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Centenaire et enseignement de l'histoire en Allemagne

Si, en ce printemps 2013, on interrogeait un professeur d’histoire allemand sur le prochain Centenaire, on entendrait sans doute la réponse « Quel centenaire ? ». En effet, la Première Guerre mondiale a disparu de la conscience publique allemande et elle ne joue plus un rôle très important dans l’enseignement de l’histoire à l’école.

Le problème qui n’en est plus un : continuité et rupture dans l’histoire allemande

Il n’en a pas toujours été ainsi. Jusque dans les années soixante-dix, la question de la « responsabilité de guerre » et la controverse relative à la thèse de l’historien hambourgeois Fritz Fischer, qui attribuait la responsabilité cruciale de la Première Guerre mondiale à l’Empire allemand, ont joué un rôle majeur dans l’enseignement de l’histoire à l’école. On trouvait dans tous les manuels des dossiers historiographiques qui confrontaient l’interprétation de Fischer sur la crise de juillet avec les prises de position de ses critiques, et qui présentaient des extraits de documents-clé de la diplomatie allemande de l’époque. Aujourd’hui, comme la controverse de Fischer est devenue l’histoire elle-même, et qu’un point de vue davantage critique sur la politique allemande d’avant 1914 a vu le jour en Allemagne, ces dossiers très documentés ont disparu. Néanmoins, l’approche didactique révèle l’importance que la Première Guerre mondiale avait dans l’ancienne République fédérale d’Allemagne avant la réunification avec l’Allemagne de l’Est : la question centrale était la continuité de la politique extérieure allemande entre les années 1870, 1914 et 1939. Si les puissances européennes ne s’étaient pas « fourrées » dans la guerre en 1914, mais s’il y avait eu en 1914 une intention allemande de déclencher la guerre, alors la dictature et l’expansion nazies pourraient ne pas apparaître comme un « accident » dans l’histoire allemande mais comme le résultat d’une « coalition des élites », comme un point final de la « continuité des structures de pouvoir en Allemagne des années 1871 à 1945 », comme Fischer l’expliquait. Aujourd’hui, ce débat est clos, comme nous l’avons déjà exposé, puisque la responsabilité prépondérante de l’Empire allemand dans le déclenchement de la Première Guerre mondiale n’est guère contestée par les historiens, et les manuels d’histoire se rangent à cet avis de sorte que, actuellement, les livres d’histoire allemands présentent la politique étrangère allemande d’avant 1914 de manière souvent plus critique que les manuels français.

La Première Guerre mondiale dans l’enseignement de l’histoire du système scolaire fédéral allemand

En Allemagne, l’école et l’enseignement ne sont pas gérés comme en France de façon centralisée. Les Länder allemands qui sont des Etats souverains en matière d’éducation et de formation, tranchent eux-mêmes sur les questions liées aux types d’écoles et sur le contenu des enseignements. C’est ainsi qu’en Allemagne, il y a jusqu’à 16 programmes scolaires différents (pas seulement) pour l’histoire, lesquels ont des approches très différentes. En ce qui concerne la Première Guerre mondiale, on peut grossièrement présenter les choses comme suit :

Au niveau scolaire correspondant au Collège français, l’histoire est enseignée une ou deux heures par semaines selon le Land, étant entendu qu’un cours allemand dure 45 minutes. Les programmes consacrent entre quatre et sept heures de cours à la Première Guerre mondiale par un parcours chronologique des faits historiques. L’enseignement est souvent présenté sous le signe de « la catastrophe originelle du XXe siècle ». Le Land de Rhénanie-Palatinat qui se situe à la frontière française, propose même une excursion à Verdun.
Au niveau scolaire correspondant au Lycée français – le lycée représentant les trois années préparant au baccalauréat -, la Première Guerre mondiale a quasiment disparu des programmes d’enseignement, sauf en Rhénanie-du-Nord – Westphalie. Les enseignements ont lieu généralement sous forme de séquences thématiques. La Première Guerre mondiale n’apparaît plus généralement au programme, mais si elle apparaît – dans la mesure où le XIXe siècle est traité - elle n’est présentée que comme l’aboutissement de l’impérialisme du XIXe siècle, sans que la guerre en tant que telle, les combats et les destructions, soient thématisés.
Ces constatations montrent clairement que la Première Guerre mondiale n’est pas la « Grande Guerre » pour les Allemands.

