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Voici affaire de métaphysique

 

De l'Universel
1 Glissade de moins en moins discrète 2 Affaire de mémoire, d'histoire, de méthode ; de principe 3 Vanité 4 Un chemin très escarpé 5 Affaire de métaphysique 6 Au bilan

La seule question qui importe ici est celle de l'Universel dont j'ai suggéré qu'on ne pouvait ni en réalité ne voulait s'en séparer. Que cet universel ait un sens religieux, mais aussi logique, mais encore politique - tant il est vrai que la gauche est trempée de cet universel-là - mais anthropologique encore, oui sans doute : c'est pourtant son versant métaphysique que je voudrais creuser ici.

Prologue : l'appel

 

Dans le monothéisme abrahamique cet universel sans doute est à la croisée du Qui est (Ex,3,14) et du λόγος (Jn, 1, )

Car cet universel parle et fait parler.

Moïse faisait paître le troupeau de Jéthro, son beau-père, sacrificateur de Madian; et il mena le troupeau derrière le désert, et vint à la montagne de Dieu, à Horeb.
L'ange de l'Éternel lui apparut dans une flamme de feu, au milieu d'un buisson. Moïse regarda; et voici, le buisson était tout en feu, et le buisson ne se consumait point.
Moïse dit: Je veux me détourner pour voir quelle est cette grande vision, et pourquoi le buisson ne se consume point.
L'Éternel vit qu'il se détournait pour voir; et Dieu l'appela du milieu du buisson, et dit: Moïse! Moïse! Et il répondit: Me voici!
Dieu dit: N'approche pas d'ici, ôte tes souliers de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte. 3
Et il ajouta: Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob. Moïse se cacha le visage, car il craignait de regarder Dieu.
(Ex 3,1-6)

Dont la 1e figure est celle de l'appel : Voix venue des cieux, ciel qui s'entrouvre, flammes comme ici ou lumière aveuglante. Celui à qui l'on parle est homme ordinaire, sans doute préparé dans les desseins divins mais qui l'ignore ; est d'abord quelqu'un qu'on appelle, que l'on vient chercher, à qui l'on confie une mission mais que donc, on détourne de son chemin. Tel est Moïse, au destin particulier néanmoins, puisque fils d'esclaves ayant échappé au massacre des nouveaux-nés mâles, élevé, qui plus est, et adopté par la famille de Pharaon, il est deux fois celui qui n'a pas de terre. Celui qui ne peut revenir en arrière, condamné à errer. Il est alors berger aux pieds du Mont Horeb. Il y reviendra. Or qu'est un berger sinon celui, qui n'ayant pas de terre, baguenaude et fait paître son troupeau sur ces terres qui n'appartenant à personne sont à tout le monde. De-ci ou delà , aux gré des bêtes qui avancent ou se perdent : le chemin du berger n'est jamais droit. Non qu'il manquât de méthode - son métier est rigoureux qui consiste à la foi à éparpiller son troupeau pour qu'il trouve à se nourrir et à le rassembler sans perdre jamais une seule tête : il ne cesse d'être dans cet αγω d'où nous avons tiré action ; qu'il coagule ou exagère, le mouvement y est comme celui, alternatif, d'une respiration, tantôt en contraction, tantôt en expansion. Descartes a définitivement tort : l'être se dévoile par les pâtres et les tisserands ; or leurs chemins ne sont jamais droits. Qui plus est la voix, ou le signe, le détourne.

Y a-t-on déjà songé ? pour que la révélation s'opère, il faut bien entendu qu'il y ait parole ou signe mais, de l'autre côté, évidemment quelque oreille pour l'entendre ou œil pour le voir. Ce qui précisément n'est pas toujours le cas :

En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.
La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres (σκοτία) ne l'ont point reçue Jn, 1,5

Peut-être en va-t-il ici comme dans les sciences où l'insolite, le nouveau ou le hasard ne favorisent que des esprits préparés. Pourtant à scruter le parcours de Moïse ou de Saül de Tarse on parierait plutôt du contraire. Moïse était violent et attaché à sa famille d'adoption ; Saül sans toutefois renier ses origines se voulait homme de son temps et fonctionnaire zélé que ce soit comme collecteur des impôts ou comme pharisien, pourfendeur des chrétiens.

