulée par une forte demande intérieure, est devenue la plus productive d'Europe, grâce en particulier à l'utilisation des engrais chimiques mis au point par Justus von Liebig (1803-1873).

Son industrie se modernise et se développe à un rythme soutenu et fournit les biens qui étaient auparavant importés (comme le matériel de chemin de fer). L'Allemagne tend à se spécialiser dans l'industrie lourde (charbon, acier, armement…) et dans des produits nouveaux (matériel mécanique, chimie, électricité, automobile).

SIEMENS ET AEG

A la veille de la guerre, la part de l'Allemagne dans la production industrielle mondiale s'élève à 16 % (contre 13 % en 1870), alors que celle de la Grande-Bretagne est passée de 32 % à 14 %, et celle de la France de 10 % à 6 % (celle des Etats-Unis s'élevant, elle, de 23 % à 32 %).

Grâce à des grandes firmes comme Siemens et Allgemeine Elektricitäts-Gesellschaft (AEG), elle occupe la première place européenne dans le secteur de l'industrie électrique (avec une production deux fois plus importante que celle de la Grande-Bretagne et huit fois plus élevée qu'en France), et le rang de premier exportateur mondial.

Si la Grande-Bretagne reste le premier producteur européen de houille en 1913 (avec 290 millions de tonnes), la production allemande est passée de 47 à 190 millions de tonnes entre 1880 et 1913. Et l'Allemagne dépasse désormais la Grande-Bretagne en ce qui concerne la fonte (16,7 millions de tonnes contre 10,4) et l'acier (17 millions de tonnes contre 9), alors qu'en 1880 l'Allemagne ne produisait que 2,4 millions de tonnes de fonte (et l'Angleterre, 7,8) et 2 millions de tonnes d'acier (la Grande-Bretagne, 3,7).

La montée en puissance de l'économie allemande, qui permettra au IIe Reich de défier le reste de l'Europe en 1914, s'explique en grande partie par l'organisation de son secteur industriel. Il est caractérisé par de grandes entreprises capitalistes modernes essentiellement prussiennes, existant avant l'unification, comme Krupp (métallurgie et armement), Siemens (mines, acier, électricité, télégraphe), qui s'entendent pour constituer des cartels (comme dans les houillères de Rhénanie, ou comme celui de la chimie qui regroupe en 1904 AGFA, Bayer et BASF) ou des Konzerns (par intégration verticale).

GRÂCE AU PROTECTIONNISME

Protégées ainsi de la concurrence intérieure et extérieure (grâce au protectionnisme), ces entreprises peuvent investir pour réduire leurs coûts de production, améliorer qualité et quantités des produits.

A côté des grandes entreprises innovantes, dotées de leurs laboratoires de recherche, de multiples petits inventeurs mènent leurs propres expériences qui déboucheront sur des innovations industrielles. Ainsi, et parallèlement aux découvreurs français, les Allemands Nikolaus Otto, Gottlieb Daimler et Karl Benz contribuent à mettre au point entre 1875 et 1885 les premiers véhicules automobiles utilisant l'essence de pétrole.

Si ces initiatives sont le fait d'entreprises privées, l'Etat joue un rôle incitateur pour entraîner l'économie allemande dans la voie d'une croissance rapide : il mène une politique protectionniste, passe commande aux industries d'armement, permettant à l'Allemagne de se doter d'une armée puissante, et pousse à la concentration industrielle et financière.

Et afin d'éviter le risque de mouvements révolutionnaires, le chancelier Bismarck, tout en combattant les idées socialistes, initie une politique sociale préfigurant « l'Etat-providence » : elle vise à améliorer le sort de la classe ouvrière en lui accordant des droits sociaux (assurance sociale en 1883, assurance sur les accidents du travail en 1884, fonds spécial pour les retraites et l'invalidité en 1889…).

L'ESSOR DES CHEMINS DE FER

Sur le plan international, l'Allemagne exporte 15,6 % de sa production nationale en 1913 (dont deux tiers de produits industriels), soit presque autant que la Grande-Bretagne (17,7 %), et beaucoup plus que la France (8,2 %). Si la part de la Grande-Bretagne dans le commerce mondial est toujours la première (avec 16 % du total), la deuxième revient à l'Allemagne (12 %), devant les Etats-Unis (11 %) et la France (7 %).

Les transports sont favorisés par l'essor des chemins de fer : le réseau allemand passe de 6 000 km en 1850 à 19 500 en 1870 et à 61 000 en 1913 (contre 49 500 km en France et 38 000 km en Grande-Bretagne pour cette dernière année).

Parallèlement, la flotte marchande allemande devient la deuxième du monde, derrière celle de la Grande-Bretagne ; sa marine de guerre compte 40 bâtiments (contre 64 pour la Grande-Bretagne et 28 pour la France), et le port de Hambourg est le troisième d'Europe (après Londres et Anvers).

INTÉRÊT TARDIF À PROPOS DES COLONIES

L'Allemagne, qui n'exportait pas de capitaux durant les trois premiers quarts du XIXe siècle, a investi 4,8 milliards de dollars à l'étranger en 1900 (contre 12,1 pour la Grande-Bretagne et 5,2 pour la France), et 6,7 milliards en 1913 (contre 19,5 pour la Grande-Bretagne et 8,6 pour la France).

Cela montre à quel point l'essor économique de l'empire allemand est devenu de plus en plus dépendant de la place qu'il occupe sur la scène mondiale. Cette ouverture est confirmée par l'intérêt tardif exprimé par Bismarck à propos des colonies, comme le montre la tenue à Berlin en 1885 d'une Conférence sur les colonies africaines réunissant les grandes puissances européennes, puis les rivalités franco-allemandes à propos de l'Afrique du Nord (Le Monde du 14 décembre 2013).

Cela ne suffit cependant pas à expliquer le déclenchement de la première guerre mondiale, car il reste à élucider pourquoi la Grande-Bretagne et la France combattirent côte à côte malgré leurs propres rivalités. Peut-être parce qu'elles avaient su dépasser leurs oppositions du passé (et combattu ensemble en Chine et en Crimée), et jugé qu'il fallait mieux unir leurs forces contre ce nouveau venu qui leur avait ravi la première place en Europe, et qui s'attaquait à leur marché intérieur et à leur influence sur les autres continents ?

Pierre Bezbakh (maître de conférences à l'université Paris-Dauphine)