Journées de commémoration dans les écoles allemandes

Il n’y a pas vraiment de journées spéciales du souvenir ou de commémoration de la Première Guerre mondiale. En dépit de la diversité existant entre les 16 Länder, on note toutefois deux dates qui sont tout particulièrement retenues dans l’enseignement dans toute l’Allemagne fédérale.

Il s’agit d’une part du 9 novembre, la date sans doute la plus complexe de l’histoire contemporaine allemande, qui montre également que le souvenir de la Première Guerre mondiale est supplanté par d’autres événements plus importants pour l’Allemagne d’aujourd’hui. Le 9 novembre 1918, le social-démocrate Philipp Scheidemann proclame la « République allemande », peu avant la proclamation d’une « République socialiste libre d'Allemagne » par le communiste révolutionnaire Karl Liebknecht. Le 9 novembre 1923, c’est le putsch d’Adolf Hitler à Munich (la célèbre « Marche sur la Feldherrnhalle »). Enfin, le 9 novembre 1989, on assiste à la chute du Mur de Berlin. Mais ces événements sont éclipsés par la date du 9 novembre 1938, celle du pogrom de la « Nuit de cristal », lorsque les nazis ont ordonné un pogrom contre la population juive en Allemagne, qui s’est heurté dans quelques endroits seulement à la résistance de la population non juive (comme par exemple à Berlin où la « Nouvelle synagogue » a été sauvée par l’intervention courageuse d’un officier de police non juif). Les synagogues ont été incendiées presque partout en Allemagne, les commerces et les logements des Juifs pillés et saccagés. De nos jours, des commémorations ont lieu chaque année le 9 novembre dans quasiment toutes les villes allemandes sur les anciens sites des synagogues détruites ou autres mémoriaux ; elles sont souvent organisées par des élèves. Ces manifestations sont considérées en Allemagne comme extrêmement importantes pour la formation politico-historique et citoyenne de la jeunesse parce que – au-delà du souvenir des victimes - elles thématisent les manquements de l’opinion publique allemande et en particulier des élites allemandes et donnent ainsi une forte impulsion à l’engagement en faveur des valeurs démocratiques.

La deuxième date de commémoration retenue par toutes les écoles allemandes de la République fédérale est le 27 janvier - instituée journée internationale à la mémoire des victimes de la shoah - car c’est la date anniversaire de la libération en 1945 du camp de concentration d’Auschwitz par l’Armée rouge. Le 27 janvier est devenu depuis 1996 une date officielle de commémoration en Allemagne Fédérale.

La dictature nazie tient donc une place importante dans l’enseignement de l’histoire à l’école. Elle est la face négative devant laquelle la République fédérale se définit comme la première réussite démocratique de l’histoire allemande. Ceci est d’autant plus vrai depuis l’unification des deux Etats allemands en 1990. Depuis cette date, on accorde en effet une importance particulière à la deuxième dictature allemande, la RDA, parce que le processus d’unification avec la République fédérale a assemblé deux sociétés ayant évolué très différemment et marque encore la situation actuelle de l’Allemagne réunifiée. L’histoire de la RDA est par conséquent indispensable pour comprendre certaines turbulences économiques, sociales ou politiques de l’Allemagne unifiée.

Deux événements ont donc une importance centrale dans l’enseignement de l’histoire en Allemagne : la dictature nazie et la division de l’Allemagne jusqu’à la réunification des deux États allemands en 1990.

La « Grande Guerre » des Allemands

La Première Guerre mondiale fait pâle figure devant ces événements. S’il est question de guerre, on pense presque toujours aussitôt à la Seconde Guerre mondiale qui est pour les Allemands la « Grande Guerre », pour reprendre l’expression française. Il faut se rappeler quelques chiffres pour saisir cette grande différence par rapport à la France. Du fait de la Seconde Guerre mondiale, quelque 4,5 millions de soldats allemands sont morts. Il y a eu 11 millions de prisonniers de guerre allemands en 1945, 2 millions de civils allemands ont perdu la vie en raison du conflit (bombardements, fuite des territoires de l’Est) et 12 millions d’Allemands ont dû fuir leur terre d’origine à l’Est de la ligne Oder-Neisse. En revanche, la Première Guerre mondiale ne s’est quasiment pas déroulée sur le sol allemand. Même si la population allemande a évidemment été profondément marquée par la guerre - il faut se rappeler les deux millions de soldats morts à la guerre ou les conséquences du blocus maritime britannique -, ces événements ont été détrônés de nos jours par la Seconde Guerre mondiale, bien plus récente. Contrairement à la France, il n’existe pas en Allemagne de cimetières militaires pour les soldats morts lors de la Première Guerre mondiale (si l’on fait abstraction des longues listes des morts inscrits dans les églises ou des monuments aux morts dans les villages) mais très souvent des monuments aux morts des années vingt dont les inscriptions sont rejetées aujourd’hui parce qu’elles sont considérées comme militaristes et nationalistes. Mais il y a dans chaque ville allemande un lieu du souvenir qui rappelle les crimes nazis.