Ce que ces deux-là ont de commun, comme souvent dans le collège des intermédiaires, c'est d'être des hommes mêlés. Paul est citoyen romain, juif mais formé plutôt dans la tradition des Septante grecs : il sera l'homme de l'universel - c'est-à-dire de la catholicité - assurant le passage vers l'Occident. Avec lui, ce qui n'ira pas sans problème, le christianisme cessera d'être affaire orientale et juive pour devenir grecque, dans une moindre mesure; romaine surtout.

Lui aussi sera appelé ou plutôt interpellé : si l'on suit les textes qui y font référence [1]ce fut un choc, d'abord une blessure; L'iconographie a rajouté tardivement une tombée de cheval qui n'est pas dans les textes - les trajets se faisaient alors le plus souvent à pied : c'était manière de désigner la bourrasque qui l'atteignit qui d'un puissant faisait un être désormais fragile et incertain. L'appel d'abord vous égare et éblouit comme en la caverne de Platon.

L'homme est à terre ; terrassé donc. Jamais l'apparition divine n'est anodine qui, pour bienveillante qu'elle se veuille, s'accompagne toujours de tempétueuse admonestation. Ce serait se consumer que de voir la face divine pour Moïse - avertissement bien plus tragique que l'éblouissement de la caverne - c'est être aveuglé fût ce provisoirement pour Paul.

Les voici tous les deux détournés de leur chemin et ne pouvant plus le reprendre comme si de rien n'était. Point de rupture - elle n'est pas épistémologique celle-ci mais en a le même effet - plus rien ne sera comme avant ; mais surtout l'homme en sera à proprement métamorphosé. Quand il arrivera à Damas au lieu de pourchasser les chrétiens qui s'y étaient réfugiés, il se convertira, se fera baptiser. Retournement. Quant à Moïse, il retournera en Egypte en libérer son peuple et le mener en Terre Promise. Berger il restera mais de son peuple.

Signe s'il en est, que le voyage n'est jamais simple transhumance. Les voici tous les deux basculés par un autre monde, vers un autre univers.

Chez Le Caravage, le cheval prend presque tout l'espace de la toile ; la présence céleste est ici absente contrairement à la première version du tableau : je veux dire, elle n'est pas représentée. L'événement a eu lieu : nous ne sommes plus dans l'action mais dans ce mouvement tout intérieur qui fait l'âme troublée regarder ailleurs. Il reste quelque chose de la puissance céleste : ce cheval que l'on retient face à Paul, représenté ici jeune, bras implorant ; l'épée de côté, déjà inutile.

La lumière viendra plus tard : à peine suggérée par cet orange de la tunique.

J'aime assez ce jeu d'ombre et de lumière : autant que ces Ténèbres où il est plongé mais d'où mieux qu'ailleurs fusera le renouveau. Ténèbres qui ne sont pas encore l'enfer mais ce seul truchement par quoi la métamorphose peut advenir. L'œuvre même de la révélation. J'aime que ces ténèbres - σκοτία - aient même racine que σκια- l'ombre.

J'aime assez ces formes de résurrection à soi-même que représentent ces conversions subites qui sont en vérité des appels. Point de jugements ici des actes passés, mais injonction à réaliser demain ce pourquoi on a été appelé.

Il fait bon interroger parfois les mots - et c'est ici que commence résolument la métaphysique plutôt qu'en de vastes approches historiques. Du latin resurgere - se relever ou se lever à nouveau qui donnera aussi resurgir - le terme dit exactement la condition de Paul : à terre, il se relèvera, aidé par les siens, n'y voyant plus rien. Mais celui qui se relève n'est déjà plus le même. On a, du fait du dogme, malencontreusement réduit la résurrection à ce passage un peu magique, miraculeux de trépas à vie quand il désigne ces relevailles fondatrices. Tertullien l'avait deviné sans que ceci puisse être un hasard : le baptême est résurrection.

Comment ne pas songer à cet étrange texte de Zweig - la résurrection de Haendel - racontant la crise d'apoplexie qui le laissa paralysé mais dont à force d'énergie et d'entêtement il s'extirpa comme on revient des Enfers. Mais, seconde épreuve qu'il allait devoir essuyer, ses opéras cessant d'avoir du succès, le laissent quasiment ruiné. Désespéré, prêt à renoncer à tout, jusqu'au moment où il trouve en son courrier livret pour un oratorio. Ce sera Le Messie.

