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Gerd Krumeich : « En 1914, les deux camps ont rempli la poudrière »

L’historien allemand Gerd Krumeich, spécialiste de la première guerre mondiale, est professeur émérite à l’université Heinrich-Heine de Düsseldorf et professeur associé à l’Institut d’histoire du temps présent. Il est par ailleurs vice-président du Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne (Somme) et membre du conseil scientifique de la Mission du Centenaire. Son dernier ouvrage, Le Feu aux poudres. Qui a déclenché la guerre en 1914 ?, doit paraître prochainement chez Belin.

Comment les historiens, de 1918 à nos jours, ont-ils analysé les responsabilités dans le déclenchement de la guerre ?

Gerd Krumeich : Il n’est pas toujours facile, à quelque période que ce soit, depuis la fin de la guerre, de distinguer dans la littérature sur le sujet les intentions politiques des approches historiographiques, la volonté de démontrer de la volonté de comprendre.

Dès les années 1920, les sources primaires sont à peu près toutes disponibles. Des journaux personnels ou les Mémoires de tel ou tel protagoniste, voire quelques archives inédites, ont certes été publiés par la suite, mais ils n’apportaient rien de nouveau par rapport aux documents officiels déjà livrés. En 1917, Lénine a rendu publiques les archives de l’Etat tsariste pour dénoncer les « fauteurs de guerre impérialistes », qui étaient pour lui dans les deux camps. Dès 1919, la République de Weimar publie aussi les archives du Reich – 40 volumes au total –, essentiellement pour prouver aux Alliés sa volonté de transparence et de rupture avec le régime impérial. Le ministère des affaires étrangères allemand édite même une revue dont le titre est La Question des responsabilités de la guerre, sous-titrée « Cahiers berlinois paraissant chaque mois pour l’éclaircissement international » : 1 200 pages paraîtront de 1922 à 1942 ! Les Anglais feront de même dans les années 1930. Les Français ne publient les archives du Quai d’Orsay qu’à partir de 1935, et à un rythme plutôt lent. Le dernier volume, qui concerne le traité de Versailles, va paraître en 2018 ! Les seules archives diplomatiques de 1914 qui ne sont devenues publiques que récemment sont celles de la Serbie, mais personne n’est encore allé les regarder de près.

Contrairement à ce qu’affirment certains historiens, il n’y a donc pas de « nouvelles sources » qui aient pu révolutionner la lecture des responsabilités de la guerre, vingt, trente, cinquante ou cent ans après, ce qui est d’ailleurs assez rare en histoire. Ce sont donc bien les interprétations qui ont varié, l’accent mis sur tel ou tel aspect.

Quelles ont été ces interprétations successives ?

En désignant officiellement l’Allemagne comme « l’agresseur », l’article 231 du traité de Versailles, en 1919, semble fixer pour la postérité la responsabilité du déclenchement de la guerre. Dans les dix ans qui ont suivi, les historiens allemands « sérieux » n’ont pas osé se risquer sur ce terrain délicat. Mais de nombreux politiciens, journalistes ou anciens militaires, en Allemagne, y compris à gauche, ont mis en cause cette interprétation, en s’appuyant justement sur la publication des archives.

En France, l’ouvrage majeur a été celui de Pierre Renouvin [Les Origines immédiates de la guerre, Alfred Costes, 1925] : sur le déroulement et l’enchaînement exact des faits au cours de l’été 1914, on n’a guère fait mieux depuis. Pourtant, Renouvin n’a jamais été traduit en allemand ! Certes, son ouvrage conforte la thèse de la responsabilité allemande : l’Allemagne déclare la guerre parce que le plan Schlieffen [plan d’attaque de la France mis au point au début du XXe siècle] nécessite de déclencher les hostilités avant que la mobilisation russe ne soit achevée. Toutefois, comme l’a montré un ouvrage de l’historien allemand Stefan Schmidt édité en 2009, Pierre Renouvin était un conseiller de Raymond Poincaré [président de 1913 à 1920]. Après le conflit, celui-ci, surnommé « Poincaré la guerre », était l’objet de violentes attaques des milieux pacifistes et de l’opposition, qui dénonçaient son attitude « jusqu’au-boutiste » lors de la crise de 1914.