Si l’on parle aujourd’hui de guerre dans les familles allemandes, on n’évoque pas, en règle générale les histoires de l’arrière-grand-père ou du grand-père qui a combattu à la bataille de Tannenberg, à Verdun ou dans la Somme pendant la Première Guerre mondiale, mais il sera question du grand-père ou du père qui a été sur le front russe ou prisonnier de guerre durant la Seconde Guerre mondiale. On raconte également dans les familles la vie des grand-mères ou des parents qui ont connu la guerre alors qu’ils étaient enfants : récits des nuits dans les caves ou les bunkers pendant les bombardements alliés sur les villes allemandes, récits d’attaques aériennes ou de fuite de la Prusse orientale devant l’Armée rouge en février 1945. Ces souvenirs de famille posent problème aux historiens et professeurs d’histoire car les Allemands se présentent dans ce cas comme des victimes, les récits de vie personnelle étant nécessairement subjectifs. Mais ainsi, les raisons profondes des événements sont souvent mises aux oubliettes, comme si l’Allemagne n’était pas à l’origine de la guerre. Dans ce contexte, l’enseignement de l’histoire à l’école exerce un rôle important en termes d’éducation et d’information, afin de prévenir la formation de mythes. Sur ce point, la Première Guerre mondiale ne joue pas un rôle majeur.

Scepticisme par rapport à l’histoire militaire et à l’histoire de la guerre

Mais cette situation influence profondément la mémoire allemande de la Première Guerre mondiale, car l’année 1945 est comprise comme une date de rupture fondamentale. L’Allemagne désormais réunifiée se considère comme un État démocratique et pacifique qui, certes, ne renie pas les tendances prédominantes de l’histoire allemande jusqu’en 1945 mais qui veut s’en démarquer de manière positive. Il en résulte un grand scepticisme par rapport à l’histoire militaire et de la guerre et par rapport à toute forme d’intervention de l’armée. C’est la raison pour laquelle l’armée allemande (la Bundeswehr) n’organise aucun défilé militaire. Lorsque le service militaire obligatoire existait encore (il a été supprimé en 2011), et que de jeunes militaires s’engageaient publiquement, les cérémonies étaient toujours perturbées par des manifestants car ce qui est militaire – selon leurs convictions – n’entre pas dans le champ de la société civile, ne doit pas s’exposer sur la place publique et dans les rues mais uniquement dans les casernes, et a fortiori pas à l’école. Ainsi en 2013, trois écoles qui n’ont organisé aucune réunion d’information dans leurs locaux avec l’armée allemande se sont vu décerner le prix de la Paix d’Aix-la-Chapelle car, d’après les arguments invoqués, les jeunes doivent « s’engager pour la liberté et la justice dans la paix, sans violence ni guerre ». Les représentants d’une armée ne pouvaient pas remplir une telle mission.

Dans les cours d’histoire, les faits militaires ou les batailles ne sont quasiment jamais abordés. Les soldats allemands ne sont pas présentés dans leurs actes comme des héros ou des exemples sur le plan militaire, mais dans le meilleur des cas comme des corrompus ou des aveugles dont les succès militaires ont assuré le fonctionnement des camps de concentration. Un regard un peu positif de l’action des soldats allemands avant 1945 n‘est possible que de manière limitée, même lorsque l’on considère la résistance militaire à Hitler.

La distance par rapport à l’Empire allemand

Les soldats de la Première Guerre mondiale et leurs actes militaires ne forment pas pour les Allemands une représentation positive, nationale ou patriotique, au-delà du milieu nationaliste d’extrême droite. La plaque commémorative dédiée au dernier Poilu français dans la Cour du dôme des Invalides « la Nation témoigne sa reconnaissance envers ceux qui ont servi sous ses drapeaux en 1914-1918 » serait impensable en Allemagne, parce que l’Allemagne fédérale ne s’identifie pas à l’Empire allemand, qu'elle considère comme un contre-exemple de démocratie, tandis que la Ve République française s’appuie sur les valeurs démocratiques et républicaines de la IIIe République et s’inscrit sciemment dans la continuité de l’histoire française. Les instructions des programmes scolaires établissent clairement ce rapport différencié avec le passé. Dans l’actuel programme français de la classe de Première, la IIIe République est traitée sous le titre de « L'enracinement de la culture républicaine (les décennies 1880 et 1890) ». Le programme introduit en 1999 en Rhénanie-du-Nord – Westphalie, le Land le plus important d’Allemagne, pour les classes du niveau collège en France, présente l’Empire allemand sous le titre « l’État comme cour de caserne ».