Aux premiers mots ils tressaillit: « Comfort ye », « Console-toi ! » On eût dit qu'ils étaient magiques, ces mots - mais non , ce n'étaient pas des mots, c'était une réponse donnée par Dieu, la voix d'un ange, qui, du haut des cieux, retentissait dans son cœur désolé: « Comfort ye » - comme elle résonnait, comme elle ranimait son âme affaiblie, cette parole féconde. Et à peine l'eut-il lue, à peine l'eut-il pesée, que déjà Haendel l'entendait transposée en musique, en notes chantantes, frémissantes, vibrantes, éclatantes. Oh ! joie, les portes étaient ouvertes, il sentait , il entendait de nouveau en musique !

(…)

 

Enfin au bout de vingt et un jours - chose inconcevable ! - le 14 septembre, l’œuvre était terminée. Le mot était devenu son, ce qui n'était qu'arides et froides paroles s'épanouissait à présent en une musique aux accents immortels. L'âme exaltée avait accompli ce miracle de la volonté comme autrefois le corps paralysé celui de la résurrection. Tout était écrit, composé, façonné, développé en mélodies et en envolées - seul un mot manquait encore, le dernier de l'ouvrage : Amen. Mais cet Amen, mais ces deux brèves syllabes, Haendel s'en emparait à présent pour en faire un édifice sonore montant jusqu'au ciel.

S'il est ainsi un mystère de l'Incarnation sans doute tient-il à ceci que Zweig parvint à saisir, presque à la dérobée : il tient à ce moment où le Verbe se métamorphose en musique - qui est l'Universel accompli. Le moment où la chair se fait Verbe. Je ne déteste pas que ce soit l'ouïe si subtilement juchée sur la ligne de partage entre souffle chair qui ouvre le portique de l'Universel.

Enfin, Moïse est homme de fondation ; Paul plutôt de transition. Il représentent les deux bornes apparemment contradictoires d'une universalité non pas fermée, sûrement pas statique, mais en marche, j'allais écrire en œuvre. A l'opposé du Christ qui n'est affecté en rien par le devenir et semble ne devoir accomplir que ce qui de toute éternité fut écrit - mais lui est divin ce qui est tout autre chose - ceux-ci apôtre - Απόστολος, envoyé au loin, ambassadeur - ou prophète - porte parole du divin - viennent de loin, d'ailleurs et à l'instar de nombreux saints catholiques ne furent pas toujours vertueux.

L'appel est détour, détournement ; retournement.

 

Période axiale ?

K Jaspers a cru repérer dans l'histoire humaines des phases qui seraient communes - universelles. Parmi elles, une rupture qui se serait située entre - 800 et -200 et engagerait autant Chine, Indes, Perse, Palestine et Grèce.

La nouveauté de cette époque, c’est que partout l’homme prend conscience de l’être dans sa totalité, de lui-même et de ses limites. Il fait l’expérience du monde redoutable et de sa propre impuissance. Il pose des questions essentielles et décisives et, devant l’abîme ouvert, il aspire à sa libération et à son salut. Tout en prenant conscience de ses limites, il se propose les buts les plus élevés. Il rencontre l’absolu dans la profondeur du sujet conscient et dans la clarté de la transcendance

Ce qui caractérise cette époque selon Jaspers :

Que ceci s'accompagnât d'instabilité tant idéologiques que politiques va de soi, comme toute innovation.

On peut toujours remettre en question ce découpage historique - on le fit d'ailleurs tant pour le principe que pour la datation précise. Elle a au moins le mérite de nous sortir de notre ethnocentrisme invétéré en repérant des lignes telluriques qui dépassent le sacro-saint bassin méditerranéen et le dialogue - souvent de sourds - entre l'Occident romain et l'Orient lui-même déjà divisé entre Athènes et Jérusalem.

Mais oui, on peut retenir - ce qu'en d'autres termes Bataille avait déjà énoncé - cette folle entreprise de ne pas renoncer et se soumettre ; de comprendre en dépit des freins et difficultés, de se bâtir espace sinon apaisé en tout cas protecteur face à un monde en plein chaos qu'il s'agisse de la furie des hommes ou du déchaînement des éléments. De se poser en face du monde comme ob-jet et d'en faire un pro-jet ce qui est, après tout, la caractéristique de la liberté.