Ce n’est que dans les années 1930 que d’autres historiens « sérieux » commencent à s’emparer de la question, parce que le 10e anniversaire de la fin de la guerre et les romans de « témoignage » (comme ceux de Roland Dorgelès, Erich Maria Remarque ou Ernst Jünger) qui fleurissent à l’époque renouvellent l’intérêt du public. Les travaux des historiens américains Bernadotte Schmitt, Sidney Bradshaw Fay et Harry Barnes, publiés à la fin des années 1920, et surtout ceux du journaliste italien Luigi Albertini, qui complète les archives par la lecture de tous les articles de la presse européenne de 1914 et par l’interview systématique des protagonistes encore vivants de la « crise de juillet », apportent une vision plus nuancée des responsabilités – bien que le travail d’Albertini ne soit paru en italien qu’en 1940 et traduit en anglais qu’en 1952 [The Origins of the War of 1914,Enigma]. C’est au final l’ouvrage le plus complet à ce jour sur la crise de l’été 1914.

Dès 1932, Pierre Renouvin lui-même a signé un article fameux dans la Revue historique, dans lequel il admet qu’on ne peut parler de « responsabilité unilatérale » et estime que l’article 231 du traité de Versailles est plus un moyen juridique de fonder le paiement des indemnités de la guerre que l’affirmation d’un fait historique. C’est une approche que les Allemands utiliseront aussitôt pour justifier leur non-paiement.

Comment l’arrivée d’Hitler au pouvoir affecte-t-elle les approches de chaque côté du Rhin ?

Dans la France des années 1930, il y a une tendance de certains milieux de droite, qui voient d’un bon œil l’ascension du nazisme – et qui seront dans les rangs des futurs collaborateurs –, à minimiser la responsabilité allemande, ou en tout cas à l’estimer partagée. Ce qui est alors mis en avant est le soutien inconditionnel des Français aux Russes, et celui des Russes aux Serbes. Cela aurait poussé l’Allemagne à déclarer la guerre.

Mais le débat historiographique, qui commence à se développer, est interrompu par la montée de la menace nazie et la seconde guerre mondiale. La traduction du livre de Luigi Albertini en 1952 passe plutôt inaperçue. C’est pourtant la même année que le premier accord franco-allemand de l’après-guerre porte sur le contenu des manuels scolaires, d’où doit être supprimée toute notion de responsabilité unilatérale dans le déclenchement de la Grande Guerre : un accord scrupuleusement appliqué par l’Allemagne, beaucoup moins en France. En Allemagne, la tendance historiographique dominante dans les années 1950 est de ne retenir que ce qui peut expliquer l’avènement d’Hitler, en l’espèce « l’humiliation » de Versailles.

Dans les années 1960, cette interprétation est-elle remise en cause ?

En 1961, la publication de l’ouvrage de Fritz Fischer [Griff nach der Weltmacht. Die Kriegszielpolitik des kaiserlichen Deutschland 1914-1918, Drosde] change complètement la vision qui prévalait dans les années 1950. Pour lui, il existe une filiation directe entre la seconde guerre mondiale et le militarisme allemand, entre le nazisme et le régime autoritaire du Kaiser, une alliance des élites militaires, industrielles et politiques qui conduit à la guerre. Celle-ci, au contraire de ce que dit l’historiographie allemande classique, n’est pas un « accident ». En s’appuyant sur les archives allemandes datant du tout début du conflit concernant les « buts de guerre » de Berlin, il estime que l’Allemagne a sciemment déclenché la guerre, une volonté qu’il jugera, dans ses ouvrages postérieurs, encore plus radicaux, présente dès 1912. Cette analyse correspond au sentiment de culpabilité qui pèse alors sur toute la génération allemande des années 1960 – la mienne – qui rejette les explications que leurs aînés essaient de trouver au triomphe du nazisme et à la seconde guerre mondiale.

L’historiographie d’Allemagne de l’Est, en particulier avec Fritz Klein, met en avant les origines plus lointaines que la seule crise de juillet, en analysant la rivalité des impérialismes européens selon la grille de lecture léniniste de l’inéluctabilité de la guerre dans une économie capitaliste. Cette approche « par le temps long », qui domine dans les années 1970, fait un peu oublier la polémique sur la responsabilité allemande née du livre de Fritz Fischer, dont il s’étonnait d’ailleurs, en expliquant s’intéresser lui aussi aux causes plus lointaines.