Cette approche didactique montre d’une manière exemplaire la distance que les Allemands prennent vis-à-vis des événements de leur propre histoire. Celle-ci détermine aussi les représentations que les manuels scolaires allemands donnent des combats. Les courriers aux armées et les photographies qui les accompagnent sont souvent les principaux médias de l’approche didactique. Ils montrent combien l’enthousiasme initial des soldats a évolué en une profonde désillusion dès lors qu’ils ont vécu la réalité de la guerre. Les documents se terminent souvent par une mention très sobre concernant la mort du protagoniste. Les élèves apprennent ainsi que les actes militaires n’ont au fond aucun sens puisqu’ils détruisent les relations humaines. Ils ne peuvent donc pas servir d’exemple ou faire l’objet d’une pensée positive, à plus forte raison si l’on considère le caractère aujourd’hui absurde des objectifs de guerre allemands. Ainsi, la phrase qui est employée dans le « Rapport Zimet » pour décrire un aspect important du Centenaire pour la France – « Le Centenaire révèlera en effet aux Français l’effort inouï dont ils furent capables, ensemble, il y a cent ans. Il fera résonner, au sein du corps social, le souvenir de l’incroyable transhumance collective que les Français accomplirent durant « leur » Grande Guerre. » (p. 12) – serait impensable en Allemagne.

Se rappeler la Première Guerre mondiale

Mais ces exemples montrent aussi que les événements politiques et militaires de la Première Guerre mondiale ne sont plus l’objet de représentations et interprétations déformées et rabaissant les autres nations. Si l’on observe les images que les manuels scolaires allemands et français donnaient par le passé, on note un grand progrès que l’on oublie trop facilement parce que les relations franco-allemandes ont évolué avec le temps en relations étroites entre partenaires. Les événements historiques ne divisent plus les Allemands et les Français mais les cultures du souvenir et les approches didactiques respectives peuvent susciter des malentendus d’autant qu’il y a le risque que, par ignorance, chacun interprète les formes de souvenir et d’enseignement de l’autre avec ses propres modèles de perception, ce qui peut donner lieu à de fâcheux raccourcis.

La commémoration commune de la Première Guerre mondiale doit donc consister avant tout en une sensibilisation à ces approches différentes de l’histoire. Cela permet de prévenir les erreurs de perception et les interprétations unilatérales parce que la relativité des positions de chacun est claire. Le livre d’histoire franco-allemand, par exemple, a réussi à réaliser une telle présentation commune, qui tient néanmoins compte des différentes particularités et perspectives. La perspective binationale qui a été choisie ne réduit absolument pas la guerre en une guerre franco-allemande. Au contraire, elle répond tout particulièrement aux besoins d’un espace de commémoration européen multiple parce qu’elle montre qu’il n’y a pas qu’un seul et unique point de vue, mais que l’opinion de chacun et les besoins d’interprétation du présent déterminent les points de vue. En ce sens, les Allemands et les Français peuvent coopérer de manière fructueuse, le regard tourné vers l’Europe, comme cela est inscrit dans le « Rapport Zimet » – « La création d’un socle mémoriel et culturel franco-allemand solide et confiant sera déterminant pour la réussite du Centenaire » (p. 24). À cela s’ajoutent, outre les projets de grands musées nationaux, des initiatives régionales et locales très prometteuses qui rendent compréhensibles les différents points de vue individuels, nationaux et sociaux par rapport à la Première Guerre mondiale et donnent l’occasion d’échanges mutuels. L’association des professeurs d’histoire de Basse-Saxe prépare par exemple pour février 2014 une journée pédagogique à Hanovre qui prend en considération la perspective franco-allemande. De même, le Musée d’histoire culturelle de la ville d’Osnabrück a lancé un projet franco-allemand au sein duquel des élèves des deux pays élaborent ensemble une exposition sur la Première Guerre mondiale.