Jaspers le dit avec précision : pour la première fois des hommes osèrent penser en ne s'appuyant que sur eux-mêmes, ne se contentant pas de répéter, au mieux de commenter, des textes sacrés. Mais le faire, c'était nécessairement s'arracher au local, prétendre le global nécessaire et le vouloir accessible ; c'était considérer qu'en dépit de ses particularités, soi et sa pensée comportaienttoujours part suffisamment commune à celle des autres hommes, une part universelle d'humanit pour être partagée.

Renan se sera trompé ; ce miracle n'a jamais été exclusivement grec.

Jaspers évoque un axe : tout tourne autour ? Plutôt que ligne de partage ? Sans doute : une ligne, même délicatement et parfois même sans s'en rendre compte, se franchit mais se le peut à revers tout aussi bien. Je ne sache pas d'élans qui se suscitent réactions, voire régression. Tel n'est pas le cas ici : le sol se fissure et ouvre un fossé qui nous sépare à jamais de nos terres d'origine ; le ciel se fend d'éclairs tonitruants … quelque chose s'est passé. Est passé qui ne reviendra plus.

Celui-ci s'est mis à penser ; presqu'en même temps que tel autre à des milliers de kilomètres. Ils ne se connaissent pas ; ne se connaîtront jamais. Ce n'est que bien plus tard qu'un tiers réalisera que quelque chose de décisif mais de commun se produisit et tel l'augure latin, de son bout de bois dessinera dans le ciel l'espace où se liront et lieront les signes du divin. On appelle ceci le temple : n'allez pas chercher plus loin pourquoi temps comme temple signifient d'abord découper. Lui aussi découpera : on parlera un jour d'ère chrétienne. Sépare-t-il plus qu'il ne lie ? Comment savoir ? La Renaissance ne se justifiera que de dépasser le Moyen-Age qui ne sera au reste moyen que pour son successeur. L'antiquité même tardive s'achèvera sans même s'en rendre compte : quelque chose d'elle se sera déjà insinué dans les bourrasques ombrageuses du Haut Moyen-Age.

Non décidément les lignes sont affaire de géomètres ; rêve d'ecclésiastes ; obsession d'analystes. Qui ne parviennent à penser qu'en distinguant, séparant. Nous avons appris depuis qu'il est bien des positions complexes, où ces notions de dedans et dehors n'ont pas de sens non plus que celles d'ouvert ou fermé ; que peut-être la position la plus intéressante est celle de qui est juché sur la ligne ; à la fois dedans et dehors. Il faudra bien un jour tenter cette synthèse d'injonctions contradictoires.

Mais Jaspers devait le savoir qui n'écrit pas axe pour rien : il est bien ce autour de quoi tout tourne comme si, de part et d'autre, n'étaient que figures inversées, symétriques.

Histoires de vicaires

Déjà évoqués ces substituts que sont images, symboles, mais mots aussi sont assurément creuset de cet universel, de la raison pour quoi nous le poursuivons inlassablement et sans doute l'objet même de la métaphysique.

C'est en tout cas ce qu'énonce M Serres :

Nommons métaphysique la discipline qui traite du groupe des concepts blancs. Des universaux. Du corps déprogrammé appareillent pagus, maison, objectifs; ensuite du relationnel: argent et signes, pour revenir en boucle vers le subjectif; alors individuel et entraîné, le corps repart, à son tour, pour d'autres externalisations, vers le temple, la place, le tribunal, collectif! vers tous métiers ou travaux, objectifs, vers le cognitif: symbole, apeiron... enfin vers la Liberté qui résume et reprend la boucle. Ainsi cette classe se structure en groupe. L'Incandescent

Concepts blancs, jokers, vicaires ou simplement abstraction !