Il en est de même dans les années 1980 à 2000, car l’historiographie est alors dominée par l’histoire sociale et culturelle, qui s’intéresse aux civils de l’arrière ou aux « expériences de guerre » du soldat dans les tranchées, et bien peu aux décisions politiques, diplomatiques ou militaires. Dans les années 1980, les ouvrages de l’Américain Samuel Williamson, ou des Autrichiens Manfried Rauchensteiner et Fritz Fellner, exploitant les sources austro-hongroises, mettent en avant l’importance de l’ultimatum de Vienne à Belgrade dans le déclenchement du conflit, mais cela ne change guère la vision d’une Allemagne responsable, puisque Berlin soutient l’Autriche dans son attitude radicale contre la Serbie.

>> Lire l'article de l'historien Nicolas Offenstadt : « 1961 : la controverse Fischer secoue l'Allemagne ».

Cette vision est-elle toujours privilégiée ?

Dans les années 2000, elle est vraiment remise en cause, à travers les ouvrages de Sean McMeekin, notamment le dernier, The Russian Origins of the First World War (Harvard University Press, 344 p., 17,10 €). Cet historien américain insiste sur les responsabilités des Etats serbe et russe, qui couvrent ce qui reste, tout compte fait, un assassinat terroriste. Sean McMeekin démontre l’agressivité russe en présentant le ministre des affaires étrangères d’alors, Sergueï Sazonov, comme l’artisan de la guerre. Pour l’historien, les Allemands n’y seraient donc pour rien.

On peut aussi citer l’Australien Christopher Clark [Les Somnambules, Flammarion, 668 p., 25 €], qui, renouant avec l’approche des années 1930, minimise la responsabilité allemande en estimant que l’ensemble des dirigeants européens ont concouru aveuglément au déclenchement de la guerre. Il est très critique à l’égard des Serbes, allant jusqu’à rapprocher leur attitude d’alors de leur comportement dans la guerre civile yougoslave de 1991 à 1995. Il dédouane Vienne, dont l’ultimatum ne serait pas plus inacceptable que celui de l’OTAN à la Serbie, en 1994. Et il accuse les hommes politiques russes et français d’avoir appuyé sans sourciller la position serbe, sans tenir compte des craintes allemandes d’un « encerclement ».

Cette démarche rencontre un immense succès en Allemagne – le livre est réédité douze fois –, parce que, outre l’effet de l’approche de la date du centenaire, il correspond à un changement profond de la culture politique des nouvelles générations en Allemagne. La fin de la guerre froide a permis à Berlin de redevenir un acteur politique qui compte : il est donc pertinent de s’intéresser aux processus de décision. Par ailleurs, l’amenuisement de la dissuasion nucléaire rend à nouveau possible une guerre entre grandes puissances : il est tout aussi pertinent de s’intéresser à la façon dont s’enchaînent les décisions qui peuvent y conduire.

Quelle est votre propre analyse ?

L’argument selon lequel l’Allemagne n’aurait pas de responsabilité dans le déclenchement de la guerre est de mauvaise foi. Il est certain qu’il y a une volonté serbe de ne pas plier face à l’Autriche, qu’il y a une volonté autrichienne de détruire la Serbie, une volonté allemande de tester la volonté russe de soutenir la Serbie et une volonté française d’encourager la Russie à ne pas laisser tomber la Serbie.

La thèse d’un été paisible et serein interrompu par la surprise d’une guerre impromptue ne tient pas non plus. Les deux camps ont rempli peu à peu la poudrière durant les années précédentes, mais il est incontestable que ce sont les Allemands qui y mettent le feu. Le cœur du problème est, comme l’avait déjà montré Pierre Renouvin, la mobilisation russe : les Allemands pensaient qu’ils ne pouvaient pas arrêter la mécanique lancée par la mise en œuvre du plan Schlieffen. Rappelons que l’armée française avait l’ordre de laisser 10 kilomètres entre son front et l’armée allemande. C’était symbolique, mais fondamental : il s’agissait de prouver, à l’opinion française comme au gouvernement britannique, dont l’engagement n’était pas si assuré, que l’Allemagne était bel et bien l’agresseur.

Mais rappelons que, dans les archives françaises publiées après-guerre, une dépêche du 31 juillet 1914 envoyée à Paris par l’ambassadeur français en Russie, Maurice Paléologue, indique que « la Russie a mobilisé, à la suite d’informations sur les mobilisations autrichienne et allemande ». Or, ce texte a été modifié pendant la guerre : la dépêche réelle, que l’on a retrouvée, stipule seulement « la Russie a mobilisé »…

Pour vous montrer à quel point historiographie et enjeux politiques restent indissociables, j’ai reçu un appel d’un éditeur de Belgrade, qui avait entendu dire que mes travaux contredisaient en partie ceux de Christopher Clark : il voulait traduire mon livre en serbe !