Commençons par nous-mêmes : par notre propre nudité

Platon fort joliment raconte dans le Protagoras comment les dieux chargèrent Prométhée et Épiméthée d'attribuer à chaque vivant les facultés qui leur étaient nécessaires. Épiméthée voulut s'en occuper seul ; son frère y consentit. Mais l'imprudent à la fin de sa distribution s'aperçut que sa besace était vide et qu'il n'avait plus rien à offrir à l'homme. Le voyant ainsi dénué de tout, Prométhée lui confia connaissance et maîtrise du feu - un feu qu'il fallut bien dérober préalablement à Zeus. Car sans le feu la connaissance des arts serait impossible et inutile écrit Platon. Certes, à quoi bon la conaissance si l'on n'a pas les moyens de l'appliquer …

C'est un aspect de l'histoire que de considérer que c'est ainsi que commencent les rapports conflictuels entre l'homme et Zeus ; ce qui importe ici est simplement de considérer cette vacuité qui définit l'homme. J'aime à mettre en parallèle ce passage avec le récit de la Genèse 2, 19 : L'Éternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir vers l'homme, pour voir comment il les appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l'homme. 2.20 Et l'homme donna des noms à tout le bétail, aux oiseaux du ciel et à tous les animaux des champs; mais, pour l'homme, il ne trouva point d'aide semblable à lui. Le conflit n'était pas inévitable ni désiré. L'homme avait même toute sa place dans le dispositif de la Création dont il avait à être le gardien ; le jardinier.

Chez Platon l'homme a le savoir et bientôt les moyens de transformer la matière ; dans le Bible il est libre. J'y vois un lien. N'étant en rien déterminé par quelque faculté qu'il eût reçue et fût inscrite en ses gênes, parce que précisément il n'est rien, il peut tout être et devenir. Sa liberté s'entend de sa vacuité initiale. Ni Rousseau ni Marx n'auront dit le contraire : c'est l'adversité qui aura donné sa chance à l'homme, celle de se construire en même temps que sa place dans le monde. Sa vacuité fut sa force.

Ensuite nos œuvres :

Nous n'aurons cessé de procéder par substitutions successives. Dans nos rapports avec les dieux, progressivement pour satisfaire leurs courroux, nous substituerons aux femmes, enfants et ennemis immolés, quelque animal, qu'importe lesquels puis de simples représentations; d'inertes symboles. Le bouc émissaire ne parvient sans doute qu'à canaliser la violence mais déjà, en la symbolisant, il donne l'illusion de la pouvoir maîtriser. Violence et sacré écrivit Girard : oui, nos religions en naissent peut-être mais ce travail de substitution dit le long chemin de notre rapport au monde. Et le sacrifice de son fils demandé à Abraham, bientôt refusé, traduisait l'impératif apparemment contradictoire de la soumission et de la liberté au moins autant que le refus de tout rituel sanguinaire.

Qui sont ces dieux qui gouvernent nos rites et que le plus souvent nous craignons ou ce dieu que nous avons appris à aimer et tenté souvent d'oublier. Sont-ce des produits de notre imagination, le nom que nous donnons à nos passions ou à nos idées ou bien au contraire sont-ils les preuves péremptoires de ce monde qu'ils gouvernent ? Question de philosophe d'anthropologue ou d'historien. Je remarque seulement, avec Comte, qu'ils disent notre rapport au monde et la nécessité du sens ; qu'ils sont de moins en moins nombreux comme si, travail d'abstraction s'opérant, un Dieu unique, personnifié, mais interdit de toute représentation, était, à l'intersection du physique et de l'humain, le chemin qui nous reliait enfin à ce monde perdu et désenchanté.

Substitution encore, on l'a déjà souligné, dans nos langues et bientôt nos écritures. Entre nous et l'infinie variété des choses et des êtres, un nombre fini de mots. Certes assez imposant pour que nous soyons incapables de les connaître tous, nombre sans doute fluctuant tant sont nombreux ceux qui disparaissent et apparaissent ; évidemment différents d'une langue à l'autre, mais infiniment moins nombreux et distincts que les choses qu'ils désignent. La langue nous a appris à le penser et nous le savons depuis Platon au moins : la forme des mots n'a rien à voir avec les choses ; rien dans la chose n'impose de la nommer ainsi plutôt qu'autrement. Ils sont arbitraires même si personne n'en a décidé. Ce travail de substitution parviendra à son comble quand, inventant l'écriture nous mettrons au point des systèmes de codification d'à peine une trentaine de lettres. Elles-mêmes sont arbitraires qui ne renvoient à rien sinon à des sons et encore imparfaitement -. Ils indiquent pourtant combien l'essentiel se jouera désormais, non verticalement dans la relation à l'objet, mais horizontalement dans la relation aux autres lettres, ainsi que les signes avec les autres signes. Ce monde que nous avons inventé, tout de combinatoires entremêlées, énonce combien l'essentiel est dans la relation, le réseau ; la jointure. Dit en même temps le processus toujours renouvelé. Au début est peut-être le Verbe mais ce dernier est déjà une invite ! une tessère d'hospitalité. Une alliance. Ici encore, d'être à ce point abstraits, d'avoir été évidés de toute qualité et de se résumer à une forme idéale dont chaque objet serait la reproduction imparfaite - ce que le grec nomme idée ἰδέα - de ne donc ressembler à rien de concret pour pouvoir tout désigner, nos concepts comme nos écritures rendent notre liberté possible. Rien effectivement dans le mot ou l'idée ne me contraint de penser le monde de gauche ou de droite.

Cet évidement est notre chance, au même titre que notre absence de facultés innées : offerte ou inventée, qu'importe. Elles se répondent l'une l'autre. Encore faut-il insister sur le lien, sur l'hospitalité induite. Tout, dans nos concepts autant que dans nos mots est invite à invention et d'abord invention d'un rapport au monde.

Cette substitution se retrouve, mais je me demande parfois si ce n'est pas la même chose, dans l'invention de la mathématique comme langage pour les sciences. Je l'ai évoqué, déjà. Voici que pour des raisons de clarté, l'utilisation d'un symbole absolument neutre, totalement vide, va permettre de comprendre la diversité du monde. Ce qu'a de décisif la démonstration galiléenne tient précisément à cela : la cohérence de la mathématique est la même que la cohérence du monde ou si l'on préfère l'une conduit à l'autre. Cette hospitalité que j'évoquais est fondée : le lien existe. Il n'est pas seulement descendant comme cela s'observe dans la Révélation; il peut-être ascendant : de moi au monde le sentier tout escarpé soit-il existe. Chose extraordinaire - peut-être réside-t-il en ceci le miracle - cette mathématique qui ne dit rien, rien en tout cas sur le monde mais se cantonne seulement aux fonctions, opérations et relations, y conduit parfaitement. C'est de n'être rien que le symbole peut tout désigner.

Substitution enfin de tous les objets qui se peuvent échanger : l'argent. Équivalent général de toutes les marchandises écrivent les économistes. Le mot important est général ! J'aime assez qu'argent ait la même étymologie qu'argument : ce qui brille. Le voici érigé en aune commune ; en étalon. Il vient établir un rapport quantitatif entre des objets qui, en eux-mêmes n'ont aucun rapport, aucun point commun sinon le désir que nous aurions de les acquérir ou échanger. L'argent fait ce qu'Aristote nous avait enjoint de faire pour penser : faire abstraction c'est-à-dire exclure qualités et attributs accidentels. Nous le savons pour qu'il puisse circuler il est indispensable qu'il n'ait aucune valeur. Il est cet élément blanc dont parle Serres ou ce joker. Le substitut par excellence. Il vient établir dans les rapports que nous entretenons les uns avec les autres un lien commun mais en même temps un contrat : il nous faut bien avoir égale confiance en ce substitut faute de quoi le système entier s'effondrerait (cf banqueroute de Law) L'antagonisme que l'on retrouve dans le Nouveau Testament entre argent et divin s’entend de soi seul : il s'agit du même processus. Sauf à considérer que l'argent vise la relation horizontale à l'autre quand le divin vise celle, verticale au monde. Il n'est pas tout à fait faux de dire que celle-là aura lentement mais tellement éclipsé celle-ci que, seuls au monde nous auront saccagé celui-ci avec les désastres que l'on connaît aujourd'hui. Nul ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l'un, et aimera l'autre; ou il s'attachera à l'un, et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon. Mt, 6,24

Je ne sais si l'émergence de ces grandes religions à la période axiale, qu'évoque Jaspers, constituent en elles-mêmes une ultime révolution. Ce que je devine en tout cas c'est la synthèse qu'elles représentent toutes. L'ordre - dans les deux sens du terme : injonction et organisation - d'ajuster l'horizontal et le vertical. J'avais cru repérer que la relation au divin équivalait celle nécessaire au monde et s'entendait sous l'égide de la solidarité ; que la relation aux autres supposait confiance et s'entendait sous l'égide de la réciprocité. Et avait imaginé que la rencontre de ces deux lignes, leur synthèse ou si l'on préfère leur lien, pouvaient s'entendre sous l'aune du couple pesanteur/grâce. Je persévère.

On ne fera pas que le religieux n'accompagnât point une morale. Il en est même au fondement. C'est pour cette raison même que solidarité, réciprocité et pesanteur et grace ne sont pas des valeurs anodines. Mais des méta-valeurs. Ceci qui justifie toutes les autres valeurs.

Le religieux ne se contente pas seulement d'offrir clé de compréhension du monde : d'ailleurs à un moment ou à un autre celle-ci paraîtra pour ce qu'elle est - allégorique - et sera balayée par nos sciences si présomptueusement efficaces. Mais nos sciences n'ont ni âme ni cœur : elle ne s'attachent pas à ce qui devrait être mais à ce qui est ; pas à notre rapport au monde mais au monde seul.

Tel est au fond le sens du religieux et peut-être est-ce ici la raison de cette double signification possible du terme : religare ; relegere. Il a pour fonction de réunir ces deux lignes, ces deux synthèses et de leur donner couleur.

Tel est au fond le sens de  λόγος : recueil, rassemblement. Il est vraisemblable que  λόγος  et religieux disent la même invite. Aient la même tonalité. Je ne déteste pas que cette couleur soit celle du refus de toute violence. Soit celle de l'ἀγάπη.

Nous cherchions à donner un sens à l'Universel : le voici. Il est en réalité la conjonction de deux universaux ; leur intégrale.

Nous cherchions l'objet même de la métaphysique : penser, à partir de ces vicariances. Penser ces lignes et veiller à ce qu'elles ne s'entrechoquent pas ni ne sombrent sous le poids de leur abstraction, dans l'orgueilleux panégyrique d'elles-mêmes. Chacune de ces lignes, prise isolément, comprend, quand elle n'entend qu'elle-même, ses risques de heurts, de violence ; de guerres. Des guerres de religion aux guerres économiques. Des polémiques incessantes et des analyses critiques aussi stériles que dévastatrices qui donneraient presque envie s'il était possible, d'abandonner tout effort de pensée - j'étais parti de là, souvenons-nous en - aux concurrences cyniques qui s'érigent tellement en fins en soi qu'elles en viennent à saper leur propre fondement.

Je sais désormais pourquoi me blessent les Onfray et consorts : j'y devine haine et violence

 

suite

 

 

 

 


 


1) Actes des Apôtres chapitre §9  ; § 22, 6-11 ; 26, 12-19

Lettre aux Galates et 1 Lettre aux Corinthiens

« Frères, il faut que vous le sachiez, l'Évangile que je proclame n'est pas une invention humaine. Ce n'est pas non plus un homme qui me l'a transmis ou enseigné : mon Évangile vient d'une révélation de Jésus Christ. [...] Dieu m'avait mis à part dès le sein de ma mère, dans sa grâce il m'avait appelé, et, un jour, il a trouvé bon de mettre en moi la révélation de son Fils, pour que moi, je l'annonce parmi les nations païennes. » (Ga 1, 11-16).

« Avant tout, je vous ai transmis ceci, que j'ai moi-même reçu : le Christ est mort pour nos péchés conformément aux Écritures, et il a été mis au tombeau ; il est ressuscité le troisième jour conformément aux Écritures, et il est apparu à Pierre, puis aux Douze ; ensuite il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois - la plupart sont encore vivants, et quelques-uns sont morts - ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les Apôtres. Et en tout dernier lieu, il est même apparu à l'avorton que je suis. » (1 Co 15, 3-8).

 

2) Castoriadis Passion et connaissance » (1991) n. 14, p. 138, in « Fait et à faire », 1997.

 C’est sans doute dans cette conjonction et fécondation réciproque de la recherche théorique et de l’activité proprement politique (instituante) qu’il faut chercher la singularité de l’Occident, par opposition aux philosophies plus ou moins acosmiques, ou, en tous cas, apolitiques de l’Asie et aux institutions »démocratiques« mais »fermées« de certaines sociétés archaïques.